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Débat : L’islam, « décolonisateur » du monde ? Un éclairage sur le soutien à Tariq Ramadan

Tariq Ramadan en Inde au Kerala, 2017, université Al Jama Al Islamiya. Zuhairal/Wikimedia, CC BY-NC

La récente pétition de cent intellectuels « réclamant une justice équitable » pour Tariq Ramadan, prédicateur musulman et islamologue incarcéré en France dans une affaire de viols, offre au grand public français un certain nombre de faits qu’il connaît peu.

D’abord que l’affaire Ramadan n’est pas, ou pas seulement, une « affaire très française » mais que la notoriété du petit-fils de Hassan El Banna, le fondateur des Frères musulmans, ne se cantonne pas à la Suisse et à la France, voire au Royaume-Uni, mais s’étend au monde entier : Inde, Japon, Malaisie, Italie comme en attestent les signatures sur la pétition.

Or, ces intellectuels, qui ne sont pas tous musulmans, se rassemblent autour de lui non pas pour clamer son innocence, mais pour s’insurger contre les conditions de sa rétention qui, étant donné son état de santé, bafoueraient les droits de l’Homme.

Ce faisant, ils font également une démonstration de leur adhésion à une certaine pensée intellectuelle, la pensée décoloniale. La genèse de ce courant remonte aux années 1990. Il fut conçu par des universitaires latino-américains définissant les contours de la « colonialité » comme le maintien d’une inégalité sociale et culturelle sur une population au-delà de la décolonisation et l’intériorisation de cette prétendue infériorité.

Une théologie musulmane de la libération

La liste des signataires est ainsi difficile à interpréter sans une connaissance de certaines dynamiques actuelles de l’islam. Parmi les signataires, principalement des universitaires, beaucoup ont fréquenté Tariq Ramadan et lu ses ouvrages, et ce avant que ne tombent les accusations d’agression sexuelle portées à son encontre. Ramadan est d’abord perçu comme un islamologue, et non pas comme un prédicateur qui a encadré la jeunesse musulmane lyonnaise.

De fait les chercheurs ont bien identifié un tournant, depuis les années 2000, dans la trajectoire de Tariq Ramadan : se détournant d’un objectif d’islamisation par le bas, il a rejoint les savants de l’islam qui élaboraient les contours d’une théologie musulmane ou islamique de la libération, comme il le fait dans son ouvrage Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique (Bayard, 1998) ou encore via son site.

L’universitaire d’origine iranienne Hamid Dabashi le prend en compte dans son riche examen de cette « théologie » qu’il fait commencer il y a deux siècles. Selon lui, depuis 200 ans l’islam est islamisme, c’est-à-dire une force indissociablement religieuse et politique, car il est modelé par la réalité géopolitique mondiale, à savoir la domination de l’occident qui ne laisse à tout ce qui n’est pas lui que la possibilité d’être « le reste ». Ainsi l’islam politique, sous ses diverses formes et expériences, définit-il l’islam moderne qui a lutté contre la colonisation, mais aussi contre le néocolonialisme.

Conversation avec Hamid Dabashi, Graduate Institute, Geneva"

Dépasser « The West and the Rest »

Le désir révolutionnaire se lit comme le dépassement de l’opposition « The West and the rest ». Cette expression forgée par Stuart Hall dans un article de 1996, a été reprise avec succès par Samuel Huntington puis récemment traduite de façon spirituelle et pertinente par « occident et accidents » par le psychanalyste français Thamy Amouch. Elle correspond à une analyse de la situation géopolitique mondiale dont la date varie d’un auteur à l’autre.

Pour certains, comme le professeur de sociologie Asef Bayat, cette théologie de la libération émerge dans les années 1970.

Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké né vers 1853 à Mbacké (anciennement Mbacké-Baol), disparu le 19 juillet 1927 à Diourbel au Sénégal, est le fondateur de la confrérie des Mourides. Wikimedia

D’autres la renvoient au mouvement des Frères musulmans. Certains au travail d’Ali Shariati, penseur iranien, qui a traduit Frantz Fanon et qui est considéré comme l’inspirateur de la révolution islamique en Iran. D’autres au soufisme africain, par exemple le mouridisme fondé par Cheikh Ahmadou Bamba au Sénégal pour résister au pouvoir colonial français.

La liste n’est pas exhaustive. Ce qui en tout cas se retrouve dans toutes les analyses de ce type, c’est le caractère oppositionnel de l’islam, contre la domination de l’occident qui est présentée comme une domination à la fois politique, culturelle et épistémologique.

Le plus intéressant de ces différentes généalogies, c’est qu’elles sont théorisées a posteriori, et c’est là que nous retrouvons nos penseurs, qui sont extrêmement contemporains.

Une école de pensée diverse

Ce courant, ou cette école, pour diverse qu’elle soit, dessine ses contours après le 11 septembre ; elle opère une sorte de synthèse, avec des pondérations variées, de la pensée d’Edward Saïd et de la critique de l’orientalisme, de l’anticolonialisme tiers-mondiste de Frantz Fanon, du poststructuralisme, du post-sécularisme de Talal Asad, du féminisme islamique et de la pensée décoloniale.

Entretien avec Asma Lamrabet, féminisme islamique, Sociologie de l’intégration.

Je me concentrerai ici sur la dernière pensée, qui tend à prendre une place de plus en plus importante, et décrirai son effort d’élaboration historique.

La « colonialité » est née en 1492

Pour les tenants de cette pensée, originaire d’Amérique dite latine, l’histoire du couple « the West and the rest » ne commence pas avec l’expansion coloniale des puissances européennes, au XIXe siècle, mais en 1492, avec la prétendue « découverte » du « Nouveau Monde ».

C’est à cette date que remonte la place centrale que s’arroge l’Occident sur le monde, auquel il impose son pouvoir politique, l’exploitation des peuples (avec l’esclavage et la traite), mais également la disqualification des savoirs indigènes jugés primitifs et locaux, sans accès à l’universalité.

Il faut noter que les théoriciens qui comptent également des sociologues, des sémiologues et des anthropologues dans leurs rangs ne sont pas des historiens, mais développent une approche plutôt philosophique. Pour eux, la colonisation instaure une « colonialité » qui se prolonge au-delà des indépendances et décolonisations, jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire l’instauration d’une relation asymétrique, qui concerne à la fois le pouvoir, le savoir et l’être.

La pensée décoloniale, formulée progressivement dans les années 1990 par différents penseurs, se place elle-même dans une continuité théorique. Elle s’appuie sur le marxisme réinterprété d’une part selon le modèle du système-monde d’Immanuel Wallerstein elle-même nourrie de la théorie de la dépendance, et d’autre part selon la philosophie de la libération.

La libération comme système de pensée

Cette dernière, quand elle n’est pas ignorée, est souvent confondue avec la théologie de la libération, alors que la différence est bien inscrite dans leur nom respectif.

Un groupe d’intellectuels latino-américains fonde ainsi à partir de 1998 le Projet Modernité/Colonialité (Proyecto M/C), s’enrichissant d’année en année de nouveaux chercheurs et travaux. Il réinterprète la totalité des phénomènes sociaux et politiques depuis 1492 à la lumière de la constitution du système-monde-capitaliste-patriarcal.

Ce faisant il invite à décoloniser l’Abya Yala nom donné à l’Amérique (« terre dans sa pleine maturité » selon une langue indigène du Panama), terre revendiquée depuis 1977 par The World Council of Indigenous Peoples (WCIP) puis en 1992, lors du 500e anniversaire de la « découverte de l’Amérique », par Amerigo Vespucci.

Abya Yala : This Land Is Ours, documentaire de Patrick Vanier, Sycomore Films (2006), avec Evo Morales.

Ce mouvement a très naturellement rencontré l’actualité universitaire et politique de l’Afrique du Sud qui s’interroge ainsi sur la façon d’introduire la subjectivité et l’ontologie « indigènes » dans les cursus universitaires.

Un tournant islamique

Le tournant islamique d’une certaine école de la pensée décoloniale paraît aujourd’hui consacré, moyennant une emphase redoublée sur la concomitance entre la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb et l’achèvement de la reconquête d’al Andalous, territoire ibérique sous domination musulmane, par Isabelle la Catholique, valant expulsion des juifs et des musulmans, et le déplacement du centre du monde, l’islam qui était jusque-là le centre passant à la périphérie.

Isabella I de Castille (1451-1504), reine de Castille-et-León, aussi appelée Isabelle la Catholique. Museo del Prado. Anonyme/Wikimedia

Ce courant du mouvement décolonial (lui-même très divers) se déploie aujourd’hui dans différentes institutions et organisations, liées les unes aux autres, et engagées dans le réformisme. On pense ainsi aux Critical Muslim Studies, aux Decolonial Islamic Studies ou encore les groupes Dialog Global et The Islamophobia Research and Documentation Project (IRDP), qui organisent des universités d’été et des séminaires à travers le monde (notamment Grenade, Cap Town, Leeds, Mexico) où convergent des penseurs qui n’ont pas nécessairement de liens avec l’Amérique latine. Ce qui est un paradoxe puisque ce courant revendique une contextualisation définie par un espace physique et géographique propre.

Le paradoxe n’en est cependant plus un dès lors que, pour les penseurs de ce courant, le racisme culturel a précédé le racisme racial. Rappelons-nous la célèbre controverse de Valladolid, organisée en 1550 par Charles-Quint, qui oppose le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginès de Sepúlveda, autour de la question de savoir si l’esclavage des peuples amérindiens est légitime ou illégitime. La victoire de Las Casas sur Sepulveda est présentée, dans l’histoire « occidentale », comme une victoire de l’humanisme.

La controverse de Valladolid, téléfilm de Jean‑Daniel Verhaeghe, 1992.

Pour les décoloniaux en revanche, elle a pour principal résultat l’identification des indigènes et des musulmans comme appartenant à des cultures inférieures, qu’il fallait moderniser, éloignées autant dans le temps que dans l’espace. Cette disqualification prévaudrait encore aujourd’hui, avec le concept d’une sécularisation des sociétés perçue comme un progrès par rapport à la religiosité, renvoyant au passé de l’Europe la mobilisation politique au nom de la religion.

L’islam, un agent révolutionnaire

C’est ainsi que je me suis interrogée sur ce qui avait intellectuellement incité les décoloniaux à trouver dans l’islam sinon la solution, du moins le meilleur agent révolutionnaire pour dépasser l’opposition entre « the West and the rest » qu’ils décrivent comme une prison.

Assurément il y a la diffusion mondiale de l’islam qui donne plus de consistance à un muslimistan diasporique décrit par Salman Sayyid. Les « musulmans » sont susceptibles de donner une base sociale à ce qui est pour l’instant, pour l’essentiel, un corpus universitaire.

Il y a aussi une interprétation théologique, qui se retrouve dans l’univers de pensée chiite (Hamid Dabashi) et sunnite (Farid Esack), selon laquelle l’islam, loin d’être « religion de paix », est au contraire ferment révolutionnaire.

Car, si certains décoloniaux imaginent l’après du renversement de l’Occident sous la forme d’« un cosmopolitisme critique qui aille au-delà des discours nationalistes et colonialistes » comme l’écrit le chercheur Ramón Grosfoguel sous le terme de transmodernité, ce qui les unit d’abord, au cœur de leur qualité revendiquée de victimes « mises au silence » ou « invisibilisées », est leur commune opposition à l’« Occident » qu’ils appellent à renverser au nom du respect de ce qu’ils n’appellent pas des « cultures », mais des « ontologies » comme le suggère le dernier ouvrage de l’anthropologue Arturo Escobar.

J’ajouterais une interprétation, toujours renforcée par la lecture de ces auteurs qui sont fortement enracinés dans un corpus « occidental », notamment la French theory et très engagés dans la théorie, c’est que consciemment ou non, ils désirent sortir de la très grande contradiction où les met l’affirmation postmoderne que le savoir n’est que pouvoir, ce qui fait courir un risque de relativisme et de dissolution de tout savoir.

Les références à Heidegger, notamment à ses développements sur la vérité, aletheia, me font penser qu’ils trouvent dans l’islam le point d’arrêt, soit la Vérité, qui permet d’arrêter le mouvement de la déconstruction.

On les trouve fréquemment dans les écrits de membres du Mouvement mondial « mourabitoun » (la Darqawiya sous Abdalqadir al sufi, une tariqa soufie) qui est à l’origine des conversions à l’islam d’Indiens des Chiapas (Mexique). C’est ainsi le cas d’Umar Vadillo, auteur d’un Heidegger for Muslims, Basque converti et co-fondateur d’un mouvement anti-usure. Il fait une lecture radicale et identitaire des écrits du philosophe allemand qui inspire également l’islamo-nationalisme d’un autre converti au sein de ce même ordre et responsable du Weimar Institut, l’Allemand Andreas Abu Bakr Rieger.

La présence de Heidegger entre autres réfute l’idée que l’islam serait l’Autre de l’« occident ». Elle invite à reprendre, de façon plus conceptuelle, le travail que Victor Farias a commencé sur l’héritage du philosophe allemand dans le fondamentalisme islamique, et en particulier dans l’œuvre de Tariq Ramadan.

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