Pierre-Henri Tavoillot : “Le foot témoigne de notre amour secret pour l’injustice”
La Coupe du monde de football se déroulera en Russie du 14 juin au 15 juillet. Pierre-Henri Tavoillot, philosophe politique et amateur de ballon rond, explique pourquoi ce sport est l’objet d’une passion universelle.
La grande nouveauté de ce Mondial est l’introduction de l’arbitrage vidéo après des années de débats. En quoi est-ce un changement profond pour ce sport ?
Pierre-Henri Tavoillot : Ce qui est intéressant, avec ce dispositif, c’est qu’il rompt en partie avec un certain flou que le foot entretenait avec les règles. Contrairement à d’autres sports, tels le rugby ou le basket, le règlement du foot a toujours comporté des zones grises, comme si l’on avait souhaité laisser du champ aux interprétations. Prenez l’exemple du temps de jeu. Dans la plupart des sports, le chronomètre s’arrête lorsque la balle sort du terrain. Au foot, on laisse filer le temps et on ajoute du temps additionnel, quitte à fâcher.
Le foot témoigne en réalité de notre amour secret pour l’injustice. On veut du tragique pour pouvoir refaire le match pendant et après le coup de sifflet final. Comme si l’on avait peur de perdre quelque chose avec la justice, sans doute parce qu’un monde parfaitement juste serait ennuyeux. Les tragédies fonctionnent aussi sur les malentendus et les sorties de piste. Il nous faut de la passion, un récit au long cours. La vidéo change la donne, même s’il reste encore de nombreuses règles pouvant générer des contestations.
Comment expliquer que le football déchaîne les passions comme nulle autre discipline ?
Le football représente un condensé des sociétés modernes. Il incarne l’articulation complexe entre le groupe et l’individu, mais aussi la difficulté de se plier à des règles du jeu, l’attrait pour l’argent et le besoin d’une dramaturgie, d’un spectacle. Au fond, le foot pose le problème de la politique : comment vivre ensemble sans s’entre-tuer ? Depuis quelques décennies, nos sociétés se sont extraordinairement pacifiées. En simulant des conflits, les compétitions comme le Mondial permettent de sublimer la violence. Un match est d’ailleurs l’une des rares occasions d’entendre les hymnes nationaux, jadis guerriers. Le foot a aussi une spécificité, contrairement, par exemple, au tennis ou à l’équitation : on commence par s’exercer seul. Au foot, le talent émerge sans apprentissage. Il est ensuite cultivé. N’importe qui peut apprendre à jouer avec un ballon dans la rue. C’est le sport qui raconte le plus l’arrachement social. En cela, il est le plus démocratique.
La philosophie peut-elle nous aider à nous intéresser au ballon rond ?
Même si les registres sont trop différents pour pouvoir établir une comparaison entre les deux disciplines, j’aime l’idée d’une lecture philosophique du foot. Il existe des équipes, comme traditionnellement l’Italie, qui pratiquent un foot utilitariste, où seul le résultat compte. D’autres – pensons à la France – préfèrent la beauté du jeu, au risque de perdre. D’autres encore élaborent un système, à l’instar de l’Allemagne. Le jeu a bien sûr beaucoup évolué. Autrefois focalisé sur la vitesse collective et l’art individuel du dribble, il se fonde aujourd’hui davantage sur la conservation et la transmission rapide du ballon, en attaque comme en défense. C’est le jeu à l’espagnole ! Cela devient un peu lassant, sauf quand surviennent les fulgurances individuelles. Car le « beau geste » et le « geste juste » restent les pivots de ce sport, mais à condition d’être au service de l’équipe et non une simple virtuosité gratuite. Au fond, le foot est un art d’improvisation collective réglée qui ressemble beaucoup à la musique : concerto baroque, voire jazz… Alexis de Tocqueville [1805-1859] aurait pu écrire de belles pages sur la démocratie dans le foot, ou G. F. W. Hegel [1770-1831] sur sa dimension esthétique, car ce sport invente aussi ses propres formes. Mais de là à dire qu’un match de l’Allemagne, c’est comme la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, certainement pas !
Expresso : les parcours interactifs
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