La Gacilly. La saga Yves Rocher

Par Élodie Bannier-Mouate - Le Mensuel du Morbihan

Yves Rocher n’est pas seulement la marque de cosmétique préférée des Françaises. C’est aussi le nom d’un Morbihannais qui a légué à ses héritiers un empire industriel désormais international. Cette famille de bâtisseurs continue de s’engager pour un territoire qu’elle a profondément transformé. Enquête. 

La Gacilly. La saga Yves Rocher

Les parapluies dissimulent les mines sombrent des 5 000 anonymes endeuillés, venus saluer une dernière fois l’enfant du pays. Yves Rocher a été victime d’un accident vasculaire cérébral, à l’aube de ses 80 ans. Sur le parvis de l’église, dans la salle des fêtes ou encore sous les halles de La Gacilly, quatre écrans géants diffusent la cérémonie des obsèques du capitaine d’industrie. Ce 27 décembre 2009, les hommages affluent de ministres, préfets, députés, maires de gauche et de droite, personnalités locales, etc. Tous saluent un « génie visionnaire », « parti de rien », qui a su développer son village natal, à l’heure où il était touché par l’exode rural. C’est ici qu’il a noirci les premières pages d’une étonnante saga industrielle, celle d’un groupe familial devenu international, aujourd’hui fort de 16 000 collaborateurs et 40 millions de clientes dans le monde. Avant de partir à la conquête de la planète, Yves Rocher a posé les fondations de ses ambitions à La Gacilly. Dans les ruelles de la petite cité, l’histoire du fils de Joseph le chapelier teinturier est racontée à l’envi. Tous ici connaissent les origines de l’épopée industrielle. 

La Gacilly. La saga Yves Rocher

L’homme n’a que 26 ans lorsqu’il développe, dans son grenier, une recette confiée par une guérisseuse locale : celle d’une pommade à base de ficaire, destinée à soigner les hémorroïdes. En 1959, peu misent sur la réussite du jeune passionné de botanique. « Un grand publicitaire de l’époque lui a même dit : ‘‘Jeune homme, arrêtez tout ! Vous allez perdre beaucoup d’argent’’, rapporte Jacques Rocher, l’un de ses fils. L’idée de fabriquer des produits de beauté à base de plantes, portant le nom d’un homme, Yves Rocher, vendus par correspondance et en plus à partir d’un petit village de Bretagne, paraissait saugrenue. » Son Breton de père, au caractère affirmé, fait pourtant confiance à son intuition. Il déploie la vente de sa crème aux plantes avec des annonces publiées dans Ici Paris et France Dimanche. Les commandes explosent. « C’était un personnage culotté, se souvient Jo Kerguéris, ancien président du conseil départemental du Morbihan. Il a familiarisé les femmes des classes moyennes et populaires avec les produits cosmétiques naturels. » Yves Rocher, à qui son père Joseph a transmis son amour de la nature, ouvre en 1959 son premier Laboratoire de biologie végétale. A l’époque, les produits de synthèse entrent largement dans la composition des crèmes de beauté de grandes marques qui privilégient la vente en magasin. Yves Rocher prend le contre-pied. Il s’appuie sur les connaissances acquises enfant lors de longues balades en forêt avec son père et précieusement conservées dans un cahier d’écolier. Son cousin et parrain, le médecin Joseph-Pierre Ricaud, lui dévoile les secrets des plantes médicinales et leurs vertus. Le jeune homme choisit de développer ce qui deviendra un slogan : une gamme de produits de « beauté par les plantes ». 

10.000 emplois

Il choisit de pénétrer le marché en s’appuyant sur la vente par correspondance (VPC). Jackpot. Le développement de l’entreprise est exponentiel. Yves Rocher nourrit davantage d’ambitions. Dans un courrier adressé aux habitants, il fait le serment de rendre un jour « La Gacilly connue et prospère ». Le Gacilien va s’en donner les moyens, notamment en faisant entrer son entreprise dans une nouvelle dimension industrielle. Depuis le lancement de son laboratoire, le business-man aura inauguré trois usines à La Gacilly, Ploërmel et Rieux, ouvert un premier magasin boulevard Haussmann à Paris, créé un jardin botanique, écrit le Livre vert de la beauté traduit en 20 langues et diffusé à 10 millions d’exemplaires.

Il n’a jamais oublié d’où il venait

Il a aussi lancé deux hebdomadaires à Ploërmel et Redon, racheté plusieurs marques, développé des filiales, donné du travail à des milliers de personnes en Bretagne (10 000 emplois directs et indirects aujourd’hui) pour devenir le premier employeur du Morbihan. Afin d’accompagner la mutation de son territoire, Yves Rocher s’engage en politique dès 1962, en décrochant le fauteuil de maire divers droite de La Gacilly. Il devient conseiller général du canton en 1982 et conseiller régional en 1992. « Il l’a fait car il n’a jamais oublié d’où il venait », affirme un cadre de l’entreprise. « C’était plutôt naturel de le voir s’engager pour son territoire puisqu’il s’était mis en tête de lutter contre l’exode rural », confirme Jo Kerguéris. 

Accident dramatique

Dans le microcosme industriel breton, notamment au sein du Club des Trente qu’il a cofondé, il milite pour voir les grands et petits patrons déployer leurs usines et sociétés de façon éclatée sur le territoire, pour insuffler une dynamique économique bretonne. « Le patron a toujours voulu que les habitants de La Gacilly profitent aussi du succès de son entreprise », analyse un ancien cadre du groupe. Paul Anselin, ancien maire de Ploërmel, confirme : « Ce génie avait la volonté farouche de pérenniser l’emploi en Morbihan. » En 2017, le groupe Rocher s’affiche comme un des fleurons de l’industrie française. Il détient huit marques (Yves Rocher, Petit Bateau, Kiotis, Daniel Jouvance, Stanhome, Dr Pierre Ricaud, ID Parfums, Flormar), fabrique plus de 500 millions de produits chaque année qu’il distribue à 40 millions de clientes dans le monde. Le tout pour un chiffre d’affaires de 2,056 milliards d’euros en 2015. 

C’est moi qui ait dû annoncer le drame par téléphone à Yves Rocher

Le groupe a pourtant traversé des épreuves qui auraient pu balayer d’un revers son indépendance et mettre un terme brutal à la success-story familiale. En 1973 déjà. Yves Rocher est atteint d’un cancer et se croit condamné. Il cède 60% du groupe au géant pharmaceutique Sanofi. Il conserve néanmoins la majorité des droits de vote. Yves Rocher prépare sa succession et fait entrer, les uns après les autres, ses garçons dans la société. Daniel crée en 1980 les laboratoires Daniel Jouvance, en référence au nom de jeune fille de sa mère, Marie-Josèphe. Là encore, le centre de recherche en cosmétique marine s’installe en Bretagne, sur Houat, une petite île morbihannaise touchée par le déclin de la pêche. La construction d’un éclosarium, où des scientifiques cultivent et explorent encore aujourd’hui les microalgues, sur ce petit coin de paradis, confirme l’attachement de la famille à la Bretagne. Jacques, lui, entre à 22 ans dans la société. Il crée la Fondation Yves Rocher Institut de France en 1991 et devient directeur du développement durable du groupe. 

Il lancera également sa marque, neuf ans plus tard : Kiotis. Dès 1992, Yves Rocher cède sa place de PDG à Didier. Mais la mort accidentelle de l’aîné de ses fils, lors d’un entraînement de tir dans les locaux du club privé le Pistolet d’Auteuil, ébranle la famille. Paul Anselin, ancien collaborateur d’Yves Rocher, se souvient du drame « comme si c’était hier ». « C’est moi qui ait dû annoncer le drame par téléphone à Yves Rocher, rapporte Paul Anselin. Ce fut pour lui une épreuve terrible. » Yves Rocher reprend les rênes du groupe et choisit Bris, l’aîné de ses petits-enfants, pour assurer sa succession. 

La Gacilly. La saga Yves Rocher

Le fils de Didier n’a que 16 ans lorsque son grand-père le fait entrer dans la société. Il veut le voir monter en puissance au sein du groupe. Services finances, juridique, comptabilité... Bris Rocher, bac en poche, doit apprendre sur le terrain. En 2000, il part aux USA se former aux affaires pendant deux ans chez Arthur Anderson. Un an plus tard, le groupe affronte une crise importante avec l’actionnaire Sanofi qui a fusionné avec Synthélabo, une fi lialede... L’Oréal, son principal concurrent. Yves Rocher parvient à reprendre la majorité des titres (40%) détenus en direct par Sanofi . En 2003, Bris Rocher est nommé vice-président du groupe. Ses oncles, Daniel et Jacques, demeurent des administrateurs incontournables. Yves Rocher, lui, prend ses distances mais préside toujours l’entreprise avec « la même exigence et la même intuition qu’à ses débuts », se souvient un cadre du groupe. En 2006, Bris Rocher prend la direction générale. Trois ans plus tard, lorsque son grand-père décède, le petit-fils assure naturellement la succession. Il hérite d’un groupe familial rentable, peu endetté qui conserve les moyens d’investir et de financer son développement. « Le fait que nous ayons pu garder une indépendance dans notre capital nous a permis d’envisager l’avenir avec sérénité, admet une élue du personnel. Nos craintes se sont effacées quand on a vu que les héritiers avaient encore envie de garder la main sur le groupe et de conserver les emplois ici. » 

Il a pu garantir les valeurs originelles prônées par le groupe

En 2012, le petit-fils parvient à marquer la société de son empreinte grâce à ce qu’il a appelé un « acte fondateur » : il rachète les 20% de parts indirectement détenues par Sanofi . La quinzaine d’héritiers détiennent, depuis, 97% du capital. Une petite victoire de Bris Rocher en forme d’hommage à son grand-père qui souhaitait voir le groupe conserver sa gestion familiale. « Il a réussi à consolider le capital familial de la boîte, se souvient un cadre du groupe. Il a pu garantir les valeurs originelles prônées par le groupe et les utiliser dans l’approche marketing. » « Un ancrage breton », « des produits de qualité à bas coût », « un positionnement écolo », « une gestion familiale », une « société engagée » et une communication bien rodée ont placé sur orbite la locomotive du groupe : Yves Rocher. La marque préférée des Français réalise à elle seule 70% de l’activité totale du groupe. Elle surfe depuis toujours sur la vague écolo et fut d’ailleurs une des premières en France à cultiver toutes ses plantes en bio. Elle compte 55 ha désormais à La Gacilly. Elle déploie un arsenal marketing bien rôdé, amène du bois et de la verdure dans ses boutiques et continue de choyer les clientes par courrier, en leur souhaitant notamment leur anniversaire. Tous les concurrents le font aujourd’hui « mais c’est Yves Rocher qui a développé l’idée dès les années 50 », rappelle cette employée à la communication de la marque. 

Mécénat 

Avec chacun leurs fondations, Daniel et Jacques, aux aspirations artistiques et écolos, se sont engagés pour la nature. Le premier sensibilise les jeunes au monde marin, le second milite pour replanter la planète. Tous deux multiplient les associations locales et le mécénat. Jacques Rocher, qui a décroché la mairie de La Gacilly en 2008, poursuit le développement initié par son père. La commune bucolique est devenue le reflet d’Yves Rocher qui travaille à verdir son image. Elle est l’ADN de la marque, le fer de lance de ses engagements pour l’environnement, le point de départ de la success-story, le lieu de rassemblement familial, là où tout a commencé. C’est aussi de ce territoire breton que partent chaque année aux quatre coins du monde plusieurs millions de produits. L’entreprise s’offre le luxe de fabriquer 85% de ses produits en Bretagne en maîtrisant entièrement sa chaîne de production. A La Gacilly, Yves Rocher se mue tour à tour en botaniste, cultivateur, récoltant, fabricant et distributeur. Un positionnement original à la base de son succès commercial. La place des fleurs et de la nature est omniprésente dans la petite cité. La famille y déploie le story telling à l’américaine. On parle conviction, valeurs, vision. On y raconte l’histoire du groupe, des Rocher, du fondateur même avec la toute nouvelle Maison Yves Rocher. La ville demeure la fierté de la famille, « viscéralement attachée à ce territoire », confirme Jacques Rocher. Lui assure s’inspirer du modèle paternel, un bâtisseur parti de rien qui s’est forgé seul. « Alors quand on m’a dit qu’ouvrir à La Gacilly un lieu de bien-être quatre étoiles, avec des prises de position fortes en matière d’écologie et de gastronomie puisqu’on y mange 100% local et bio, ça ne marcherait pas, je me suis dit je vais le faire, se souvient le directeur développement durable du groupe Rocher. Je constate aujourd’hui avec grand plaisir que le taux d’occupation de La Grée des Landes est de quasiment 80% à l’année. » 

La Gacilly. La saga Yves Rocher

Cette « ferme de beauté », censée illustrer une certaine philosophie de vie cultivée par la famille, avait été imaginée là encore par... Yves Rocher. Le rappel à la terre originelle (bois et schiste de Brocéliande, granit breton...) demeure omniprésent sur cette lande où le fondateur du groupe aimait venir puiser l’inspiration, disent ses proches. Le maire de La Gacilly a également créé sur ce territoire Peuples & nature. Sans la puissance de son réseau, ni le soutien de sa fondation et d’autres mécènes, le premier festival de photo gratuit en plein air européen, au budget de 650 000 €, aurait difficilement pu voir le jour en rase campagne. Pas plus que le Grenier numérique, un spot à start up inspiré directement du modèle déployé par les frères Guillemot (Ubisoft) à Malestroit. L’opération vise à réduire la fracture numérique en zone rurale et à contenir la fuite des entreprises de nouvelles technologies vers les grandes villes. Le groupe Rocher, lui, conserve ses pôles de production, ses champs, son service logistique sur sa terre natale qu’il appelle désormais la « Botanical beauty valley ». De là à faire le lien avec le miracle économique de la Silicon valley, il n’y a qu’un pas que ces as de la com’ ne franchissent pas. Les pôles recherche, marketing et ressources humaines sont, eux, installés à Paris dans un bâtiment flambant neuf de 23 000 m². Le groupe, qui a racheté le turc Flormar et est devenu majoritaire au capital de l’entreprise israélienne Sabon, compte poursuivre son développement à l’international. L’entreprise restera-t-elle encore longtemps familiale ? Bris Rocher l’a régulièrement confirmé dans la presse : il met un point d’honneur à assouvir le rêve de son père et de son grand-père.

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