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Billet de blog 1 juillet 2018

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Hommage à Simone Veil : interview inédite

Retranscription intégrale de l'interview inédite d'une heure, réalisée en janvier 2008 pour notre film Je veux tout de la vie : la liberté selon Simone de Beauvoir (Réal. Pierre-Paul Séguin, LCP-AN, 2008). Simone Veil, bouleversante, répond à mes questions.

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ITV Simone Veil, janvier 2008, chez elle

00:45 : Oui, parce que, en ce qui concerne la condition féminine, j’ai été tellement marquée par ma mère que j’adorais, que je trouvais souvent qu’à l’époque en tout cas, les maris avaient des positions extraordinairement… je dirais pas répressives, mais [voulaient] s’approprier leurs femmes qui elles, étaient vraiment tenues, à la fois d’élever les enfants naturellement, mais aussi, souvent, de ne pas travailler, alors qu’elles auraient souhaité le faire, de ne pas prendre les décisions les plus importantes et… et en fait être considérées par les hommes d’une façon générale… d’une façon qui était beaucoup moins reconnue qu’aujourd’hui : c’était au fond des mères de familles, des épouses. Si je regarde mon père, il était un mari avant tout, et il aurait voulu avoir sa femme pour lui tout seul. Comme nous enfants, nous étions un peu de la même façon, il y avait… moi j’ai ressenti ça comme ça… comme très souvent, une espèce de conflit entre les enfants et les parents.

2:16 : J’ai été très marquée par maman, d’abord parce que je l’adorais, que je ne supportais pas d’être... séparée d’elle ; j’étais la plus petite, et toujours, chaque fois que je pouvais, longtemps, je restais sur ses genoux ; je lui donnais la main quand on était dans la rue ; enfin c’était… c’était la femme de ma vie. Et quand je vois comment ça s’est passé pour elle en déportation, comment elle s’est comportée… c’était une des rares, elle avait plus de 40 ans, 43 ans, une des rares mères qui était avec ses filles ; la plupart de mes camarades, leur mère avait été exterminée dès l’arrivée, elles n’étaient pas entrées dans le camp ; et toutes les femmes, toutes mes amies aujourd’hui, celles qui restent m’en parlent encore, en disant : Ta mère avait tellement de dignité, elle était formidable. Et quand je pense que malade comme tout, elle a résisté jusqu’à Bergen Belsen, presque jusqu’à la fin ; elle est morte un mois avant… mais elle était tellement… dans un tel état, que ça a presque été un soulagement pour moi de la… de la voir mourir. C’était une femme exceptionnelle, exceptionnelle ! Elle n’avait pas pu faire ce qu’elle souhaitait dans la vie ; ses enfants étaient beaucoup, beaucoup pour elle ; et, avant la guerre, où il  y avait très peu de services sociaux, et elle s’est très souvent occupée des enfants des [autres] ; à partir de 1929, où il y avait la crise, il y avait beaucoup de mères qui étaient seules, dans de grandes difficultés ; et puis ensuite, à Nice où nous habitions, il y a eu beaucoup de réfugiés venant d’Allemagne notamment, d’Autriche aussi, et qui ont raconté ce qui se passait, et elle a commencé aussi  à aider tous ces réfugiés qui arrivaient. Je me souviens par exemple que nous connaissions très bien une petite fille de Freud… Freud était parti en Angleterre, mais son fils était photographe à Nice et la fille habitait là ; et ma mère s’occupait beaucoup, enfin aimait beaucoup cette jeune femme, qui n’était pas encore en classe avec nous, ce n’était pas encore une jeune femme… et qui est morte d’une façon très triste. Donc elle était aussi active qu’elle le pouvait, mais en ayant toujours le souci d’être, pour son mari, très présente ; et quand nous avions la même chambre à Nice –  mes parents n’avaient pas [beaucoup d’argent] ; mon père architecte avait été très marqué par la crise de 29, c’était un grand architecte mais il ne construisait presque plus à la suite de ça, et nous étions les trois filles ensemble, dans la même chambre ; et maman le soir restait avec nous ; alors c’était une espèce de combat entre les trois filles : on disait Maman reste avec nous ; et mon père disait : Yvonne est-ce que tu viens te coucher ? ; ça m’est resté comme une chose très triste, ce qui fait que ma sœur – j’ai encore une soeur plus âgée que moi, que je vois très souvent tous les dimanches, nous parlons beaucoup de la famille naturellement – elle est moins sévère avec mon père, elle s’est mieux entendue avec lui mais c’est vrai que moi, j’étais très partiale ; maman occupait ma vie.

5:25 : Oui beaucoup, beaucoup, ça je dois le dire. Faire des études, c’est vraiment maman qui m’a inculqué ça, absolument. Absolument. Ca a été sa recommandation vis à vis de ses trois filles ; [elle avait eu] trois filles et un garçon, et mon frère n’est pas rentré de déportation, mais pour les trois autres, dès que nous sommes… nous avons toutes les trois été déportées, l’une comme résistante et les deux autres comme juives ; mais toutes les trois, nous étions absolument décidées à travailler, et moi la seule chose… quand j’étais au camp, je ne pensais jamais à ça, parce que je pensais qu’on ne rentrerait pas… mais une fois qu’on a été libérées… on est restées assez longtemps à Bergen Belsen, avec ma soeur aînée qui était d’ailleurs très malade… et même après la Libération… la chose à laquelle je pensais, à laquelle j’avais pas eu intérêt à penser jusque-là, c’est que… j’avais passé mon bachot la veille du jour où j’avais été arrétée et je ne savais pas du tout si j’étais reçue ou pas… et je me disais : Si je suis reçue, j’aurais le courage de faire des études. Si je ne suis pas reçue et qu’il faut que je retourne au lycée, que je prépare le bachot, ça je ne suis pas sûre que je pourrais. Je n’avais jamais eu de crayon, ni de livre au camp… enfin, on avait tellement l’impression qu’on avait perdu intellectuellement, que ça serait difficile… mais c’était tout de même la chose à laquelle je tenais, et je dois dire… bon, je suis rentré fin mai de Bergen Belsen. Puis je suis partie me reposer en Suisse, quelques semaines, dont je garde d’ailleurs un très mauvais souvenir parce que les Suisses n’avaient absolument rien compris à ce qui se passait en France, du fait que nous étions… ils voulaient nous faire étudier, alors que moi j’étais la plus jeune, je n’avais à pas tout à fait 18 ans, mais il y avait des femmes qui avaient été de grandes résistantes, qui étaient plus âgées… et donc on voulait nous donner des cours d’anglais, enfin c’était tout à fait… une formation… Mais dès que je suis rentrée, au mois de septembre, ou au mois d’octobre, je me suis tout de suite renseignée pour m’inscrire… Alors j’ai eu quelques difficultés parce que, à l’époque, je crois que c’est intéressant de le souligner, quand on voulait s’inscrire… j’ai voulu m’inscrire au droit, ça c’était tout à fait décidé… je voulais être avocate et j’ai voulu aussi…  je voulais être très occupée… je me suis dit : Oh je vais m’inscrire  à Sciences Po. Et quand je suis arrivée, on m’a dit : Ah mais c’est très ennuyeux, parce qu’il y a un examen pour les filles. Il n’y en a pas pour les garçons, mais il y en a un pour les filles. Parce qu’il y a trop de filles qui font Sciences po pour trouver des maris. Mais enfin ils ont fait une exception pour moi, parce qu’ils trouvaient que… [inaudible]. C’était pas tellement indispensable et je suis entrée quand même à Sciences po. C’était très très très important [pour moi]… et je crois pour mes deux sœurs. Elles ont tout de suite fait des études, et pensaient qu’il fallait avoir une vraie profession et ça c’est maman qui nous l’avait inculquée.

8:17 : Mais il n’est pas tout de suite très brillant. Car en fait nous nous sommes mariés très jeunes. Je suis rentrée de déportation… c’était ... fin mai ... 45, 44, 45… je ne sais plus tout d’un coup… 45. Et... à ce moment-là, je vais donc… je commence mes cours… et je rencontre très vite mon mari à Sciences Po… enfin, au bout de quelques mois… et nous nous sommes mariés très vite. Donc on était loin d’être en situation d’avoir terminé nos études et de pouvoir travailler. Mon mari a eu la chance de pouvoir entrer dans un cabinet ministériel, grâce à mon maître de conférences de Sciences po. On lui laissait en même temps le temps de poursuivre ses études ; et puis comme nous faisions les mêmes études, ça me permettait aussi de lui fournir un certain nombre de… enfin de suivre les cours pour lui ; et nous travaillions ensemble. Enfin on s’est mariés très jeunes, on avait 19 et 20 ans ; et on a eu donc plusieurs années avant d’avoir une vraie profession… l’un et l’autre… enfin au moment, où justement j’ai dit que je voulais… J’avais passé les même examens que mon mari sauf que je n’étais pas énarque, mais  je voulais être avocat… Il m’a dit : Avocat, c’est un métier épouvantable, il n’en est pas question ! Je raconte ça maintenant alors que nos deux fils sont l’un et l’autre avocat, et moi je… c’était vraiment le métier que j’avais envie de faire… Je suis très contente que mes fils soient avocats aujourd’hui… Alors on a fini par transiger, et il a accepté que je devienne magistrat… c’était plus convenable, c’était bien. Mais enfin, ça ne lui plaisait pas beaucoup, pas du tout même, que je travaille, il aurait aimé avoir une femme comme était sa mère, à la maison. Mais là, jamais j’aurais transigé. Ca c’était vraiment pour moi… ça avait toujours été entendu… nous avions fait toutes nos études ensemble… je lui avais même souvent… [j’avais] suivi des cours qu’il ne pouvait pas suivre, pour pouvoir lui donner… et là j’aurais jamais… jamais je n’aurais transigé.

10:39 : “Il n’y a qu’un travail autonome qui puisse assurer à la femme, une authentique autonomie” [Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe ; S. Veil lit ce texte, qu'elle a choisi]. Alors bon, je pose la question : est-ce que le métier de magistrat est un métier autonome ? Pour moi oui, tout à fait. Je crois que beaucoup d’activités le sont, alors si  [il s’agit d’être] autonome par rapport à son mari ou son compagnon…  [Mais] est-ce qu’[être] autonome [ca n’est pas]  d’[être] maître de pouvoir quitter son travail et ensuite de faire autre chose ?...  Je crois que ça limite terriblement les possibilités pour les femmes de travailler… Je crois qu’il faut au contraire, à mon sens, que les femmes puissent avoir les activités les plus diverses qui soient, selon leurs aptitudes, leurs goûts, leurs envies ; je dirais que même l’autonomie, il y a des femmes qui n’en ont pas envie, elle n’en ont pas envie en tant que tel, elles ont envie en tant que femme, mais pas nécessairement par le travail ; et je crois que ça c’est un peu un point de vue d’intellectuel... Mais il n’y a pas tellement d’activités vous savez… les femmes, si elles devaient toujours être autonomes, je ne sais pas ce qu’elles [pourraient] trouver comme situation… Prenez la plupart… d’abord dans la fonction publique bien sûr, on garde une certaine indépendance, mais en même temps, on est obligé d’obéir à… enfin il y a un certain nombre de règles précises et un travail à faire…  mais dans… pour toutes les femmes qui travaillent dans des usines, qui travaillent... on ne peut pas parler d’autonomie.

12:40 : Quand Le Deuxième sexe est publié, je crois qu’une grande majorité de femmes…  l’accepte [ ?]…  enfin, on est très intéressées ; et en quelque sorte ça les conforte. Ca les conforte, et ça leur donne… ça leur donne le sentiment que quelqu’un a exprimé ce qu’elles ressentent elles-mêmes… ce qu’elles ne sont pas arrivées pas à exprimer. Il y a sans doute une ambiguïté d’ailleurs… ou en tout cas l’ambiguïté naît ensuite. Il y a une ambiguïté [parce qu’on ne sait si] Simone De Beauvoir esquisse un devenir pour la femme, différent de celui des hommes, ou bien si, au contraire, elle cherche une voie qui rendrait hommes et femmes similaires… Je dis ça parce que quand on voit aujourd’hui les gens qui parlent d’elle, et qu’on les connaît, on voit très bien qu’il y a des opinions tout à fait différentes sur ce point. Moi j’ai été très sensible au Deuxième sexe ; j’ai été très sensible à tout ce qu’elle a dit, à cette époque-là, à ce propos. Mais ... de plus en plus, j’ai pensé que… je pense encore plus aujourd’hui d’ailleurs que… que les femmes tiennent à leur spécificité… je ne crois pas du tout, aujourd’hui… mais c’était peut-être… on avait peut-être besoin de passer par cette étape…  je crois qu’aujourd’hui les femmes, elles veulent être elles-mêmes… qu’elles se sentent souvent différentes, avec des envies différentes, avec des goûts différents, avec une vision de la société qui est peut être souvent beaucoup plus proche des réalités… ne serait-ce d’ailleurs que parce que, pour la plupart, elles sont plus proches de leurs enfants, plus proches de la vie. Moi quand je vois la vie que j’ai menée et je… parce que cette génération, enfin, [je suis]quelqu’un qui a été très touché par ce qui a été dit à l’époque... je suis beaucoup, beaucoup plus intégrée dans la vie… les hommes quand ils ont eu… les hommes de cette génération quand ils ont eu des responsabilités ou même d’ailleurs quand ils en avaient peu, ils rentraient à la maison… moi je me souviens très bien de cette période quand mes enfants étaient petits, je voyais… il y avaient beaucoup d’hommes, ils n’avaient qu’une idée, ils voulaient rester tard et n’arrivaient que quand le bain des enfants était pris, ou quand ils étaient couchés… alors qu’aujourd’hui les jeunes pères, ils sont, moi quand je vois mes petits-enfants, ils sont des pères formidables, même quand ils travaillent beaucoup, quand ils ont des responsabilités importantes… leurs enfants comptent beaucoup, beaucoup plus, la famille est plus resserrée, ce qui est d’ailleurs… je note ça en France car je crois que c’est une particularité de la France… la famille est très, très forte. Je crois que c’est une des forces de la France aujourd’hui, d’avoir ces familles fortes, unies, en dépit… je sais très bien que, ne serait-ce que par ma propre famille, il y a beaucoup de remariages, mais que, en général, notamment pour les enfants, ça se passe… ça se passe bien… et que tous ces enfants qui peuvent vivre ensemble, tantôt avec le père, tantôt avec la mère, ce qui évidemment n’est pas idéal, mais c’est comme ça, il faut le prendre comme c’est. Tous ces enfants quand ils sont seulement demi-frères ou demi-soeurs s’entendent très bien… La famille est très forte. On le voit d’ailleurs avec le constat qu’on a fait cette année : le taux de natalité en France, qui, je crois, a même dépassé celui de l’Irlande, alors que l’Irlande paraissait le cap qu’on ne franchirait jamais. Il y a vraiment un taux de natalité qui permet le renouvellement des générations, tout à fait exceptionnel, exceptionnel en Europe, si on compare avec les Polonais, qui nous font toujours la morale, sur ces questions, sur l’avortement, sur un certain nombre de choses. Et bien leur taux de natalité est extrêmement bas, en réalité parce que la vie est difficile, mais quand on voit leur taux de natalité très bas alors qu’en même temps ils ont une loi sur l’IVG qui est extrêmement strict, puisqu’il y a même eu des recours devant la Cour européenne des droits de l’homme sur ces questions, Cour européenne qui souvent estime ne pas être compétente et que ce sont des questions nationales, mais enfin il y a tout de même des cas dans lesquels elle s’est prononcée... C’est très intéressant de voir qu’en France [où l’IVG est autorisé, encadré, remboursé], le taux de natalité est important, et que la famille est très solide.

17:30 : D’ailleurs la loi [anti-avortement] qui voue à la mort, à la stérilité, à la maladie, quantité de jeunes femmes est totalement impuissante à assurer un accroissement de la natalité. Un point sur lequel s’accordent partisans et ennemis de l’avortement légal, c’est le radical échec de la répression. Il y aurait eu en France 500 000 avortements par an aux environs de 1933 ; une statistique citée par le docteur Roy, dressée en 1938, estime le nombre à un million. En 1941, le docteur Aubertin de Bordeaux hésite entre 800 000 et un million, c’est ce dernier chiffre qui semble le plus proche de la vérité ; dans un article de Combats, daté de 1948, le docteur Desplats y fait allusion. Du fait que l’opération s’effectue souvent dans des conditions désastreuses, beaucoup d’avortements, se terminent par la mort de l’avortée.

1:12 : Je crois qu’il faut d’abord souligner, qu’en France, avec la loi de 1920 qui intervient juste après la première guerre mondiale, qui a été catastrophique sur le plan de la natalité, cette loi de 1920 est extrêmement stricte, tant en ce qui concerne tout conseil sur la contraception, puisque les médecins pouvaient être poursuivis simplement s’ils donnaient des indications sur les moments où il pouvait y avoir des relations sexuelles, enfin n’importe quel conseil d’un médecin pouvait être poursuivi, qu’en ce qui concerne l’avortement. Le texte est extrêmement rigoureux. La loi a été revue et pendant l’occupation, la situation était encore plus difficile, certains juges d’instructions harcelaient les médecins et essayaient de les faire condamner ; une femme a été guillotinée dans la cour de la Roquette… il y a d’ailleurs un film qui a été fait, un très beau film qui a été fait là-dessus (Une affaire de femme, de Claude Chabrol)… parce que elle avait commis des avortements… c’est vraiment… c’est abominable. Un très beau film a parlé de ça, avec Isabelle Huppert. Je crois que tout le monde, tout ceux qui [ont vécu ça] s’en souviennent ; moi je travaillais à l’administration pénitentiaire et certaines des surveillantes m’ont raconté comment ça s’était passé et que c’était, c’était abominable. Avant la loi sur l’IVG, moi j’étais encore magistrat, avant que la loi sur l’IVG ne soit votée, c’était un problème permanent, les jeunes femmes entre elles se donnaient des adresses, parlaient mais pas seulement d’ailleurs dans ces milieux, dans tous les milieux. Et j’ai le souvenir comme ça d’une voisine, son mari était vice-président du sénat ou sénateur, enfin était très très… quand la loi a été discutée, il a été très grossier, enfin, il a fait partie de ces personnes qui ont été très grossières. Et ma voisine en était tellement malade, d’autant qu’elle m’avait demandé si je n’avais pas une adresse pour savoir où la personne qui travaillait chez elle, pouvait se faire avorter ; [c’était] avant que la loi, je lui avais dit : Moi je n’en ai pas, ce qui était vrai, moi je n’avais pas d’adresse. Mais c’était extraordinaire : elle était tellement furieuse contre son mari, qu’elle m’a envoyé des fleurs pour excuser son mari d’avoir eu ces mots [grossiers  à mon encontre]. Il y avait donc vraiment entre les hommes et les femmes sur ce point, de très très grandes divergences. Et c’est une… une vieille affaire, c’est une chose… et quand on lit les…  des livres de… enfin sur les questions de… même de contraception, enfin… de contraception complètement différente et d’avortement se posaient déjà du temps de Cicéron et de… on trouve des articles sur ces questions. Donc c’est pas du tout des questions neuves, ça a toujours été quelque choses de dramatique… parce que quand une femme pour des raisons diverses, ne peut pas, on peut dire : ne peut pas, est prête à accepter la mort, n’importe quoi pour se faire avorter, soit parce que c’est un enfant adultérin, soit parce qu’elle n’est pas marié… et pendant très longtemps en France, le fait pour une jeune femme d’attendre un enfant sans être mariée était catastrophique… Je me souviens que, je crois que c’est Lucien Neuwirth qui a fait passer le texte sur la contraception dans des conditions d’ailleurs très difficiles, c’était en 67 et pourtant ça a été très difficile, il a été… pas autant injurié que moi mais presque, presque autant… mais c’est un homme très, très courageux, il a fait une guerre formidable, moi j’ai découvert ça récemment, c’est un homme exceptionnel [Lucien Neuwirth, 1924-2013, résistant de la première heure, puis engagé dans les FFL en 42] mais ça a été très difficile, il a été injurié. Quand une femme attend un enfant, qu’elle ne peut pas dans sa famille, dire que sans être mariée, elle avait eu un enfant, c’était très difficile encore à l’époque, les convenances, bon maintenant ça n’a plus trop d’importance, des quantités de couples ne sont pas mariés… beaucoup de femmes choisissent d’avoir un enfant seules, elles ne veulent même pas d’ailleurs [parfois] que le père éventuellement le sache, et donc la situation est tout à fait, tout à fait différente de ce qu’elle était, de ce qu’elle était à l’époque. Elle était, elle était dramatique, ce qui fait qu’on assistait à des avortements nombreux, et souvent très mal faits… en général les médecins qui acceptaient de le faire étaient des médecins assez chics plutôt, mais enfin il y en avait quelque uns qui le faisaient… j’ai parlé de Bernard Pons, par exemple… je ne sais pas si il faisait des avortements mais en tout cas, il soignait les femmes qui elles l’avaient fait… je crois que dans certains cas il les aidait… Ca a été tout de même un très grand soulagement, il y avait au moins trois cent femmes qui mourraient avant le vote de la loi et s’ajoutent à celles qui mouraient, toutes celles qui restaient stériles ou qui restaient tout de même très lourdement handicapées avec des suites très difficiles. C’était donc une nécessité et c’était une situation très injuste parce qu’au fond, à cette époque-là, toutes les femmes qui avaient pour une raison ou une autre décidé de ne pas aller jusqu’au bout d’une grossesse, se rendaient très facilement à l’étranger, en Angleterre, où ça se faisait très facilement, aux Pays-Bas, éventuellement en Suisse, avec des adresses où elles le faisaient dans des conditions, qui étaient tout à fait convenables, sans prendre de risques pour leur vie. Alors que beaucoup… la plupart des femmes, n’ayant aucune adresse, c’était ce qu’on appelait les faiseuses d’anges, et ces faiseuses d’anges, très souvent, laissaient ces femmes dans un état affreux. J’ai participé à des congrès de gynécologues, encore cette année, et paradoxalement quand je vais dans ces, dans ces réunions de gynécologues, je suis absolument la personne, qui leur a le plus changé la vie dans un bon sens. Ils disent : Nous étions internes – ceux qui sont professeurs, étaient souvent internes –  ils me disent : C’était catastrophique, on voyait arriver des femmes, on ne pouvait rien faire pour elle, on pouvait pas les aider, c’était trop tard. Ils me disent : Nous ne vivons plus ça, ça n’existe plus et vraiment on vous en est très reconnaissants. Ce qui fait que deux années de suite, j’ai été comme ça, fêtée par les gynécologues. Je trouve ça tout à fait extraordinaire d’ailleurs, parce que jamais je n’aurais pensé… ça a mis du temps à ce que… il a fallu passer des générations.

7:48 : Ah  bah je pense, qu’à l’époque ça a été important. A l’époque, parce que, en définitif...

Oui je crois que le Manifeste des 343 salopes a été une chose importante, parce que l’opinion a été émue. Je crois que beaucoup de gens pensaient qu’il fallait changer la loi, mais au fond, on n’osait pas. Le fait que, parmi ces femmes, il y en avait qui étaient connues, qui avaient très bonne réputation… on a beaucoup dit qu’un certain nombre avait affirmé s’être fait avortées ce qui n’est certainement pas vrai. Mais c’était important et ça marquait l’opinion, parce que tous les journaux en ont fait état et que ça mettait le problème sur le tapis. Ce qui naturellement a joué aussi ensuite [ce fut] le procès de Bobigny avec Gisèle Halimi : c’était une situation aussi horriblement triste parce que la jeune femme concernée était très jeune et elle avait été dénoncée, je crois, enfin sa mère la soutenait, et donc ce procès s’est heureusement bien terminé. Il faut dire que déjà à l’époque, les parquets avaient eu plus ou moins des consignes de ne pas réclamer de peines trop fortes… mais enfin, moi je me souviens très bien de juges d’instruction qui étaient épouvantables au contraire, voilà. Donc il y a eu un premier texte du garde des sceaux, Jean Taittinger, maire de Reims mais c’était un texte très restrictif… très restrictif puisque ce qu’il prévoyait, c’était un certain nombre de situations dans lesquelles la femme pouvait être autorisée, mais il fallait passer devant des commissions, il fallait pouvoir prouver qu’on ne pouvait pas suivre une grossesse sans risque, ou bien que c’était un inceste… enfin il y avait un certain nombre de possibilités de ce genre, et donc on pouvait penser que le texte n’aurait pas beaucoup d’effets. Il a été renvoyé devant la commission compétente à l’Assemblée nationale, c’était déjà très courageux de la part de Jean Taittinger –  d’autant que le Président de la République l’avait soutenu mais pas plus que ça, il n’était pas très favorable à ce texte et voulait qu’on ait un texte qui soit assez restrictif. Puis le président Pompidou est mort, il a été remplacé par Valérie Giscard d’Estaing ; et pendant sa campagne électorale Valérie Giscard d’Estaing a dit : Il y aura un texte sur l’avortement, il faut absolument prendre des mesures, on ne peut pas continuer comme ça. Et je crois que ce qui a marqué ses intentions à lui, ce qui a été important, c’est qu’il a déjudiciarisé le texte lui-même, c’est-à-dire qu’au lieu d’en charger le Garde des Sceaux qui était Jean Lecanuet, ce qui avait toujours été le cas, c’était toujours le Garde des Sceaux qui regardait ces questions-là, c’est le ministre de la santé que j’étais qui était chargé de ce texte. Je me suis d’ailleurs demandé parfois s’il n’avait pas déjà en me nommant,  alors que je ne faisais pas de politique, l’idée de me charger de le faire. Mais c’était très différent que ce soit un texte [portant sur] les questions médicales et non pas... Alors il m’a laissé une très, très grande liberté. Naturellement j’en discutais, car c’était important, j’en discutais avec son cabinet à l’Élysée, et le principe qui me paraissait très important, c’était que ce soit la femme qui décide. Donc d’une part qu’il n’y ait pas de commission pour décider pour elle, et que d’autre part il n’y ait pas non plus le père putatif de l’enfant, qu’elle pouvait connaître ou pas connaître, [qui décide pour elle] que ce fût une décision qui lui appartenait. En même temps on avait une majorité qui était une majorité de droite, il fallait bien arriver à les faire voter, il fallait qu’il y ait tout de même quelque chose qui montre que ce n’était pas un acte désinvolte et que c’était parce que la femme ne pouvait pas assumer cette responsabilité [d’avoir un enfant]. On a fini par trouver ce mot de « détresse », qu’elle était en situation de détresse, qui justifiait, mais sans avoir à prouver quoi que ce soit ; c’était son affirmation qui comptait ; et puis [ce qui importait] aussi à l’époque, ça a été changé, [c’était] de ne pas avoir des délais trop longs ; en Angleterre, les délais pour l’avortement sont très très longs et beaucoup trop longs… d’autant que maintenant beaucoup d’enfants naissent très prématurés et vivent très bien ; et surtout, de faire en sorte que la femme puisse… puisse vraiment avoir réfléchi… elle devait donc voir un médecin, des services sociaux éventuellement, et puis ensuite se décider, si elle était décidée ;  mais bon, on ne voulait pas que les délais soient trop… soient trop grands… Voilà qu’elle a été l’esprit de la loi. Elle a été un peu changée mais pas tellement. Et on avait aussi dit, pour rassurer toujours la droite, qu’on reverrait la loi cinq ans plus tard. Si bien que ce fut finalement Monique Pelletier, qui m’avait remplacée, qui a fait passer la loi.

13:32 : Ah bah c’était beaucoup plus que de l’ouverture parce que c’est elle [la gauche] qui a été vraiment le renfort de la loi, qui a voté la loi. Heureusement à un moment, j’ai eu très peur c’est pour ça que j’ai fait très attention, et notamment lorsqu’on a commencé à parler d’un droit de la femme. Je me suis dit : si on parle de droit de la femme, c’est fini, jamais la droite ne votera ça. Même quand les intéressés n’y sont pas hostiles, ils n’oseront pas à cause de leurs électeurs. Il y avait à l’époque une très grande hypocrisie. Moi je me souviens, il y a eu un moment très difficile parce que j’ai beaucoup... c’était [Gaston] Defferre qui était le leader socialiste qui orientait en quelque sorte le débat du côté des socialistes, les communistes avaient dit qu’ils voteraient tout progrès donc ça on était sûr, ils étaient assez nombreux encore à l’époque, mais les socialistes voulaient y mettre des conditions. J’ai évoqué, ce que je trouvais normal d’ailleurs, la possibilité qu’il y ait une clause de conscience, non seulement pour les médecins qui pourraient être appelés à pratiquer des avortements, [mais aussi pour] les établissements religieux ; donc on a eu un amendement sur les établissements religieux, [à propos] desquels on avait pris un engagement vis à vis de l’Eglise. Vous savez, l’Eglise avait demandé vraiment très peu de choses ; elle avait juste… elle s’était juste intéressée à la clause de conscience – qui est tout à fait extraordinaire, ça n’arriverait plus maintenant je crois. Et Deferre a demandé une suspension de séance ; nous avons parlé ensemble et il a compris tout à fait quelle était la situation, et que effectivement, c’était tout de même assez normal de la part des établissements religieux de ne pas vouloir [pratiquer des avortements]. Je dis ça, alors que j’avais su tout de même par certaines lettres qu’il y avait quelquefois des petites religieuses qui voyaient arriver des situations très dramatiques et qui les prenaient en charge sans rien dire ou même quelquefois, des prêtres qui sans pratiquer n’hésitaient pas à aussi informer des femmes, voilà. Mais... et surtout ce qui a été important pour moi, je veux dire pour le vote de la loi… à un moment nous avons été très très inquiets, je me demandais… la loi était très, très raide, très dure… ce qui m’a servi, je dirais, ce sont deux choses tout à fait différentes.

L’une, c’est l’intervention d’un député qui ne s’est pas rendu compte… et a évoqué, a dit que je faisais comme tous les embryons qui avaient été jetés dans les fours crématoires… donc m’accusant presque d’en être responsable… et sans savoir que j’avais été déportée… et que mes parents étaient morts en déportation… Alors il y a eu un tollé à ce moment-là et il est venu s’excuser.

Et puis par ailleurs, une voix beaucoup plus claire, généreuse comme était le personnage qui était [ ?], compagnon de la libération, catholique, mais catholique dans la majorité de droite mais très centriste, très ouvert, et qui a dit : Moi bien sûr, dans ma famille s’il y avait une situation difficile, j’assumerais, je prendrais l’enfant, mais entre ma foi, ma rigueur et la prise en charge de certaines difficultés, de certaines douleurs, je choisis le dernier choix. Et il a voté pour la loi.

Et ça c’était très, très important parce que c’était, c’était une figure, une grande figure.

17:31 : Vous savez, moi j’étais magistrat et c’était un dossier dont on parlait depuis très très longtemps ; on  savait très bien, que d’abord certains médecins étaient vraiment… ne pouvaient guère plus exercer depuis très longtemps, qu’il y avait énormément de situations très difficiles ; et je peux dire qu’il y avait à la Direction des Affaires criminelles, puisque c’est elle jusque-là qui s’en était chargée, un certain magistrat qui systématiquement quand il y avait un nouveau Garde des Sceaux, lui envoyait un dossier sur la question en lui disant : Il faudrait faire une loi, parce que ca n’est plus possible, on ne peut pas accepter même que certaines femmes aillent très facilement à l’étranger, qu’il y ait autant de morts chaque année, et de ne rien faire. Donc ce dossier, il l’avait toujours, je me souviens très bien de ce magistrat. Et, puisque c’était par le ministère de la justice, que ça passait, et que le ministère de la santé ne se sentait pas concerné. Ce qui a changé je crois, c’est un peu le point de vue de Michel  Poniatowski. Michel Poniatowski était, a été ministre de la santé, et très ami de Giscard, lui en a tout de suite parlé en disant : Il faut faire un texte. Et à moi, quand j’ai pris mes fonctions, il m’a dit : Vous savez, ici on ne va pas très vite, un jour vous arriverez, et puis il y aura une [ ?] sur votre bureau pour vous provoquer, vous obliger à faire un texte, il faut s’en occuper tout de suite ; donc ça a été pratiquement, en dehors d’un ou deux textes qui étaient prêts, il y avait un texte pour les personnes âgées dont la situation était très difficile, très en retard, et puis il y avait surtout, il y avait surtout ce texte, enfin, qu’il fallait faire. On a été aussi aidés par le fait que déjà [il y avait eu] la contraception, on avait appris un peu la leçon de la contraception et de ce qu’avait subi Lucien Neuwirth… enfin il en avait vu d’autres dans sa vie. C’est un homme tout à fait, tout à fait exceptionnel, ce qu’on ne sait pas.

19:47 : “On ne nait pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société, la femelle humaine. C’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin.” [Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe. Simone Veil lit cette phrase].

Alors cette phrase, elle m’a beaucoup inspirée au moment, au moment où cette phrase a été [publiée], elle m’a beaucoup inspirée au moment où on l’a lu… c’était intéressant pour les jeunes femmes de ma génération, tout d’un coup de se sentir confortées dans la société, sans qu’on puisse faire de différence entre les envies, les possibilités, nos capacités… et de se dire que nous avions devant nous un long chemin à parcourir et qui serait gratifiant… et aujourd’hui je dois dire moi : très vite, très vite je me suis sentie trop femme pour entrer dans ce jeu, c’est-à-dire que je veux être différente des hommes depuis longtemps, je trouve que nous ne réagissons pas de la même façon et je trouve que c’est une richesse pour la société d’avoir des hommes et des femmes, à condition naturellement que les femmes puissent avoir les mêmes droits... les mêmes possibilités, avoir accès à tout, ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque, il y avait encore beaucoup d’entorses, beaucoup de difficultés pour les femmes, dans un certain nombre de concours, pour un certain nombre de concours, pour arriver… et surtout en pratique… et là,  on n’est pas encore au bout de nos peines, dans tout ce qui est, dans tout ce que sont les avancements, les promotions, la présence même dans certaines entreprises… c’est toujours un combat pour les femmes, ça n’a pas beaucoup… ça a évolué un peu.

Mais je voudrais souligner à quel point la France est en retard dans ce domaine. La France est très en retard, elle est vraiment…. Pour ce qui concerne le vote des femmes, il est intervenu très tard… je crois que la Nouvelle Zélande a été le premier des pays où les femmes ont pu voter, c’était avant la guerre de 14 et nous [seulement] en 1944. Enfin c’est vraiment… on est ridicules ! De même d’ailleurs, des quantités de professions leur sont restées interdites pendant, pendant très longtemps. Donc ... pour ma part, je pense que, ce qui a, à ce moment-là, était dit par Simone De Beauvoir, ne nous a pas en définitive amenés… amenés très loin… [phrase obscure]. A partir du moment où on explique que tout est pareil, on dit : oui très bien mais si c’est pareil pourquoi avoir des femmes et des hommes ; moi j’estime aujourd’hui, quand je fais campagne pour des femmes, quand je soutiens des femmes, parce que moi j’ai été tellement privilégiée, que je me sens comme femme, que par le fait d’être femme, que je me sens absolument obligée de défendre les femmes, même quelquefois peut-être de façon, de façon injuste… mais parce que je pense que les femmes sont différentes, qu’elles apportent quelque chose de différent à la société. Et que notamment en ce qui concerne le Parlement, il faut qu’il y ait un nombre de femmes qui soit décent, ce qui n’est pas le cas, en dépit de la loi sur la parité. Tous les partis politiques s’occupent de la tourner, on a énormément de mal à la faire fonctionner, alors que quantités de texte qui sont vus par le Parlement sont des textes qui concernent les femmes aussi bien que les hommes. Et qu’il faut prendre en compte, leurs  difficultés [des femmes]. Je raconte très souvent par exemple, dans les entreprises, que je prends beaucoup l’avion, beaucoup trop hélas, et je m’aperçois très souvent que les fauteuils, un certain nombre de choses, ou bien chez soi, les planches de placard, sont faits pour les hommes, et qu’on consulte très peu les femmes.

Donc il faut qu’il y ait des femmes partout, parce que nous sommes différentes, ne serait-ce que physiquement, mais aussi dans nos espérances, dans notre mode de vie, et que c’est un enrichissement pour la société. J’ai, au fond évolué de plus en plus dans ce sens-là, et après avoir longtemps regretté d’être une femme, je me sentais, par rapport à ma mère, parce que je trouvais qu’elle avait été brimée tout de même dans sa vie, qu’elle aurait été capable… elle a été heureuse, elle a adoré ses enfants, aimé son mari, mais c’était pas tout de même ce qu’elle souhaitait pour avoir tellement tenu à ce que nous fassions des études.

Et bien, je me dis que aujourd’hui, on a encore beaucoup à faire pour qu’il y ait des femmes qui soient présentes… qui soient présentes partout. C’est important pour le pays, et je dois dire que quand je compare avec la plupart des pays européens, j’ai un peu honte… J’ai un peu honte. Parce que [ailleurs] il y a maintenant des femmes, des femmes partout, et qui conseillent, et qui ont des situations importantes. On a introduit tout de même la parité mais il a fallu à chaque fois changer la Constitution, alors on a changé la Constitution uniquement quand il s’agit de la parité, pour les élections politiques. Madame Vautrin qui était Secrétaire d’état avait fait voter un texte dans lequel on prévoyait aussi [la parité] pour les Prud’hommes, le conseil constitutionnel, prenant le texte comme il devait l’être, c’est-à-dire [que] ça n’est pas prévu, [puisque] ça n’est pas une élection politique, a donc censuré cette proposition qui était déjà votée… [phrase obscure : reprise] On pourrait songer aussi que comme dans d’autres pays il y ait des quotas, [par exemple] dans certaines grandes entreprises, là aussi nous n’avons rien. Donc il y a encore la possibilité de le faire, pour l’instant, en tout cas. Donc il y a encore beaucoup de combats à mener, et à regarder d’ailleurs comment ça se passe dans les autres pays, comment ça marche, comment on s’y est pris, comment c’est arrivé, si ça a des conséquences… est-ce qu’elles sont bonnes ?... est ce qu’elles sont mauvaises ?... est-ce qu’elles sont respectées ?

Moi je dois dire que c’est aujourd’hui un des combats que je mène avec plaisir… et pas du tout sur le plan de dire, oh la femme c’est pareil, mais la femme, c’est un plus, dans la société.

26:52 : Je dirais que c’est plutôt un combat d’une malchance… un combat d’une malchance… je m’explique tout de suite… [c’]est le fait que j’ai eu une vie très particulière, et que après cette vie qui a été, bon, cette enfance très heureuse… mais surtout ce qui m’a marquée, c’est la déportation ; et donc je me suis sentie, non pas vulnérable, mais certainement beaucoup plus combattante… c’est probablement d’ailleurs parce que je suis combattante que je suis rentrée…   peut-être aussi… mais enfin… je n’ai pas été déportée en 42, ou 43, mais seulement en 44, c’était plus facile… Mais je me suis, comme j’étais avec maman et ma soeur, je me suis beaucoup battue… déjà à ce moment-là…  beaucoup… pour espérer les ramener toutes les deux… ça donne des forces quand même… je vois mes camarades de déportation, c’est la même chose… on a été à la fois endurcies, et en même temps courageuses devant la vie… enfin prêtes à prendre des risques… et je crois que ça m’a tout de même beaucoup, beaucoup marquée, beaucoup marquée… et puis après, bon, je suis devenue magistrat… c’est vrai que j’ai résisté aussi… que mon mari aurait aimé que je sois fidèle à la maison… mais j’avais fait des études. Là c’est ma mère qui m’a… et j’ai eu, oui, j’ai eu une vie professionnelle… j’ai fait énormément de choses très différentes, un peu par hasard mais où les choses sont liées… parce que je vois quand Valérie Giscard d’Estaing a souhaité que je conduise une liste pour le Parlement européen, je crois qu’il y avait dans son esprit beaucoup l’idée que si je présidais, si en tous cas j’y siégeais, ce serait très emblématique… et il aime toujours ce qui est emblématique… une femme qui a été déportée, victime des Allemands.

Mais ce Parlement européen, c’était tout de même le premier à être au suffrage universel, c’était très important et que donc, c’est ça je crois qu’il l’a tout de même, pour partie, guidé.

Et moi j’étais quand même très contente, car en rentrant de déportation, c’était aussi une… un peu une différence par rapport à beaucoup de gens… c’est que je me suis dit : si on ne se réconcilie pas avec les Allemands, on aura une Troisième guerre mondiale, ça va être obligé…  parce que une fois de plus les Allemands voudront la revanche, et que cette fois, il y a la bombe atomique, qu’est là, toute prête. Et donc il fallait absolument se réconcilier, et j’étais une des militantes, je suis loin d’être la seule, aussi bien parmi les anciens déportés résistants, que parmi… beaucoup pensaient ça : on voulait plus voir la guerre, on avait vu ce que c’était, jusqu’où ça pouvait menait.

Moi je reçois, j’ai reçu une lettre ces jours-ci…  j’étais honteuse de cette lettre… quelqu’un qui me dit : Mais vous faites des différences entre les résistants, les soldats qui ont été au front, bon il faut pas comme ça avoir des des des séries différentes où…  les gens [sont] pareils, ils ont tous souffert de la même façon, ... il faut pas les « classifier »… elle a employé ce mot que je trouve absolument horrible, en disant que je « classifiais » les gens en distinguant entre un soldat qui est... mobilisé et éventuellement prisonnier de guerre, et entre ce qui a été le sort des déportés… de même de différencier le sort entre des déportés juifs et des déportés résistants…  quand on pense qu’il n’y a pas eu d’enfants de résistants qui ont été déportés, et que rien qu’en France, mais enfin si on prend tous les enfants déportés, il y a eu plus d’un million d’enfants juifs exterminés, alors je trouve ça un peu dur… J’ai reçu cette lettre ces jours-ci… je reste pantoise devant cette bêtise. Et donc il y a encore beaucoup à faire et c’est aussi ça l’engagement.

0:O3 : Oui moi je l’ai noté… pas seulement cette manifestation, mais… les lettres que je reçois, des déclarations… Il est certain que aujourd’hui, c’est un problème qui est venu des Etats Unis pour partie, mais pas seulement… D’ailleurs des Eglises, pas seulement de l’Eglise catholique… lorsque il y a eu une grande manifestation à Auschwitz pour commémorer la libération du camp le 27 janvier, c’est le gouvernement polonais, le président polonais qui a organisé… et qui a demandé que soit moi qui prononce un discours. Pourtant en général, je trouvais que les Polonais étaient un peu laxistes sur ces questions. Et j’ai reçu une lettre d’un rabbin new yorkais ou plutôt il a reçu lui, le colonel... puis me l’a envoyé disant que c’était une honte après ce que je faisais, de ce que j’avais fait, de m’avoir pris comme figure emblématique ce jour-là. Voilà. Mais c’est vrai...

1:17 : Oui, mais partout, je crois que les religions aujourd’hui… certaines sont moins tolérantes qu’elles ne l’étaient, moins conscientes des problèmes des gens, sans vouloir voir que si de nouveau l’avortement [était interdit], tel qu’il est organisé, c’est-à-dire avec un certain, même avec beaucoup de précaution en même temps, sans accepter l’idée que c’est systématique et autre, on reverra des avortements faits dans des conditions abominables et on reverra des situations dramatiques qui amèneront des femmes à se suicider… c’est comme ça que ça se passait et ça reviendra… il y a derrière tout ça, je crois, beaucoup d’hypocrisie, parce que je sais très bien qu’un certain nombre de gens, même très religieux, y font appel [à l’avortement].

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