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Marlon Brando, un acteur nommé désordre

Les stars en Perfecto® Schott - Marlon Brando
Le Perfecto® connaît ses heures de gloire grâce à l'acteur Marlon Brando qui le porte dans le film L'équipée Sauvage (László Benedek) en 1954. Getty Images

Famille je vous hais (1/5). - Glamour, gloire et rivalités : chaque semaine, au fil de l’été, Madame Figaro raconte la saga familiale tourmentée d’une célébrité. Premier chapitre de notre feuilleton Famille, je vous hais, la tribu Brando, dévastée, dans le sang et les larmes.

Le 9 juillet 2004, une poignée d'invités pétrifiés assistent au final cut d'un western métaphysique. Extérieur jour : 40 degrés à l'ombre dans la Death Valley, en Californie. Pas un bruit, pas une fleur, même pas un insecte, juste un décor terre de Sienne qui sature l'imaginaire. Ici s'achève le destin d'un géant du cinéma. C'est dans la vallée de la Mort, vaste désert balayé par le vent du Mojave, antique territoire des Indiens Shoshones, que l'on va disperser les cendres de Marlon Brando. Une semaine plus tôt, reclus dans sa forteresse de Mulholland Drive, à Los Angeles, souffrant d'un syndrome pulmonaire, maintenu en vie par des tubes d'oxygène, le plus grand acteur du monde avait rendu l'âme dans la nuit, allongé sur son lit, l'écran du téléviseur allumé pour ultime projecteur. Il avait 80 ans.

Ses obsèques sont à son image : âpres, désorganisées, mais grandioses. Tarita, sa dernière épouse, avance, dit une prière, avant d'ouvrir l'urne. Les cendres de Brando s'envolent dans un ciel de laiton. Quelques membres de la tribu sont là, étouffés par l'émotion et par le sirocco du Santa Ana : Simon (fils de Tarita), Miko (fils de Movita Castaneda, sa seconde femme), Ninna, Myles, Timothy (les trois enfants issus de sa liaison avec Maria Cristina Ruiz, sa gouvernante). Mais on remarque l'absence de Christian, son aîné, fils de sa première femme, la ravissante actrice indienne Il prétendra qu'on ne l'avait pas convié à la cérémonie - mauvais karma.

Neuf enfants ou plus

Brando a eu neuf enfants, mais ce chiffre est sujet à inflation. Entre ceux qu'il a adoptés (quatre) et ceux qu'on lui a attribués sans preuve, il en aurait eu douze, voire même plus. Des petits-enfants, il en a dix-sept, un record. La généalogie d'un mythe échappe aux lois de l'hérédité. Issus de liaisons successives, enjeux de conflits financiers et de rancœurs tenaces, ses descendants ne se fréquentent pas et ne s'aiment guère. Cinq d'entre eux se tiennent là pourtant, figurants de prestige, aux ordres de ce père absent qui les a terrifiés toute sa vie. À cet instant, le souvenir d'un très doux visage flotte dans tous les esprits. Un teint mat, des yeux fendus couleur vert jade, un profil d'aigle et une silhouette de gazelle, fine, musclée, racée. De son terrible père, avait hérité la beauté du diable. Il lui avait aussi légué sa violence et son désordre mental. Si cette fille du feu n'est pas là, à l'heure du dernier adieu, sur cette terre indienne, elle qui fut baptisée ainsi en hommage aux Peaux-Rouges que Brando respectait tant, c'est qu'elle a mis fin à ses jours neuf ans plus tôt. Cheyenne s'est pendue haut et court. Un mauvais mélo. Elle avait 24 ans.

La mort de Cheyenne a précipité sa descente aux enfers.

Depuis le suicide de sa fille adorée, Brando se laisse glisser dans les ténèbres. Ne vit plus que la nuit, ne répond plus au téléphone, erre dans les rues, déguisé en clochard céleste ou en sikh à turban. Son poids est alarmant. Il a fait cadenasser son réfrigérateur, stratagème dérisoire. D'un coup de patte, il en fracasse les chaînes et se livre à son activité favorite : la grande bouffe en solitaire. Oui, la mort de Cheyenne a précipité sa descente aux enfers.

Flashback

En 1990, l'as de l'Actors Studio, qui ne tourne plus que dans quelques navets, met en scène par inadvertance un family movie qui tient des Atrides pour le fond et du Parrain pour la forme. Ce printemps-là, Christian, 32 ans, rebelle invétéré, et sa demi-sœur, Cheyenne, mannequin, élevée par sa mère à Tahiti, séjournent à Frangipani, la demeure de leur père, à Los Angeles. Le 19 mai au soir, Christian entre en tremblant dans la chambre paternelle et hurle : "Papa, Dag est mort !" Le cadavre, c'est Dag Drollet, 26 ans, le fiancé de Cheyenne.

L'arme, c'est un Sig-Sauer P220, et elle appartient à Christian Brando. Mais il nie avoir tué Dag, même si l'évidence crève l'écran au beau milieu de cette nuit sanglante. Or, il a bel et bien abattu la victime d'une balle dans le crâne et il l'a fait pour venger sa sœur chérie, que Dag, le vaurien, bat comme plâtre, dit-il, sa sœur enceinte de sept mois, sa sœur qui va mettre au monde le fils d'un homme mort ! Dans l'air flotte un parfum d'inceste et de malédiction. Ni Elia Kazan ni John Huston n'auraient eu le cran d'élaborer un tel scénario. Confronté au réel, que fait l'acteur ? Enveloppé dans son kimono, ayant à peine digéré les cinq hamburgers et les dix glaces Häagen-Dazs qu'il consomme chaque soir, il se conduit comme n'importe quel citoyen un peu sonné, pas comme le héros futé de L'Équipée sauvage. Brando n'enfourche pas sa Harley, il appelle la police.

Un père errant, un père diabolique qui brouille les pistes

À partir de là, tout va basculer dans un mélo très noir. Fini le royal isolement du misanthrope, fini le culte du secret. Deux ans durant, le monde entier entre dans sa vie comme dans un saloon : flics, enquêteurs, juges, procureurs, reporters de tabloïds, paparazzis. Tous ceux qu'il fuyait depuis deux décennies reviennent en boomerang. Il ne pouvait rien lui arriver de pire. Des clichés du procès circulent : il se présente au tribunal, en costume noir XXL et chemise blanche, chevelure gominée, un mafioso au regard méfiant. Et toujours ces phrases énigmatiques, émises en sourdine, d'une voix rauque et inaudible. La cour éberluée auditionne Don Corleone. Le parrain balade savamment les experts. Pas besoin de script, ce type est magnétique, machiavélique. On gobe ses mensonges, on en redemande, c'est comme s'il tournait son dernier film en l'improvisant au jour le jour.

Dévasté hyperconvaincant

Marlon Brando dans Le Parrain de Francis Ford Coppola (1972).
Marlon Brando dans Le Parrain de Francis Ford Coppola (1972). Photo DR

Au fil des mois, il retourne les arguments comme des crêpes flambées. Dévasté, hyperconvaincant, il dit : "Tout le monde pense que je joue, mais je ne le fais pas, je suis juste un père." Un père dont les empreintes figurent sur l'arme du crime. Un père indigne, un père absent, un père errant, un père diabolique qui brouille les pistes. Au procureur qui lui demande : "Monsieur Brando, avez-vous su que Cheyenne avait dit qu'elle croyait que vous étiez de connivence avec Christian, comme dans le film Le Parrain ?" Le sphynx répondra calmement : "Oui."

À la fin de cet interminable procès, on ne sait toujours pas si Marlon a commandité le meurtre. C'est indécidable, car l'enquête et les expertises ont été bâclées. La personnalité de l'acteur vampirisait tout.

Accident ? Meurtre ?

Le fils de l'ogre écope de dix ans de réclusion. Sa fille, elle, s'envole pour Papeete et accouche deux mois plus tard d'un petit garçon, baptisé Tuki. Ce nourrisson apprendra un jour que son père a été liquidé par son oncle. Antigone, Œdipe et Créon veillent sur son berceau et la tragédie familiale continue. Car la justice poursuit Cheyenne. Après une plainte du père de Dag, elle est inculpée de complicité d'assassinat par un juge de Papeete, en juillet 1991. Elle se cache en France avec l'aide de son père, qui craint par-dessus tout la prison pour sa fille. On les retrouve dans une villa de Sologne, on l'arrête le 15 novembre 1991. Trois jours plus tard, elle est envoyée dans une chambre de sûreté, au centre hospitalier de Papeete. Le 28 novembre 1991, cette mère dépressive et vagabonde est libérée sous caution. Montant : un million de dollars versé par Brando, évidemment. Finalement, elle bénéficiera d'un non-lieu, le 23 mai 1993. Cheyenne est libre, mais n'a plus le goût à rien. Il lui reste deux ans à vivre. Drogue, alcool, épisodes délirants : sa seconde tentative de suicide par pendaison en 1995 sera la bonne.

Elles ont toutes un air de famille : fines, racées, brunes …

Brando n'aimait pas Cheyenne, il la vénérait. Sa déesse, son oiseau des îles, la seule qui trouvait grâce à ses yeux, lui qui n'avait pas d'affect. À 71 ans, blessé, foutu, le sumo maléfique mord la poussière. Le constat est clair. Il détruit tout autour de lui. Dans son sillage : le sang, les pleurs, la désolation. C'était donc vrai. Les témoignages qu'on a crus fantaisistes, inventés ou dictés par la jalousie de ceux (acteurs, techniciens, réalisateurs) qui affirmaient que Brando semait le malheur partout où il passait, ces observateurs avaient raison. Le plus bel animal de tous les temps, l'objet de désir en or massif, celui qui avait le monde à ses pieds, tombeur d'une centaine de femmes sublimes et d'une bonne dizaine d'hommes, n'aimait au fond que la destruction. Un si beau monstre : c'est le titre de l'excellente biographie que François Forestier a consacrée à Brando. On ne saurait mieux dire.

Ses prises de guerre ? C'est au hasard des tournages qu'il les amasse. Elles ont toutes un air de famille : fines, racées, brunes de préférence, Indiennes, Africaines, Sud-Américaines ou Tahitiennes. Les vamps, les stars ? À la rigueur, mais en passant, sans s'attarder. Marilyn Monroe, Grace Kelly et figurent à son tableau de chasse. Généralement, ce mâle dominant préfère les anonymes, les figurantes, les soumises, celles qui ne lui voleront pas la vedette : Movita, séduite sur Viva Zapata ! ; Tarita, raptée sur Les Révoltés du Bounty ; Anna Kafshi, maraboutée à la cantine de la Paramount. Toujours au plus près du bras, car Marlon est allergique à toute espèce d'effort. Ces trois-là lui passeront la bague au doigt. Et il les trompera toutes allégrement, l'actuelle trouvant parfois l'ex dans le lit conjugal, avant de divorcer de chacune.

L'Oscar du meilleur acteur pour le film Sur les quais se moque des honneurs, juge ses amoureuses un peu collantes, le cinéma rasoir et fausse compagnie à tous pour taper sur des bongos ou nourrir son raton laveur, rongeur en laisse qui ne le trahit jamais. Un sex-symbol désabusé, un roi infantile. La faute à qui ? À Dorothy dite Dodie, sa mère. Belle, folle, alcoolique, inapte au maternage, épouse délaissée par son mari, qui se réfugia toute sa vie dans la lecture de manuels évangéliques et de poèmes ésotériques. À son fils, elle n'exprima sa fierté qu'une seule fois, lorsqu'elle apprit qu'il allait jouer dans Jules César d'après la pièce de Shakespeare. Est-ce pour lui offrir un paradis posthume, à elle qui avait disparu trop tôt, qu'il acheta en 1970 l'atoll de Tetiaroa ? On prétend qu'il y fut heureux, insouciant, entouré de vahinés, le buste décoré de fleurs de tiaré. Mais le bonheur fut de courte durée.

En 2008, Christian meurt à l'âge de 48 ans, vaincu par une maladie pulmonaire, comme son père. Les héritiers vivants, enfants et petits-enfants, que Brando ne voyait presque jamais, se partagent aujourd'hui les 21 millions de dollars de la succession. Plus le fascinant atoll, cet éden infernal où l'homme le plus désiré du monde venait noyer son spleen, ce cimetière marin où gisent tous ses doubles, ses avatars de légende : Stanley Kowalski, la brute polonaise, Terry Malloy, le boxeur docker, le colonel Kurtz d'Apocalypse Now et tant d'autres. Ceux qui lui ressemblent sang pour sang, les vrais de vrai, des clones imaginaires, des fantasmes grandeur nature, les seuls membres de sa famille.

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