Traces de l’errance
En consacrant une exposition à la représentation photographique des tsiganes, le Musée national de l’histoire de l’immigration fait coup double : il braque le projecteur sur des artistes plus ou moins connus tandis qu’il déconstruit clichés et stéréotypes.
Roms, Manouches, Gitans… les noms ne manquent pas pour qualifier les Tsiganes. Le Musée national de l’histoire de l’immigration consacre une exposition à leur représentation dans la photographie. Car si les gens du voyage colportent avec eux l’image d’éternels vagabonds, ils sont aussi l’objet d’une construction stéréotypée faisant d’eux le modèle de l’altérité, sinon de l’asocial dont l’errance marquerait la dangerosité. Depuis 1860, la photographie a joué un rôle majeur dans la constitution de ce stéréotype, participant de leur relégation, via les études anthropologiques et le fichage policier. Rapidement, les Tsiganes eux-mêmes se sont prêtés au jeu, devenant des sujets « iconiques », offrant l’image que l’on attendait d’eux : femmes énigmatiques, décors de fête et animaux de foire. C’est le tour de force de l’exposition de montrer ce double jeu, en laissant la part belle aux artistes de renom. André Kertész documente ainsi merveilleusement la Zone de Paris, cette ceinture où s’installèrent de nombreux bidonvilles, et Robert Doisneau fait de la figure du vagabond un motif de la photographie moderne. D’autres photographes moins connus illustrent avec talent cette « fabrique de l’image », de l’intérieur, en maintenant une archive du récit familial, comme Matéo Maximoff, qui fut chaudronnier, écrivain et pasteur, né d’une mère manouche et ami de Willy Ronis.
Pour Ilsen About, l’un des commissaires de l’exposition, « au moment où se pose la question de l’assimilation de ces populations au cadre des nations en devenir, la photographie apportait ainsi une apparente justification à l’état d’exception dans lequel ils paraissaient vivre, soi-disant à l’écart de tous ». Le chercheur distingue trois fonctions de ces photos : l’image-trace, qui témoigne d’un certain état du monde social ; l’image-fantôme, qui constitue un imaginaire et des clichés ; l’image-expérience qui met en scène les sujets eux-mêmes comme des acteurs de leur histoire. La saisissante série réalisée par l’artiste contemporain Mathieu Pernot auprès d’une famille rom durant vingt ans, les Gorgan, clôt généreusement le parcours de l’exposition. Ses images de grand format, présentées par grappes sur des pans de murs, réunissent ces trois fonctions – la trace, l’imaginaire, l’expérience. Mais le photographe s’en sert pour brouiller les archétypes, en consignant l’histoire de cette famille avec empathie, d’autant plus loin de l’imagerie idéale que cette histoire nous est proche.
Mondes tsiganes. La fabrique des images / Musée national de l’histoire de l’immigration / Palais de la Porte-Dorée (293, avenue Daumesnil, Paris, XIIe) / Jusqu’au 26 août
À lire : Mondes tsiganes. Une histoire de la photographie, 1860-1980 / Ilsen About, Mathieu Pernot et Adèle Sutre (dir.) / Musée national de l’histoire de l’immigration-Actes Sud / 29 €.
L’entretien avec Ilsen About, co-commissaire de l’exposition ☛
Expresso : les parcours interactifs
Pourquoi lui, pourquoi elle ?
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