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Anna, l’incroyable arnaqueuse en série

Anna Sorokin à ses débuts flamboyants en 2013…
Anna Sorokin à ses débuts flamboyants en 2013… © Sipa
Marie-Pierre Gröndahl et Olivier O'Mahony

A la manière de l’escroc Christophe Rocancourt, Anna Sorokin, alias Delvey, a floué son monde en s’inventant des origines magiques : fille de milliardaire. Grâce aux réseaux sociaux, cette reine du bluff née en Russie a pu construire de toutes pièces un personnage qui lui a ouvert les portes de la bonne société new-yorkaise. On ne prête qu’aux riches et, les 40 000 abonnés à son compte Instagram valant toutes les cautions bancaires, elle a mené grand train, à crédit. Jusqu’au coup de trop, qui l’a conduite derrière les barreaux. Une trajectoire fascinante comme l’Amérique s’en délecte, bientôt adaptée en série par Netflix.

Elle se présente au tribunal, les mains dans le dos, le regard vide, l’air glacial, comme si elle ne comprenait pas ce qui lui arrive. Ses yeux bleus sont cachés derrière d’énormes lunettes siglées Céline. Mais elle porte la combinaison beige réglementaire de la prison de Rikers Island, qui dissimule mal ses rondeurs. Ce mardi 19 juin, à 11 h 30, le tribunal de Manhattan s’anime quand Anna Delvey se présente à la barre. Elle ne dira pas un mot, c’est son avocat, Todd Spodek, qui va s’exprimer pour elle. Il est venu proposer un deal à la juge Diane Kiesel : « Ma cliente accepte de plaider coupable si la peine d’emprisonnement est comprise entre un et trois ans. » Réponse de la magistrate : « Je ne vois aucun remords de la part de votre cliente. Elle semble plus préoccupée par qui va jouer son rôle dans son film que par ce qu’elle a fait à ses victimes. » Et de fixer la date du procès au 18 septembre prochain…

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Qui est Anna Delvey ? Comme elle a tout inventé, les enquêteurs du procureur de New York rament pour reconstituer son parcours. On sait que son véritable patronyme n’est pas Delvey mais Sorokin, qu’elle est née en Russie en 1991 et n’a découvert l’Allemagne qu’en 2007, à l’âge de 16 ans, quand ses parents ont émigré avec elle et son petit frère à Eschweiler, un bled d’une soixantaine d’âmes près de Cologne. Loin d’être milliardaire, papa est chauffeur routier puis gérant d’une petite entreprise de transport qui fait faillite en 2013. Il s’est reconverti dans le matériel de chauffage et de climatisation. Anna, qui a quitté le lycée à l’âge de 20 ans, peine avec la langue de Goethe. Elle brille par sa discrétion dans la cour d’école. Mais, à la maison, elle est capricieuse. Et ses parents répondent présent quand il faut couvrir ses dépenses, qui sont élevées. « Ce sont des investissements », leur dit-elle alors…

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Le 26 septembre 2013, à Paris, encore timide stagiaire, Anna avec le rédacteur en chef de « Purple », Olivier Zahm, et Olga Sorokina, mannequin biélorusse qui a créé la marque Irfé.
Le 26 septembre 2013, à Paris, encore timide stagiaire, Anna avec le rédacteur en chef de « Purple », Olivier Zahm, et Olga Sorokina, mannequin biélorusse qui a créé la marque Irfé. © Sipa

Anna est fascinée par les arts et la mode. Elle met d’abord le cap sur Londres, où elle est admise au Central Saint Martins College (7 500 euros le trimestre), une école d’art et de design qui compte parmi ses anciens Alexander McQueen ou Stella McCartney. Elle affirme sur son CV en sortir avec un BA, un Bachelor of Arts, soit l’équivalent d’une licence. Experte dans l’art du « networking », elle décroche un job dans une agence de relations publiques à Berlin, puis un stage au cultissime magazine « Purple » (mode, art contemporain, photo) à Paris. Elle devient l’amie du rédacteur en chef, Olivier Zahm, alias « le fils spirituel de Serge Gainsbourg ». C’est là qu’elle change de nom et crée le personnage d’Anna Delvey. Elle finit par poser ses valises à New York, la ville de tous les possibles…

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Instagram est son arme

Anna écume alors les soirées où il faut être. Son arme, c’est Instagram. Elle y étale sa vie, ses cocktails glamour, ses voyages extravagants et ses relations haut placées dans le monde de la mode et des hipsters fortunés. A certains, elle raconte que son père possède une florissante entreprise de panneaux solaires, à d’autres qu’il est un baron du pétrole russe et milliardaire… Tant qu’elle s’affiche avec le ban et l’arrière-ban du New York branché sur son compte Instagram@annadlvv, où elle a 40 000 abonnés, tout le monde a envie de la connaître. Comment ne pas la croire quand elle affirme nonchalamment qu’elle a 60 millions sur son compte en banque ?
Anna elle-même se prend au jeu. On ne prête qu’aux riches, il suffit d’en avoir l’apparence. Début 2017, elle parvient ainsi à séjourner au 11 Howard, un boutique-hôtel ultra-branché, sans donner de carte de crédit. Sa tchatche suffit… Plus quelques billets de 100 dollars. Anna les distribue comme des petits pains aux employés de l’hôtel. Elle devient ainsi « l’amie » de la concierge, Neff Davis, mais aussi du chef du restaurant de l’hôtel, Le Coucou où elle a table ouverte.

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Elle avait vraiment l'air de croire à ses mensonges

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Le terme « escroc » ne s’accorde pas au féminin. Et pourtant… François Bertin, agent immobilier à New York, a manqué comme les autres tomber dans le panneau. Anna lui avait été recommandée par un ami. Il se souvient d’une fille « plutôt sympa, énergique et très déterminée ». Agée de 24 ans, Anna se présente alors comme « l’héritière d’une grande fortune allemande ». Elle a jeté son dévolu sur un trois-pièces à 12 500 dollars par mois, situé dans une tour ultramoderne à l’angle de la 23e Rue et de la High Line, ancienne voie ferrée transformée en promenade piétonnière. L’adresse est prestigieuse. Mais il y a un hic : le propriétaire exige le paiement d’un an de loyer à l’avance : 150 000 dollars, plus les commissions et le dépôt de garantie. Anna promet : « Mon père vous fera un virement. » Les jours passent et rien n’arrive. Elle envoie un vague document photoshopé, rédigé en allemand. « Un faux, de toute évidence », nous affirme l’agent immobilier, encore sidéré par l’assurance d’Anna. « Elle avait vraiment l’air de croire à ses mensonges. Elle me relançait pour savoir si j’avais reçu ce virement dont elle savait très bien qu’il n’arriverait jamais…  » François Bertin pense alors avoir affaire à une mythomane et laisse tomber.

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Les dirigeants du très branché Beekman Hotel, dans le sud de Manhattan, ont eu moins de chance. En juillet 2017, ils ont laissé Anna Delvey séjourner chez eux, pensant qu’elle était une de ces « filles à papa » qui dépensent des fortunes dans les restaurants et discothèques à la mode. Grosse erreur. Anna s’est évanouie dans la nature. Montant de l’ardoise : 11 500 dollars pour dix nuits… Ils n’en reverront probablement jamais la couleur.

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Anna prenait des photos des cartes de crédit de ses "amis" pour les utiliser

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D’où vient l’argent ? Selon son avocat, elle a obtenu près de 180 000 dollars auprès de trois banques grâce à des chèques en bois. Les enquêteurs du procureur de New York pensent qu’elle « emprunte » aussi à ses relations. Une amie victime d’Anna Delvey, qui, en 2014, l’a accueillie chez elle pendant dix jours et s’est fait escroquer de 70 000 dollars (que sa banque lui a remboursés), nous raconte : « Anna prenait des photos des cartes de crédit de ses “amis” – comme moi ! Elle les utilisait pour acheter des fringues, louer des avions privés, etc ». C’est possible aux Etats-Unis car le système de carte à puce avec code confidentiel n’est pas généralisé. Pour cette victime, qui nous a montré ses relevés bancaires où la mention « fraudulent » (frauduleux) apparaît partout, Anna est une « sociopathe » doublée d’une kleptomane. « Je l’ai accueillie pour faire plaisir à un copain qui a réalisé après que ses parents s’étaient fait également duper. Elle a commencé à s’incruster, je voulais qu’elle parte. Elle a disparu un jour, et on ne s’est plus reparlé. J’ai compris après coup qu’elle savait “craquer” les adresses e-mails et même récupérer les numéros de mes nouvelles cartes de crédit. Avec sa face ronde et ses cheveux plats, on ne la voyait pas venir… » Notre source a accepté de nous répondre car elle est effrayée à l’idée que Netflix fasse d’Anna une célébrité qui en inspirera d’autres ! Mais n’est pas Anna qui veut.

En 2013, lors d’une soirée Halloween avec la riche femme d’affaires d’origine brésilienne Jayma Cardoso, à la tête de plusieurs restos-boîtes de nuit de haut vol à New York.
En 2013, lors d’une soirée Halloween avec la riche femme d’affaires d’origine brésilienne Jayma Cardoso, à la tête de plusieurs restos-boîtes de nuit de haut vol à New York. © Sipa

En 2016, elle veut lancer un centre d’art et de design en plein cœur de Manhattan qui doit s’appeler la « Anna Delvey Foundation ». Coût du projet : 50 millions de dollars. Elle a trouvé l’endroit idéal : une ancienne église reconvertie en immeuble gothique de plus de 4 000 mètres carrés, classée monument historique, sur Park Avenue South, à l’angle de la 22e Rue. Son carnet d’adresses, pense-t-elle, va lui permettre de trouver les financements nécessaires. Un de ses amis, l’avocat Andy Lance, se charge de frapper aux bonnes portes. Une banque, la City National Bank, est prête à lui accorder un crédit de 22 millions de dollars, mais demande à Anna un document prouvant l’existence de sa fortune. Et c’est là où tout se grippe. Anna présente un faux, qui est retoqué. Elle récidive avec un autre établissement, la Fortress Investment LLC, avec le même résultat. Le projet tombe à l’eau. Mais il en faut plus pour la décourager et elle continue à jeter l’argent par les fenêtres. Un investissement, sans doute, pour entretenir son image d’héritière…

Anna a beaucoup de « friends » sur Instagram, mais, dans la vraie vie, elle n’a que deux amies : Neff, la concierge de l’hôtel 11 Howard, dont elle a acheté la fidélité à coups de billets de 100 dollars, et Rachel DeLoache Williams, éditrice photo chez « Vanity Fair », la bible du New York chic et trendy. Rachel est une fille sympa et curieuse, qui va sur ses 30 ans, toujours à l’affût de personnalités. Anna est alors la nouvelle it girl new-yorkaise dont le magazine pourrait faire le portrait. Elle n’est ni jolie ni pétillante, mais elle a quelque chose. Très directe avec les gens, voire cassante, excessive en tout, bref c’est une personnalité, comme on les aime à New York. Rachel se laisse séduire. Et quand Anna lui propose de l’inviter une semaine à La Mamounia, à Marrakech, en lui promettant de payer tous les frais alors qu’elle la connaît à peine, elle se dit : « Pourquoi pas ? »

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Tu peux payer ? Je te rembourserai, promis

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Aujourd’hui, Rachel l’admet : « Ce fut la pire décision de ma vie. » Dans un long portrait qu’elle consacre à son ex-amie dans « Vanity Fair », elle raconte comment les vacances tournent au cauchemar. Les cartes de crédit d’Anna cessent subitement de fonctionner. L’hôtel envoie ses musclés dans le riad qu’elle loue 7 000 dollars par mois. Les regards se tournent vers Rachel : « Tu peux payer ? Je te rembourserai, promis », implore Anna. Rachel n’a pas le choix. A contrecœur, elle règle la note. Montant : 62 000 dollars. C’est plus que ce qu’elle gagne en un an. A ce jour, Anna ne lui en a remboursé que 5 000…

La prison? "Une expérience sociologique"

La fuite en avant d’Anna s’est terminée le 3 octobre 2017 dans le centre de soins de Malibu (Californie), où les flics de New York sont venus la cueillir, sur ordre de Cyrus Vance, le procureur de Manhattan, saisi d’une multitude de plaintes pour escroquerie émanant d’hôtels, de restaurants, de compagnies de location d’avion privé non payés, pour un total de 275 000 dollars. Anna n’a pas un centime sur son compte en banque. Elle ne dort plus dans un cinq-étoiles mais dans une cellule de la fameuse prison de Rikers Island, rendue célèbre par Dominique Strauss-Kahn . Selon le magazine « New York », qui l’a interviewée en prison, elle y vit « plutôt bien » sa condition de détenue. « C’est une expérience sociologique », a-t-elle même déclaré, comme si elle se sentait supérieure à ses codétenues. Elle se serait liée d’amitié avec quelques-unes d’entre elles, « de préférence celles qui ont commis des meurtres ». Tant mieux pour elle, car son séjour derrière les barreaux risque de se prolonger. La prisonnière aura peut-être de quoi continuer d’entretenir sa légende : elle a enfumé tellement de monde que Netflix va réaliser une série sur son histoire !

Tout Hollywood s'est battu pour adapter son histoire

En effet, dès la parution le 28 mai dernier de l’article sur l’arnaque d’Anna Delvey signé Jessica Pressler dans « The Cut » – le site « lifestyle » du « New York Magazine » –, tout Hollywood s’est battu pour en obtenir les droits d’adaptation. Une surenchère encore compliquée par l’intervention d’Anna Delvey elle-même, qui a multiplié (de sa cellule) les appels à plusieurs producteurs et agents pour exprimer ses souhaits en matière d’actrices pouvant prétendre – ou non – incarner son personnage. Jennifer Lawrence et Margot Robbie, elles-mêmes intéressées, avaient sa préférence. Côté réalisation, après d’intenses négociations, c’est Shonda Rhimes qui l’a emporté. La reine des séries, 48 ans, avait fait sensation le 14 août 2017 en annonçant son départ de la chaîne ABC, après quinze ans de collaboration, pour rejoindre Netflix. A son actif, les énormes succès de « Grey’s Anatomy », « Scandal » ou « Murder ». Les aventures de la fausse milliardaire de Manhattan seront sa première production – très attendue – pour le géant mondial de la VOD. Shonda Rhimes en sera le « showrunner », c’est-à-dire l’architecte, en assumant aussi l’écriture et le scénario. Le montant du contrat n’a pas été dévoilé, comme le veut la stratégie de Netflix, mais il atteindrait plusieurs millions de dollars. « Anna Delvey essaiera certainement, via ses avocats, d’en toucher une partie au nom du droit moral, d’autant que l’article du “NY Magazine” résulte d’une longue interview avec elle », estime un juriste new-yorkais spécialisé dans la propriété intellectuelle.

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Son avocat, Todd Spodek, va probablement tenter de récupérer des royalties sur la série de Netflix. « Emprunter de l’argent, ce n’est pas un crime, nous dit-il. Anna a bien l’intention de le rendre une fois qu’elle aura de quoi payer. » Mais comment ? « Elle a plusieurs options. Vu l’attention que cette affaire suscite, elle peut très bien donner des discours rémunérés, se rendre dans les talk-shows… » Encore faut-il qu’elle sorte de prison car, sans accord avec la juge, elle risque jusqu’à quinze ans… Et, en plus, une loi new yorkaise interdit à un criminel condamné de profiter de la publicité sur ses actes. Vraiment trop injuste. 

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