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Libertés

Procès de Greenpeace : la justice fait le lien entre militantisme et terrorisme

Des militants de l’association Greenpeace ont été condamnés à des peines de sursis ce jeudi 28 juin pour une intrusion non violente dans une centrale nucléaire. Arguant du « contexte terroriste », le procureur avait requis de la prison ferme, comme lors du procès fin février d’une précédente intrusion.

« Le soulagement est général », dit Yannick Rousselet, salarié de Greenpeace qui a passé la journée du jeudi 28 juin à l’austère tribunal de grande instance de Privas, en Ardèche. Il y attendait une décision de justice le concernant lui et de nombreux bénévoles de l’association. Ce jeudi, 19 militants ont été condamnés à quatre mois de prison avec sursis, dont certains assortis d’une mise à l’épreuve d’un an et demi, pour avoir mené une action de sensibilisation sur la sécurité des installations nucléaires françaises. « Bien sûr, l’idéal aurait été que personne ne soit condamné pour avoir seulement tiré une sonnette d’alarme », continue le défenseur de l’environnement. Mais la bonne nouvelle pour les militants comme pour lui, « c’est qu’aucune peine de prison ferme n’ait été prononcée ». L’organisation réfléchit à la possibilité de faire appel.

Les faits pour lesquels ils étaient jugés remontent au 28 novembre 2017. À 6 h du matin, 22 militants de l’ONG se sont introduits dans la centrale nucléaire de Cruas-Meysse, en Ardèche. Ils ont réussi à progresser jusqu’aux piscines de refroidissement des déchets, lieux « qui contiennent le plus de radioactivité » pour y peindre des traces de mains et tendre une banderole accusatrice. Motivée par un risque terroriste de plus en plus prégnant, l’association avait précisé sur son site web : « En cas d’attaque extérieure, si une piscine est endommagée et qu’elle perd son eau, le combustible n’est plus refroidi et c’est le début d’un accident nucléaire : de la radioactivité s’échappe massivement dans l’atmosphère, avec des conséquences radiologiques très graves. » Les militants n’ont été interpellés qu’une heure et demie plus tard, ce qui démontrerait, à les croire, la vulnérabilité de l’installation.

Action des militants de Greenpeace à la centrale nucléaire de Cruas-Meysse (Ardèche), en novembre 2017.

Ce jeudi, à Privas, les militants l’ont échappé belle. EDF, qui gère les centrales nucléaires, avait porté plainte immédiatement après l’intrusion dans la centrale de Cruas-Meysse, l’avocat de l’électricien réclamant une sanction « sévère » et le procureur de la République avait requis lors de l’audience du procès des peines de prison ferme. Ces réquisitions s’inscrivent dans un changement de paradigme général, amorcé par une précédente décision de justice rendue plus tôt cette année. Un nouveau symptôme de la criminalisation croissante des mouvements militants, y compris environnementalistes et non violents, notamment antinucléaires.

Le 27 février 2018 déjà, le tribunal de grande instance de Thionville (Moselle) avait en effet condamné deux autres militants de Greenpeace à deux mois de prison ferme, prévenus pour avoir participé à une intrusion similaire à Cattenom, en Moselle, quelques semaines avant l’action de Cruas. Une première nationale, alors que l’association organise des intrusions dans des centrales nucléaires depuis près de quinze ans. Les militants avaient fait appel de cette décision inédite et n’avaient pas été écroués.

Avec les peines de prison, « les militants vont probablement se poser la question différemment » 

Les actions de Greenpeace ont précédé de peu l’ouverture, en février 2018, d’une commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée nationale en bonne et due forme sur « la sécurité et la sûreté des installations nucléaires ». Les militants de l’association s’en attribuent le mérite et s’en félicitent. Le directeur général de Greenpeace France, Jean-François Julliard, n’estime pas que le boulot de l’organisation soit terminé pour autant : « Si demain le gouvernement est coopératif sur le nucléaire, par exemple si [la révision de la Programmation pluriannuelle de l’énergie prévue pour ce début d’été 2018] présente une volonté réelle de réduire la part du nucléaire dans l’électricité française, nous aurons moins besoin de mener des actions. À l’inverse, nous continuerons tant qu’il y aura un besoin d’alerter à un moment donné sur le risque nucléaire, pas pour le plaisir. »

Pour autant, quelque chose a changé depuis les deux procès de cette année, et a fortiori depuis ces décisions de justice. « Le risque d’emprisonnement a toujours été connu par les militants, qui sont conscients des enjeux. Pour Greenpeace, la pratique est placée sous le signe de la responsabilité individuelle », continue Jean-François Julliard, avant de reconnaître : « Maintenant qu’apparaissent réellement des peines de prison ferme, les militants vont probablement se poser la question différemment. »

Titouan Billon est l’un d’eux. Il a participé à l’intrusion de Cruas, et a appris ce 28 juin la décision du tribunal à son encontre. « Même du sursis, ce n’est pas rien, explique-t-il posément. Et la crainte de la prison ferme, c’est sûr que ça peut faire réfléchir les militants que nous sommes, individuellement. » Sur la question de la rotation des militants et des nouveaux qui prendraient la relève si besoin, Titouan dit : « Greenpeace, c’est beaucoup de personnes. C’est surtout plus que la somme de ses militants. » Les autres militants que Reporterre a tenté de joindre préfèrent ne pas s’exprimer, notamment sur la menace de peines de prison ferme.

Manifestation de soutien aux 22 militants de Greenpeace à Privas (Ardèche), le 17 mai.

Le jeune antinucléaire essaye surtout de changer de focale : « De toute manière, le discours [d’alerte sur la sécurité du parc nucléaire] est aujourd’hui porté par beaucoup d’autres associations et institutions. Greenpeace et les autres, c’est comme un thermomètre : on peut le casser, ça ne fait pas baisser la fièvre pour autant. Pour moi, dans cinq ans, ce procès sera un vague souvenir. Une catastrophe nucléaire, par contre, on s’en souviendra pendant des siècles. »

« Des ponts sont jetés entre terrorisme et militantisme, sans les confondre pour autant » 

Les ONG, EDF et l’État s’accordent sur les raisons de ce changement de paradigme : le risque terroriste s’accroît. En octobre 2017, juste avant les intrusions, Greenpeace rendait aux autorités un rapport détaillé à l’extrême sur les scénarios d’attaque terroriste sur l’un des 19 sites du parc nucléaire français, qui totalisent 58 réacteurs (un record mondial) et d’autant plus de risque de catastrophe. Une théorie qui ne relève pas tellement du fantasme. Tout récemment, le journal l’Express révélait de nouveaux éléments entre les mains de la section antiterroriste du parquet de Paris depuis des mois. Un français arrêté en Syrie et proche des organisateurs des attaques du Bataclan et du Stade de France, l’affirme : « Ce qui était visé [par les terroristes qui sont passés à l’acte à Bruxelles en 2016], c’était une centrale nucléaire française. Ils avaient prévu d’y aller en voiture et de faire exploser les voitures. »

Là où les défenseurs de l’environnement voient la nécessité de renforcer la sécurité du parc nucléaire existant, voire de réduire le nombre de centrales, le législateur et le ministère public estiment qu’une plus grande répression des agitateurs politiques est souhaitable. Me Alexandre Faro, l’avocat de Greenpeace depuis 25 ans, avance une hypothèse : « La trouille du risque terroriste permet à l’État de s’affranchir un peu des libertés fondamentales. Le glissement a commencé doucement dès [les attaques contre la rédaction de] Charlie Hebdo. Depuis, des ponts sont jetés entre terrorisme et militantisme, sans les confondre pour autant. »

C’est dans ce contexte post-attentats qu’a été votée la loi du 2 juin 2015 « relative au renforcement de la protection des installations civiles abritant des matières nucléaires ». Sur Internet, le Sénat précise : « C’est pour renforcer la protection [des centrales] face à la menace d’attaques terroristes et aux fréquentes intrusions, notamment de personnes morales type ONG, que [des députés] ont déposé [cette] proposition de loi. » Le texte prévoit des peines qui peuvent grimper jusqu’à sept ans de prison ferme. « Et l’emprisonnement, ça peut en refroidir certains », avance Me Faro. C’est cette loi qui sert de fondation juridique aux parquets de Thionville et de Privas pour requérir ces sanctions contre les militants de Greenpeace.

Lors de la dernière audience en date, le 17 mai, le discours du procureur de la République était double. D’abord « la désobéissance civile, c’est violer la loi ». Puis, plus tard : « Ça crée de la tension supplémentaire, dans le contexte du terrorisme. » Vous avez dit des ponts ?


EDF, l’avocat du groupe dans cette affaire, et le bureau du procureur du TGI de Privas n’ont pas répondu à nos sollicitations d’interview.

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