
POLITIQUE - S'ils ne parviennent pas à accrocher une deuxième étoile ce dimanche face à la Croatie, les Bleus pourront toujours se targuer d'avoir imposé une singulière union sacrée dans les rangs des partis politiques. Depuis le début de ce Mondial 2018, aucune controverse politicienne n'est venue parasiter le parcours sans tache de la sélection nationale en Russie. De Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, pas une voix ne s'est élevée pour contredire un choix du sélectionneur, interroger la composition de son équipe ou tacler le comportement de tel ou tel joueur. Une première après plus de deux décennies de polémiques identitaires et de crises politico-sportives.
Tandis que les Français redécouvrent avec gourmandise l'euphorie de la Coupe du Monde 1998, même Jean-Marie Le Pen s'est affiché avec le maillot de l'Equipe de France. Celui-là même qui, il y a 22 ans, jugeait "artificiel que l'on fasse venir des joueurs de l'étranger en les baptisant équipe de France" deux ans avant le triomphe de Zinedine Zidane et Marcel Dessailly.
La génération 2018 est-elle pour autant moins diverse, moins colorée que celle de 1998? La question, qui passionne la presse étrangère, demeure hautement sensible dans une République française mal à l'aise avec la segmentation des origines et hostile à tout ce qui pourrait s'apparenter au communautarisme. Car, après le sacre de sa génération dorée de '98, l'équipe de France est devenue, à son corps défendant, la caisse de résonance des fantasmes et des angoisses de la société française. À ce titre, elle n'a eu de cesse depuis 20 ans de subir les tentatives d'ingérences politiques visant à lui assigner un rôle qui n'était pas toujours le sien.
Symboles d'une éphémère "France black-blanc-beur", porte-voix improvisés d'une nation diverse mais divisée, "milliardaires" pointés du doigt par la passion égalitaire française, les Bleus ont été conspués pour leurs origines, pour leur attitude jugée insuffisamment patriotique sur le terrain, pour leurs déboires personnels en dehors des pelouses, voire pour leur régime fiscal.
En 2016, à l'aube d'un championnat d'Europe joué à domicile où la France allait se hisser jusqu'en finale, le très prudent Didier Deschamps essuyait encore des accusations de racisme pour n'avoir pas retenu dans sa sélection le très controversé Karim Benzema. Lui-même devenu, à tort ou à raison, l'incarnation d'une génération des banlieues à la dérive.
Comportement inattaquable
En 2018, pourtant, rien à signaler. Pas le moindre début d'imbroglio sur une Marseillaise boudée, sur des primes de match excessives ou sur une mise en examen infamante.
À l'inverse: un chœur quasi-unanime d'applaudissements nourris avec matches retransmis à l'Assemblée nationale et séances de visionnage dans les QG des partis. Et gare à ceux qui ne participeraient pas à l'unanimisme national. Au pilori la présentatrice du JT de France 2, Anne Sophie Lapix, pour avoir osé ironiser sur le spectacle de "voir des milliardaires courir après un ballon".Même traitement pour l'ancien candidat du NPA à la présidentielle Philippe Poutou, taxé de "rabat-joie" pour avoir dénigré les défilés de joie sur les Champs-Elysées après la demi-finale.
Un renversement qui doit beaucoup (mais pas seulement) au changement d'image de la sélection nationale et des valeurs qu'elle prétend véhiculer. "Avec ce que l'on vient de vivre, les joueurs n'ont plus le droit à l'erreur. Il n'y a plus de place au moindre écart", avait prévenu Didier Deschamps lorsqu'il avait repris, en 2012, les rênes d'une équipe de France à bout de souffle. Le traumatisme national de la grève de Knysna (2010), le retour des polémiques, dont celle des "quotas" de joueurs noirs (2011) qui éclaboussera le court mandat de Laurent Blanc ainsi que les résultats sportifs décevants de l'Euro 2012 sont alors dans tous les esprits.
Cinq ans après, le travail de longue haleine a fini par payer. "Je pense qu'on a recollé les morceaux avec le public. Ça a commencé pendant la Coupe du monde 2014; il y a eu un travail qui a été fait sur l'image; même sur le terrain, les joueurs ont été exemplaires", confiait au Monde le jeune prodige Kylian Mbappé avant la compétition, lui qui a décidé de reverser ses primes du Mondial à des associations.
"Ce n'est pas la même équipe de France", confirme-t-on au Rassemblement national (ex-FN) dont les dirigeants se sont toujours démarqués par la virulence de leurs critiques contre les Bleus. Alors qu'il y a cinq ans Marine Le Pen désignait encore les joueurs tricolores comme un "ramassis de gosses mal élevés", des racailles emblématiques du "communautarisme" et de "l'ultra-libéralisme", le RN ne trouve plus rien à redire aux exploits de la bande à Deschamps. Après avoir combattu pied à pied la "France black-blanc-beur" jugée ethniciste et anti-républicaine, le parti d'extrême droite veut même croire que "l'enthousiasme populaire autour de son équipe peut servir de défibrillateur pour réveiller le patriotisme français".
"Cette équipe est à l'image de ce que l'on veut promouvoir: des joueurs qui chantent la Marseillaise et qui proclament leur attachement à leur pays. C'est Umtiti qui a refusé de jouer pour le Cameroun, c'est Mbappé qui revendique son amour de la France", s'enthousiasme Aleksandar Nikolic, chargé des questions sportives au Rassemblement national, pour qui "le football devient un des moments où l'identité française peut être sublimée".
De fait, l'équipe de France, malgré la jeunesse de son effectif (26 ans de moyenne d'âge), a su esquiver avec une maturité certaine les chausses-trappes politiques qui se dressaient en travers de son chemin. Et ce malgré les sollicitations des médias étrangers interrogeant le "multiculturalisme" ou encore les "racines africaines" de certains joueurs. Blaise Matuidi saluait la "belle diversité à l'image du pays" en réponse à l'interpellation d'un journaliste brésilien. Avant lui, le milieu de terrain Paul Pogba s'ingéniait aussi à réconcilier diversité d'origines et unité nationale. "Il y a beaucoup d'origines, c'est ça qui fait la France, une belle France. La France d'aujourd'hui a plein de couleurs. On se sent tous français, on est heureux de porter ce maillot. [...] La France est belle comme ça, c'est comme ça qu'on l'aime et qu'on l'aimera toujours". Des déclarations d'amour visiblement destinées à faire l'unanimité: "Il faut être fier d'être Français. On le dit très peu. On est bien en France, on mange bien, on a un beau pays, de beaux Français, de beaux journalistes. J'ai envie que les jeunes disent 'Vive la France et la République'", s'est enflammé Antoine Griezmann.
La victoire, cet éphémère "rituel magico-religieux"
Cette alchimie retrouvée entre les Français, les politiques et leur équipe aurait-elle toutefois été possible sans les succès accumulés sur le terrain? Plus que son comportement impeccable, "ce sont les victoires de cette équipe de France qui euphorisent le pays et inhibent les discours racistes et xénophobes", nuance le politologue de la France insoumise Thomas Guénolé, qui a lui-même renoué avec les plaisirs du football à l'occasion du match de référence France-Argentine.
Si l'équipe de France est devenue inattaquable, c'est aussi parce que ses triomphes sont devenus le catalyseur d'une joie populaire et collective retrouvée. D'une liesse qui, le temps d'une compétition, efface les barrières sociales et transcende les clivages politiques. Et ce jusque dans les rangs de la France insoumise où Jean-Luc Mélenchon et les siens ont (temporairement) fait l'impasse sur leurs propositions de priver d'équipe de France les joueurs qui ne payeraient pas leurs impôts sur le territoire national afin d'applaudir leurs succès.
"On doit pouvoir se réjouir, surtout quand c'est une réjouissance purement positive. On est content parce qu'on a gagné, parce qu'on a une belle équipe parce qu'elle est de bien des façons à l'image du pays dans sa forme populaire", a salué Jean-Luc Mélenchon en appelant les siens à se retenir de "commentaires méprisants". "Cette culture populaire ne doit pas être méprisée mais respectée", abonde Thomas Guénolé pour qui "on peut parfaitement être contre la marchandisation du sport tout en partageant l'incroyable émotion populaire qu'il nous procure".
Anti-foot, anti-français? L'analyse est partagée jusque dans les rangs de l'Assemblée nationale. "Le foot est l'occasion de grands moments de communion comme il n'y en a plus. Les stades ont remplacé les églises", confirme un député LREM épris du ballon rond.
D'un point de vue anthropologique, l'union sacrée footballistique tient en effet du mystique. "On ose de moins en moins faire de l'anti-foot, car c'est être opposé à un rituel de cohésion. Le foot est avant tout un spectacle qui opère une fonction sociale, ritualisée. Or ces grands rituels magico-religieux servent à réparer les maux d'une société", prévient le sociologue Anthony Mahé. Alors que les populismes montent partout en Europe, impossible pour les partis politiques de faire l'impasse sur "ces moments de partage collectif et émotionnels" au risque de s'enfermer dans une posture élitiste éliminatoire. "Dans un monde fragilisé par la mondialisation, les attentats, on a besoin de retrouver cette fonction cathartique du spectacle. Attaquer le foot, c'est attaquer cet exutoire et c'est se couper du peuple", tranche le directeur de la connaissance au cabinet Eranos.
Combien de temps le charme de l'union sacrée opérera-t-il grâce à l'équipe de France? "L'enchantement est purement présentéiste et il n'a d'efficacité que dans l'instant. Toutes les promesses projectives ne peuvent être que déçues", prévient le sociologue. Avis aux responsables politiques tentés de récupérer une éventuelle victoire dimanche: la parenthèse s'arrêtera au coup de sifflet final.
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