Daniel Mendelsohn : “La vie érotique est notre voie d’accès à la beauté”
Et si, sous l’influence des sites de rencontre et d’une conception trop plate du désir, nous étions en train de perdre le sens profond de l’éros ? En relisant les Grecs, comme nous y invite l’écrivain Daniel Mendelsohn, il est possible de voir dans l’expérience érotique et amoureuse une quête d’absolu.
Alors qu’il était malade et mourant, en 1992, le philosophe conservateur américain Allan Bloom a écrit un dernier essai, magistral, L’Amour et l’Amitié (rééd. Les Belles Lettres, septembre 2018). Il s’agissait d’une ample méditation autour du Banquet de Platon. En effet, Bloom voulait repartir de l’Antiquité, de l’héritage grec, pour faire l’éloge de l’éros contre ce que nous appelons aujourd’hui la « pulsion ». Son opinion était que, en rabattant le désir sur un simple besoin physiologique, sur du pulsionnel, nous autres contemporains avons perdu ce qui en faisait tout le sel.
« Selon une opinion dominante aujourd’hui, les préférences sexuelles ne sont précisément que des préférences, et non point, comme pour Platon, des voies d’accès vers la nature des choses, des manières de commencer à la deviner. » Ces lignes sont issues des dernières pages de l’essai, où la critique de Bloom se condense et s’approfondit : « Nous n’éprouvons plus le besoin impérieux de chercher dans la littérature et l’histoire des “modèles” pour notre vie érotique. […] Tout cela tend à réduire les actes sexuels à leur seule expression physique, et donc à réprimer le besoin naturel de les célébrer par des mots, tout en décourageant la réflexion sur des questions essentielles. On peut penser que cette légèreté nous facilite la vie ; en fait elle nous dérobe plus de la moitié de notre plaisir. »
Si la voix d’Allan Bloom s’est éteinte il y a longtemps, un autre auteur, le romancier et spécialiste de littérature antique américain Daniel Mendelsohn, est capable de déployer pour nous le sens ancien de l’éros et de nous expliquer comment nous pourrions en nourrir nos existences. Après avoir publié à l’automne dernier un roman éblouissant sur son père et sur Homère, Une Odyssée (lire Philosophie magazine n° 113, p. 88), Mendelsohn a accepté de nous faire partager ses vues sur les jeux contemporains de l’amour, tiraillés entre consumérisme et romantisme, et qui ne sont précieux peut-être qu’en ce qu’ils nous bouleversent jusqu’au plus profond de nous-mêmes.
À l’époque des sites de rencontres comme Grindr ou Tinder, pensez-vous qu’il y a un risque de se perdre dans le consumérisme sexuel ?
Daniel Mendelsohn : Les appareillages technologiques que nous possédons exacerbent un problème plus large, propre à la modernité. Nous vivons en effet dans un monde où nous risquons de nous perdre dans des interactions superficielles. La facilité avec laquelle il est possible de rencontrer des gens en vue d’une gratification sexuelle immédiate n’est que l’un des aspects d’une culture contemporaine qui, par l’intensité du commerce et de la publicité, est en train d’effacer la compréhension que nous pouvons avoir de notre propre identité. Plus précisément, dans la culture commerciale propre au capitalisme, l’identité personnelle est trop souvent considérée comme une accumulation d’étiquettes. Sur les sites de rencontre, sur les réseaux sociaux, chacun se couvre d’étiquettes. Les gens s’habituent à se transformer eux-mêmes en vitrines de magasins, en publiant une photo aguicheuse, en proposant un certain nombre de services (c’est-à-dire en détaillant leurs préférences). Quand vous commencez à lister ainsi vos caractéristiques, vous vous considérez implicitement comme un produit, autour duquel vous élaborez un discours marketing. Je pense que c’est une pente très dangereuse, car elle détruit le sens de l’intimité. Si tout ce qui est vécu est destiné à être représenté, notamment sur Facebook, alors la dimension intérieure et privée des expériences reste ignorée, hors champ. Or cela nous emmène hors du royaume de la sexualité et de l’érotisme réels.
La technologie a donc changé la donne ?
Quand j’avais 20 ans, avant l’arrivée d’Internet, si vous vouliez avoir une aventure, vous deviez aller dans la rue ou dans un bar, engager la conversation. Si quelqu’un vous abordait mais ne vous plaisait pas, il fallait lui parler, trouver un prétexte, « Désolé, je ne suis pas intéressé » ou « J’attends quelqu’un ». Dans tous les cas, vous deviez traiter l’autre comme un être humain, il était impossible d’effacer sa présence. Aujourd’hui, vous pouvez bloquer quelqu’un sur Facebook ou le swiper sur Grindr et Tinder. La possibilité de traiter les humains comme s’ils étaient de simples images, des informations entrantes, à accepter ou non, fait partie du problème. D’un côté, on se considère soi-même comme un produit. De l’autre, on perd le contact concret avec l’altérité, avec le corps des autres. Comment l’excitation n’en serait-elle pas diminuée ?
« Pour les Grecs, Éros était une divinité à la fois mystérieuse et puissante, qui s’emparait de vous et vous faisait accomplir n’importe quoi »
Vous rejoignez ainsi la critique d’Allan Bloom, qui prétend que nous avons beaucoup perdu en faisant du désir une simple pulsion, quelque chose de mécanique ?
Bloom a marqué un point ! Vous savez, pour les Grecs, Éros était une divinité à la fois mystérieuse et puissante, qui s’emparait de vous et vous faisait accomplir n’importe quoi. La venue d’Éros était toujours décrite comme un danger. Dans les poèmes de Sappho, il est dépeint comme une sorte de maladie ; le désir vous empêche de respirer, vous tremblez, vous verdissez… et en même temps, c’est très excitant. Je pense que les Grecs avaient compris que l’excitation et la frayeur étaient réunies dans l’expérience érotique et que l’excitation se nourrissait de la frayeur. J’aime beaucoup cette approche, qui veut que la venue d’Éros menace notre identité, tout en l’interrogeant, en la vivifiant, en la relançant… Sous l’impulsion de Freud, on en est venu à considérer que l’être humain est une sorte de collection de pulsions, avec une tuyauterie, des excès de pression par ici, des soupapes de sécurité par là… C’est très mécanique, et Bloom a eu raison de critiquer cette conception. Là où l’approche grecque était esthétique et tragique, avec Freud, vous n’êtes plus qu’une pompe : tantôt vous pompez, tantôt vous cessez de pomper… Cependant, il y a un autre problème, qui vient de votre « gars », Michel Foucault. Il est tellement à la mode ici, aux États-Unis, que les gens se sont convaincus que la vie érotique se réduit à des relations de pouvoir, à des enjeux politiques. La question inévitable est devenue : qui domine l’autre ? L’homme domine-t-il la femme ? Le plus riche le plus pauvre ? L’autre jour, j’étais en train d’engager la conversation dans un bar avec un jeune homme, qui m’a dit : « De toute façon, tu es le plus vieux et tu es professeur, tu as le pouvoir. » Je lui ai répondu : « Mais toi, tu es celui de nous deux qui est beau et a la vie devant soi, n’est-ce pas une autre sorte de pouvoir ? » À mon sens, ces approches idéologiques manquent ce qui se produit en nous quand nous sommes sous l’emprise du désir, et qui n’est pas si simple à décrire : le monde, les autres et nous-mêmes se trouvent métamorphosés, chargés d’une intensité nouvelle. La poésie raconte cela beaucoup mieux que les théories universitaires, qu’elles soient freudiennes ou foucaldiennes.
Le remède se trouverait-il dans la lecture de Platon ?
Dans le Banquet, Socrate tient un long discours où il explique, en substance, que la vie érotique nous amène à nous interroger sur la beauté du monde et, de là, sur la beauté elle-même, etc. Tout un chacun est plus ou moins capable d’avoir des relations sexuelles, c’est juste un besoin. C’est facile, et pas si intéressant en soi. En revanche, il y a dans la sexualité une ouverture, car l’érotisme peut être le début d’une expérience intellectuelle aux yeux de Platon. Les heures occupées aux jeux amoureux sont, disons, proto-philosophiques. L’érotisme nous conduit au seuil de la philosophie, car il nous fait entrevoir la beauté et même la vérité. C’est un pari que fait Platon et qui signifie que, grâce au désir, tout le monde peut devenir philosophe !
Vous-même, dans L’Étreinte fugitive, vous racontez que vous avez trouvé une solution très singulièreau « problème de l’amour ».
J’ai écrit ce livre au début des années 1990, j’étais beaucoup plus jeune. À cette époque, il était difficile pour un gay d’envisager la paternité ou la vie de famille. Aujourd’hui, les choses ont changé, le mariage est une option, certaines solutions pour adopter et éduquer des enfants existent pour les gays. Je ne sais pas si je referais les mêmes choix, si j’avais à nouveau 30 ans. En tout cas, j’ai construit mon existence sur une bifurcation, avec deux lieux d’habitation. Je me suis mis à passer la moitié de mes semaines dans Chelsea, le quartier homo de New York, où j’avais des aventures – des étreintes fugitives – avec des hommes, passionnées, parfois risquées. L’autre partie du temps, je résidais dans une banlieue calme où j’avais une vie de famille. Il se trouve qu’une amie célibataire était tombée enceinte et qu’en l’absence du père biologique elle m’a proposé de jouer le rôle d’un éducateur ou d’un tuteur pour son fils, Nicholas. J’ai accepté. Après la naissance du bébé, je me suis occupé de lui, j’ai commencé à rester une partie de la semaine avec eux, à me réveiller la nuit pour donner le biberon… Je me suis laissé prendre par ce lien. Donc j’ai conjugué ainsi l’homosexualité et la dimension familiale, mais aussi l’amour physique et romantique.
« L’insistance sur la monogamie sexuelle dans notre tradition judéo-chrétienne est une folie »
L’Étreinte fugitive est un livre sincère, parfois cru, mais votre solution, votre « bifurcation » n’est pas très différente du mariage bourgeois comme il se pratiquait au XIXe siècle. Vous conseillez de dissocier le sexe et la famille ?
Encore une fois, je crois que les Grecs et les Romains étaient beaucoup plus sages que nous. Personne, dans la grande culture antique, n’estimait que la sexualité devait être monogame et restée confinée dans le mariage. C’est même la différence la plus frappante entre le monde païen et le monde judéo-chrétien. Sérieusement, je crois que l’insistance sur la monogamie sexuelle dans notre tradition judéo-chrétienne est une folie ; c’est sans doute la raison pour laquelle nous avons tant de psys pour nous aider à tenir le coup. Les Grecs avaient une attitude beaucoup plus saine vis-à-vis de la sexualité, car ils ne lui associaient nullement les tortures de la culpabilité. Tenez, je vais vous donner un exemple. Il existe un guide très ancien d’interprétation des rêves, l’Onirocriticon d’Artémidore de Daldis [IIe siècle], qui explique que, si vous rêvez que vous avez une relation sexuelle avec votre mère… cela signifie que vous allez devenir riche. Très riche. Après ça, pourquoi auriez-vous besoin des conseils du docteur Freud ? (Rires.)
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Comment apprivoiser un texte philosophique ?
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