Depuis plusieurs mois, des dizaines de migrants affluent chaque jour en Bosnie, petit État pauvre des Balkans. En traversant le pays, les exilés entendent gagner la Croatie toute proche et ainsi rejoindre l’Union européenne. L’État bosnien se dit dépassé et peu armé pour répondre à ce défi migratoire. Les ONG et la société civile craignent une imminente "crise humanitaire". InfoMigrants s’est rendu à Bihac et à Velika Kledusha deux villages frontaliers de la Croatie, où survivent dans des conditions dramatiques plus de 2 500 migrants.
D’une voix douce, sans colère, Nasser confie son désarroi. "Il
n’y a pas pire qu’ici", répète ce père de famille afghan, en enfilant ses chaussettes pour ne pas fouler pieds nus le sol froid et humide.
Nasser a installé sa tente au rez-de-chaussée de Borici, du nom de cette
ancienne résidence étudiante à Bihac, dans le nord de la
Croatie, reconvertie en abri pour migrants.
Le rez-de-chaussée, c’est encore le
meilleur endroit où Nasser, sa femme et ses quatre enfants pouvaient s’installer. L’odeur
d’urine y est forte, l’exposition aux intempéries constantes, mais au moins, sa progéniture ne patauge pas dans des flaques de boue, d’urine, de
déchets, présents aux quatre autres étages.
Borici est indescriptible d’insalubrité. L’immeuble – laissé
à l’abandon pendant des années – n’a ni portes, ni fenêtres. Il est entièrement recouvert
de graffitis à l'intérieur. Le toit en ruine et le sol en béton jonché de trous laissent la pluie s’infiltrer partout. Les 700 occupants des lieux – dont de nombreux
enfants - doivent redoubler de vigilance pour ne pas se blesser en courant dans
le dédale de couloirs entravés par de nombreux petits feux de bois, glisser
dans des escaliers branlants et sans rampe perchés à plus de 2 mètres au-dessus du sol, ou pour
ne pas tomber dans le vide.
"Oui, je sais… Il n’y a pas de mots pour décrire cet endroit", confesse Amira, membre de l’Organisation internationale des
migrations (OIM), l’agence de l’ONU, présente chaque jour sur les lieux. Borici,
explique-t-elle, a été réquisitionné au mois d'avril par la mairie de Bihac qui cherchait à
héberger les migrants toujours plus nombreux à arriver dans la petite cité de
55 000 habitants. Bihac est la dernière ville avant la Croatie, porte d'entrée de l'Union européenne. "Cet immeuble délabré, ce n’est pas une solution,
mais le maire a fait ce qu’il a pu dans l’urgence de la situation".
"Seule, la Bosnie ne peut pas faire face"
Depuis cet hiver, la situation a empiré. Les migrants, qui étaient 150 à Borici au
mois d’avril, sont plus de 700 aujourd’hui. On croise des Pakistanais et des Afghans
surtout. Mais l'immeuble délabré abrite aussi des Iraniens et des Syriens. De l'avis de tous, la situation ne peut pas durer ainsi. "On est face
ici à une crise humanitaire. Et toute seule, la Bosnie ne peut pas faire face", continue Amira qui précise que des centaines de migrants dorment aussi dans la rue, les parcs, et dans des petits hôtels et appartements de la ville - quand ils en ont les moyens. "La Bosnie est un pays pauvre".
Borici manque de tout, d’infrastructures décentes, de soins, de
nourriture. La Croix-Rouge guérit les petits maux mais ne pourrait pas faire face à des épidémies. Elle distribue chaque jour des repas, mais pas en quantité
suffisante, se plaignent les migrants. L’OIM a installé l’électricité mais elle
ne fonctionne que partiellement. La wifi est inexistante.
À quelques marches au-dessus de Nasser, se trouve une autre
famille, irakienne cette fois. Chkar, 13 ans, les yeux encore embués de
sommeil, regarde son père préparer le petit-déjeuner, des œufs cuits dans une
poêle posée sur un petit feu devant la tente, à l’intérieur de l’immeuble. "Normalement, il est interdit d’allumer des feux ici", glisse
Milica, une autre membre de l’OIM, qui passe son temps à recenser les besoins des migrants. "Mais nous fermons les yeux. Les gens cuisinent en permanence ici".
"Je n'arrête pas de demander une tente aux ONG, mais elles n'en n'ont pas"
Les familles restent généralement entre elles vers le rez-de-chaussée. Les 3e et 4e étages sont plutôt réservés aux hommes célibataires, précise Milica. Dans certaines pièces, la promiscuité bat des records : des dizaines d’hommes se disputent des espaces de moins de 50 m2 avec des matelas, des tentes, des vélos, des tapis, des stocks de nourriture. Fakhr, une jeune mariée de 27 ans, a bien du mal à se sentir à l’aise. "Je n'ai pas d'enfants. Je vis ici avec mon mari. Je n’ai pas de tente, pas de sacs de couchage. On dort sur un matelas, à la vue de tous. Je n’arrête pas de demander une tente aux ONG, mais elles n’ont rien".
Le dernier étage de l’immeuble est, lui, peu occupé. Pour deux raisons simples : avec des ouvertures béantes dans les murs, l’endroit est trop dangereux pour les enfants. Et puis, en cas de pluie, comme en ce moment, le sol est inondé. Ici, seule une poignée de Pakistanais ont donc élu domicile. "On met des draps et des couvertures aux fenêtres pour faire des rideaux", explique Kasser, 21 ans, qui évite les gouttes qui tombent du toit. "On fait du feu et du thé pour se réchauffer", ajoute-t-il. "C’est vraiment dur, ici. Pourquoi la Bosnie ne fait rien ? Comment pouvez-vous nous laisser dans un tel endroit ?"
La "jungle" de Velika Kledusha
Les mêmes questions reviennent inlassablement auprès des ONG et des journalistes. "Pourquoi vous ne faites rien ?", "Que va-t-on devenir si la Croatie n’ouvre pas ses frontières ?", "Pourquoi l’Europe ferme-t-elle ses frontières ?"
À Velika Kledusha, petit village à une heure de route de Bihac, les mêmes questions sont posées par des centaines de migrants installés en dehors de la ville, dans un immense champ prêté par la ville. "On va rester combien de temps ici ?", "Vous ne pouvez pas nous aider, vous les médias ?"
À Bihac comme à Kledusha, la frontière croate est proche, et
surtout réputée simple d’accès. Aucune route séparant les deux pays ne passe à proximité de ces deux villes, que des forêts. Les migrants pensent pouvoir s'y cacher et se soustraire à la vigilance des garde-frontières croates. Le succès est relatif. "Ils passent
oui, mais ils se font coincer quelques kilomètres plus loin et ils sont
renvoyés ici", explique Amira, de l’OIM. "On les voit revenir avec
des blessures, des fractures, des hématomes… Ils racontent tous qu’ils se sont
fait violemment frapper par les policiers croates", raconte à son tour
Bogdan Runic, un autre membre de l’OIM.
À Kledusha, la
situation est tout aussi catastrophique qu'à Bihac. Près de 500 personnes - hommes,
femmes et enfants - attendent, dans des conditions insalubres, le bon moment pour
passer la frontière. On se croirait à Calais, à l’époque de la "jungle".
Les conditions de vie catastrophiques et l'inaction dans l'attente de passer la frontière rendent la situation explosive. Les migrants sont à bout. Les ONG parlent de rixes "entre Pakistanais et Afghans surtout", de vols, mais aussi de meurtres, de tentatives de suicide… Une voiture de police est présente à l'entrée du champ 24h/24h.
"Ici, on ne fait rien pour les hommes célibataires, on ne s'occupe que de familles"
Pour ne rien arranger à l’atmosphère délétère, les rapports entre les migrants et les rares ONG présentes sont compliqués. "La Croix-Rouge de Bihac ne peut pas venir à Kledusha, ils n'ont pas assez de vivres et de matériel", explique Amira de l'OIM. "Ici, les gens sont épuisés et ils n'ont presque rien. Nous ne pouvons pas faire
grand-chose pour eux. Ils nous bousculent un peu", confie Azra, une membre d’Emmaüs. "Nous distribuons un repas par jour". Trop peu, selon les migrants. "Ils ne donnent pas assez de nourriture. Ils arrivent avec des portions pour
200 personnes alors que nous sommes le double", confie Abdullah, un Pakistanais,
exaspéré par la situation.
"C’est compliqué, c'est vrai, mais parfois, les gens du village viennent nous apporter de la nourriture", nuance Ghoufran, une Irakienne, bloquée à Kledusha avec ses six enfants dont le dernier est encore nourri au sein. "Ça permet de nourrir un peu mieux les enfants. Et de temps en temps, les villageois de Kledusha nous proposent aussi d’aller chez eux pour qu’on puisse se doucher. Ils sont vraiment gentils".
Mais Abdullah, lui, ne décolère pas. "Ici, ils ne
s’occupent que des familles", se plaint-il. "J'ai demandé une tente supplémentaire parce qu'on est six dans un même abri. Mais les hommes seuls n’ont rien. Nous
ne sommes pas des chiens !" L’OIM, en effet, ne distribue de tentes
qu’aux familles avec enfants. "Nous
ne punissons pas les hommes célibataires. Nous n’avons pas les moyens de fournir des tentes à tout
le monde. De nouvelles familles arrivent quotidiennement. Nous devons les
garder pour elles en priorité", se justifie Amira.
Abdullah s’éloigne en soupirant.
"Comment les choses pourraient-elles
être pires ?". Ce soir, comme les jours précédents, il dormira sur une couverture sous une bâche, malgré la pluie incessante. "Je n'en peux plus... Vous, en tant que journalistes, allez leur demander une tente, juste une tente", supplie-t-il. Face à notre impuissance, Abdullah s'arrête puis rebrousse chemin, seul. "Partez vous aussi ! Vous n'avez même pas de quoi nous donner un peu de dignité !"
Selon le dernier décompte de la police bosnienne, près de 3 000 migrants vivent dans le nord du pays, répartis entre Bihac et Velika Kledusha. L’OIM et les
municipalités bosniennes, dépassés, disent attendre avec impatience l’arrivée d'ONG internationales, comme Médecins sans frontières ou encore Save the Children. De son côté, l'Union européenne a pressé le gouvernement bosnien d'ouvrir un camp humanitaire digne de ce nom dans le nord du pays. Pour l'instant, aucun lieu n'a été trouvé.