Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageAgriculture

Le fromage fermier en danger d’industrialisation

Tel que le protège la loi, le « fromage fermier » est fait à partir du lait de la ferme, transformé et affiné sur place. Mais le projet de loi Alimentation pourrait ouvrir à l’industrie l’accès à cette mention. En jeu : la standardisation des fromages et la disparition des petits producteurs.

  • Jouy (Yonne), reportage

En dessous de la surface duvetée, le crottin est d’un blanc éclatant. La sensation en bouche est inédite, on croirait croquer des nuages. Légèreté de la texture, délicatesse des saveurs : on sent un peu de noisette, quelques notes florales. « Même les gens qui n’aiment pas le fromage de chèvre habituellement en mangent », assure la fromagère, Laurence Nory. « Le chroniqueur de France Bleu a parlé d’une grande pureté », enchérit fièrement son mari, Francis, installé sur la terrasse de leur coquette maison en bois massif.

« Je veux élever des chèvres depuis que j’ai 4 ans et demi », poursuit la cinquantenaire. Mais la gamine de Seine-Saint-Denis s’est lancée tardivement. « Je suis allée au lycée agricole à 40 balais », raconte-t-elle. Il a fallu se former, obtenir un diplôme, trouver des terres et ensuite tout construire sur les quatre et quelques hectares que l’administration agricole a bien voulu lui attribuer à Jouy, à l’intersection de l’Yonne, de la Seine-et-Marne et du Loiret.

Désormais, les panneaux proclamant « fromage fermier » attirent le gourmand depuis la départementale. La cour impeccablement tenue est bordée de parterres de fleurs et cernée de bâtiments de bois peints d’un rouge bordeaux. L’ambiance mi-western mi-nordique est surtout chaleureuse. Un lieu atypique qui donne des fromages uniques.

La ferme Missacapri, dans l’Yonne.

Cela commence par les chèvres. Laurence Nory a choisi des poitevines, une race qui a failli disparaître. Le poil long et brun foncé, le ventre blanc, grande. La race ne permet pas l’élevage intensif. Mais elle produit un lait unique : en comparaison avec les autres races de chèvres, il est bien plus riche d’une protéine particulière [1], assurant un fromage de qualité.

Le fromage fermier, une traçabilité parfaite

Starlette, une jeunette, vient pointer sa barbichette sous le nez de l’appareil photo. Vampas, la doyenne, préfère se reposer en retrait dans la paille fraîche. Cheloue, la meneuse du troupeau, dispute la meilleure place à la mangeoire. « Ce sont les chèvres à leur mémère ! » rigole Laurence. Au milieu de l’étable, la fermière tatouée les appelle une à une, et, telle une mère attendrie, avoue qu’elle cède souvent à leurs caprices. Elle attend qu’elles aient un an, pour les nommer « en fonction de leur caractère ». Cheloue est donc, comme ce mot d’argot [2] l’indique, un peu bizarre, et Ode à la vie a survécu à sa naissance très difficile. Sur les 85 bêtes, 15 sont trop vieilles pour faire du lait. « Mais je ne peux pas les réformer », explique l’éleveuse — comprenez qu’elle ne les envoie pas à l’abattoir. Elle refuse également l’insémination artificielle et l’écornage.

Un soin particulier est porté aussi à l’alimentation des bêtes : du foin bio de la vallée de la Crau, dans les Bouches-du-Rhône. Son prix est proportionnel à sa richesse en nutriments, réputée exceptionnelle. « Je refuse de les pousser en leur donnant du soja, ou de la pulpe de betterave, qui donne un mauvais goût au lait. Je n’ai besoin d’ajouter qu’un peu d’orge et de pois », explique Laurence. Selon elle, c’est notamment de là que vient la douceur si particulière de ses fromages. Elle assume aussi de faire venir son foin du Sud de la France car « jamais je ne produirai un foin d’une telle qualité ici ».

Laurence Nory au milieu de ses chèvres.

La bande d’espiègles bêtes cornues est traite matin et soir. Elles produisent au plus fort de la saison (au printemps) 180 litres par jour. Autant de lait que Laurence doit transformer quotidiennement. Là encore, elle a ses manies. « Je n’aime pas les taches bleues, je veux que mes fromages restent blancs ! » insiste-t-elle. Elle évite donc soigneusement d’introduire les bactéries typiques du roquefort et autres fromages de la famille des pâtes persillées. En revanche, elle préserve jalousement sa flore particulière. « Il ne faut pas que ça soit trop propre, une année j’ai repeint la fromagerie et j’ai perdu mes bactéries ! » Elle a aussi fait le choix de très peu saler ses fromages. Au sortir du petit laboratoire, on retrouve dans les armoires d’affinage de la boutique des crottins et des palets (un peu plus grands), des bûches blanches ou cendrées, des fromages frais aux herbes, même des cœurs et des demi-lunes, du fromage blanc aussi. Mis à part la vente à la ferme, les fromages sont également écoulés dans les Amap du coin et dans des Biocoops.

Les chèvres, leur alimentation, la période de l’année, l’humeur de la fromagère, l’affinage font le goût final du produit, sa composition, sa capacité à bien nourrir le mangeur en bout de chaîne. À regarder travailler Laurence, le « fromage fermier » apparaît comme une évidence : issu du lait d’une seule ferme, il est transformé et affiné sur place.

La salle de traite de la ferme Missacapri.

Le « décret fromage » protège ce mode de production. Pas de tromperie possible, le nom du producteur est sur l’emballage. « La traçabilité est parfaite, on a de la chance d’avoir cette réglementation en France », se félicite Yolande Moulem, coordinatrice de l’Association nationale des producteurs laitiers fermiers (ANPLF). Selon elle, 5.700 éleveurs bénéficient en France de cette protection [3], sur tout le territoire. Environ 750 d’entre eux bénéficient d’une appellation d’origine contrôlée (AOP).

Un risque de standardisation du fromage fermier

Mais la mention pourrait changer de sens. Le projet de loi Alimentation, dans son article 11 octies, prévoit qu’il ne serait plus obligatoire d’affiner à la ferme. Le fromage pourrait en sortir à peine moulé, être acheté par un affineur et conserver la mention « fermier ». Seule condition, que cet affinage soit effectué en accord avec les « usages traditionnels ». Un terme totalement imprécis, relèvent ses détracteurs.

« Si mes fromages allaient chez un affineur, sans doute que les bactéries se mélangeraient avec celles des autres. Cela changerait-il le goût ? » s’interroge Laurence. La fermière avoue ne pas avoir le temps de suivre les débats parlementaires sur le sujet. « Les industriels veulent accaparer la mention “fermier” », comprend son mari, Francis. C’est exactement ce que dénonce l’ANPLF ainsi que la Confédération paysanne, qui s’inquiètent de ce qui pourrait ressortir de la commission mixte paritaire qui réunit ce mardi 10 juillet députés et sénateurs afin de les mettre d’accord sur le texte de la future loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous ».

Laurence Nory dans son laboratoire.

« Dans les montagnes de l’Ardèche, il existe des petites structures qualitatives d’affinage qui ramassent les fromages : les producteurs se regroupent pour commercialiser, parce que dans cette région ce serait difficile autrement. Mais il y a aussi de gros groupes laitiers qui rachètent les affineurs, notamment dans les grosses AOP, redoute Frédéric Blanchard, président de l’ANPLF et lui-même producteur de fromages de chèvre. Ils pourraient ramasser de gros volumes, mettre leur nom dessus. Eux différencieraient une partie de leur offre, mais cela banaliserait nos produits. Comment pourrais-je défendre mes prix après ça ? »

« La mention “fromage fermier” est une barrière contre la standardisation, soutient Joris Gaudaré, qui suit le dossier à la Confédération paysanne. C’est un gage de diversité, de préservation des savoir-faire paysans, de la mise en valeur de la variabilité d’une ferme à l’autre et au cours de l’année sur chacune. »

Autre avantage du fromage fermier, il permet au producteur de bien valoriser son travail sur des fermes de taille modeste. Frédéric Blanchard arrive à faire vivre cinq personnes avec seulement 90 chèvres. Laurence, quand elle aura remboursé ses dettes, pourrait, elle aussi, envisager d’embaucher : son chiffre d’affaires le permet. « Si je ne faisais que du lait de chèvre sans le transformer, je devrais peut-être avoir 600 bêtes, estime-t-elle. Cela n’aurait plus de sens, on ne les connaît pas ! »

En bout de chaîne, le risque est que l’acheteur ne s’y retrouve plus, entre le fromage fermier issu d’une filière à plusieurs intermédiaires, et celui effectivement tout juste sorti de la ferme. « C’est de la désinformation du consommateur », déplore Frédéric Blanchard.

Mis à part la vente à la ferme, les fromages de la ferme Missacapri sont également écoulés dans les Amap du coin et dans des Biocoops.

L’association et le syndicat demandent donc aux parlementaires de modifier l’article 11 octies afin de limiter l’affinage hors de la ferme aux seules AOP où la pratique est avérée et à condition que le nom du producteur soit sur l’emballage. À défaut, ils préféreraient que l’article soit tout simplement supprimé pour en rester à la définition actuelle.

Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, devant les sénateurs, a lui défendu la version actuelle. Cela permet selon lui de « sécuriser » la mention « fromage fermier », alors que la pratique de l’affinage hors de la ferme existe déjà dans certains cas. À la demande de réserver cette possibilité aux seules AOP, qui bénéficient d’un cahier des charges protecteur, il répond qu’on ne peut faire de discrimination entre fromages.

Le seul espoir des défenseurs du fromage fermier, désormais, est un sursaut des parlementaires lors de la réunion de ce mardi. La tête loin de ces débats, Laurence s’empresse de retourner à ses fromages. La demande ne faiblit pas. La fermière envisage d’acheter d’autres armoires d’affinage pour absorber sa production et rêve d’agrandir sa fromagerie.


NOTRE REPORTAGE EN DIAPORAMA


Fermer Précedent Suivant

legende