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Narradoras

Au Brésil, quand le ballon rond se conjugue au féminin

Coupe du monde 2018dossier
Pour la première fois cette année, des femmes commentent des matchs de la Coupe du monde en direct à la télévision.
par Chantal Rayes, Correspondante à São Paulo
publié le 2 juillet 2018 à 7h17

«J'aime le foot et je m'y connais autant que beaucoup d'hommes», affirme Isabelly Morais. Et ses paroles claquent comme un manifeste politique. A seulement 20 ans, cette étudiante en journalisme est entrée dans l'histoire de la télévision brésilienne en devenant la première femme à poser sa voix sur des matchs en Coupe du monde. «La matérialisation du discours féministe», dit-elle. Jusqu'ici, la narração, soit l'art de garantir les émotions en mêlant récit et commentaire, restait en effet une citadelle masculine, dominée par le cador de TV Globo, Galvão Bueno.

Cette petite révolution est une initiative de la filiale brésilienne de la chaîne câblée Fox Sports, qui s’offre un joli coup de pub. Son projet, dont le but premier est commercial (attirer le public féminin), va plus loin encore en proposant une couverture exclusivement féminine du Mondial. Certes, sur un seul de ses deux canaux locaux (pas le principal) et à titre encore expérimental.

L'an dernier, Isabelly Morais avait déjà été l'une des premières à assurer le commentaire de matchs de foot à la radio. Elle espère qu'un jour, «ce sera naturel d'entendre une voix de femme sur un match» : «Aujourd'hui, il y a encore des réticences, mais les réactions sont très largement positives.» Star du trio de «narradoras» de Fox Sports 2, «elle parvient à identifier, avec une précision qui manque même aux plus expérimentés, les joueurs qui prennent part aux actions», écrit le site brésilien du journal El País. Quotidiennement, les rencontres sont décortiquées autour d'une table ronde entre filles : journalistes mais aussi arbitres, joueuses ou simples aficionadas.

Terrain de choix

«Les gens s'attendaient peut-être à ce qu'on parle du physique des joueurs ou qu'on fasse des discours féministes», énonce Vanessa Riche, commentatrice sportive de renom qui chapeaute le projet. Raté. Sur le plateau, quand on ne s'intéresse pas aux schémas tactiques ou la VAR, c'est pour faire place à l'aspect humain. «Nous avons révélé, par exemple, que six des joueurs de la Seleção ont grandi sans leur père, reprend la journaliste. C'est donc une femme, la mère, qui les a orientés vers le foot.» Là aussi, surprise. «Les commentaires du genre "retournez à vos fourneaux" ou "les femmes ne doivent pas parler foot" restent isolés.»

Après dix-huit ans de carrière, Vanessa Riche mesure le chemin parcouru. «Les femmes brésiliennes se sont imposées par leur compétence dans les rédactions sportives. Ne manquait plus que le commentaire de match en direct. Ce dernier tabou a sauté à l'occasion du Mondial. La visibilité est énorme !» Mais beaucoup reste à faire. En mars, des journalistes sportives ont lancé la campagne «Deixa Ela Trabalhar» («Laisse-la travailler») pour lutter contre le sexisme et le harcèlement sexuel. Ces dernières années, le foot s'est imposé comme un terrain de choix pour les luttes sociétales et en particulier féministes. «Preuve qu'il n'a jamais été l'opium du peuple, comme le veut une certaine gauche sectaire», analyse le professeur d'histoire socioculturelle du football à l'université de São Paulo, Flávio de Campos.

Abécédaire des comportements matchistes

De nombreux collectifs ont vu le jour, tel «Mulheres de Arquibancada» («femmes de gradins»), qui tentent d'imposer le respect des supportrices dans les stades. «Le machisme, il faut le déconstruire aussi chez les femmes elles-mêmes», observe l'une de ses chevilles ouvrières du mouvement, Elise Oliveira, 33 ans. Son action ne se limite pas aux réseaux sociaux où d'autres se cantonnent, au motif que le public féminin ne se sent «pas à l'aise» dans les stades.

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Clubs et groupes organisés de supporteurs sont invités aux rencontres organisées par «Mulheres de Arquibancada» qui édite aussi un abécédaire des comportements machistes dans les stades comme : «Profiter d'un but pour se frotter contre une femme», «exiger qu'[elle] explique la règle du hors-jeu» (pour voir si elle sait) ou «lui interdire de toucher à la batterie» qui assure traditionnellement l'ambiance sur les gradins. D'autres vont plus loin, réclamant davantage de dirigeantes de clubs, d'arbitres ou d'entraîneuses.

Plus de soutien aussi à l'autre Seleção, celle des filles, la parente pauvre du foot brésilien. Pourtant, l'attaquante Marta Vieira da Silva, élue cinq fois meilleure au monde, est la meilleure buteuse sous le maillot Auriverde, avec 98 buts : trois de plus que Pelé… Le 22 avril, les Brésiliennes ont remporté pour la septième fois le tournoi continental la Copa America une victoire passée inaperçue. «La presse en a trop peu parlé. Même nous», admettait, dans un éditorial en forme de mea culpa, le magazine Cosmopolitan Brésil.

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