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Libération
Reportage

En Malaisie, la double peine des réfugiées rohingyas

Au sein de cette minorité birmane persécutée et en exil, les jeunes femmes paient le prix fort : vendues pour être mariées par leur famille restée au village ou dans des camps, elles se retrouvent dans une situation d’extrême précarité.
Dans une cabane en banlieue de Kuala Lumpur, en février 2017. Une jeune Rohingya ayant fui son mari y vit avec sa mère et sa petite sœur. (Photo Lai Seng Sin. Reuters)
par Laurence Defranoux, Envoyée spéciale à Kuala Lumpur
publié le 19 juillet 2018 à 20h06

«Je ne sais pas combien mon mari a payé. J'étais jeune, je n'avais pas le choix. Je devais épouser celui auquel les trafiquants me vendraient.» Le visage caché par un niqab, la jeune fille raconte ses parents tués en Birmanie, la fuite en bateau jusqu'à la Thaïlande, son mariage en Malaisie avec un émigré rohingya, qui l'a abandonnée quand elle est tombée enceinte. Elle a 14 ans et la scène est extraite du film Bou («Fiancée»), de Mahi Ramakrishnan, une documentariste malaisienne qui a enquêté pendant dix ans sur le trafic des jeunes filles rohingyas à marier.

En quelques années, environ 100 000 hommes et femmes rohingyas, une minorité musulmane persécutée en Birmanie, ont emprunté des filières clandestines pour rejoindre la Malaisie, pays musulman prospère. Apatrides depuis que la junte leur a retiré leur citoyenneté, en 1982, ils ont commencé à faire la fortune des passeurs des mers, souvent rohingyas eux-mêmes, à la suite de la violente répression des émeutes de 2012. Après la découverte de charniers de migrants en 2015, les pays de la région avaient décidé de mettre fin au «boat service». Mais les réseaux clandestins sont toujours actifs. Sur les chantiers ou dans les arrière-cuisines de Malaisie, on voit partout ces hommes, souvent illettrés, trimer pour des salaires de misère, à la merci d'une dénonciation pour séjour irrégulier et du racket de la police. «A Malacca, un homme a dû vendre son bébé à une famille malaisienne pour payer les frais d'accouchement», témoigne Rahmat Abdul Karim, travailleur social à Kuala Lumpur pour la Société des Rohingyas malaisienne. La voie maritime étant désormais surveillée, les passeurs rivalisent d'imagination pour faire entrer les immigrés par avion, ou via le «Rohingya Express», surnom donné par la police malaisienne à ces autocars aux compartiments secrets qui font la liaison Bangkok-Kuala Lumpur.

Codes archaïques

Un des moteurs de ce commerce lucratif, qui bénéficie de complicités parmi les fonctionnaires des différents pays, est le trafic de jeunes filles. Musulmans très conservateurs, une situation entretenue depuis des décennies par l'apartheid, les Rohingyas, même réduits à une condition d'immigrés clandestins, continuent à vivre selon des codes sociaux archaïques, où les droits des femmes sont quasi inexistants. «Dans notre culture, c'est la norme d'épouser une fille de 15 ou 16 ans, et d'avoir beaucoup d'enfants», explique Rahmat Abdul Karim, lui-même émigré rohingya de longue date et titulaire d'un MBA australien. Il confirme : «Les immigrés font venir des femmes depuis la Birmanie.»

Dans un café de Kuala Lumpur, la réalisatrice Mahi Ramakrishnan détaille pour Libération les ressorts d'une logique sordide. «Les immigrés veulent des épouses vierges et obéissantes, issues de leur village. Ils économisent des années pour la dot [environ 1 200 euros, ndlr] et le transport clandestin [entre 2 000 et 3000 euros]. Une fois l'argent réuni, ils commandent une fiancée à des trafiquants rohingyas qui vivent en Malaisie. Certaines n'ont que 12 ans.» Des intermédiaires se rendent alors dans un village en Birmanie ou dans un camp de réfugiés de Cox's Bazar, au Bangladesh, où 700 000 personnes ont fui depuis août dernier le nettoyage ethnique mené par les autorités birmanes, et expliquent aux parents qu'ils n'auront rien à payer et que leur fille va être en sécurité si elle part se marier en Malaisie. «Les familles se laissent convaincre. La société rohingya est très injuste envers les femmes. Si une fille veut étudier ou travailler, la communauté dit aux parents qu'elle va devenir prostituée, se désole la cinéaste. Le seul avenir semble résider dans le mariage. Tout le monde connaît les intermédiaires, ici et là-bas, mais on ne sait pas qui sont les gros bonnets. Il y a beaucoup d'argent en jeu.» Selon ses informations, après la sortie de Bou, l'an dernier, l'ancien gouvernement malaisien, notoirement corrompu, n'a pas ouvert d'enquête et s'est contenté de muter une centaine d'employés du service d'immigration de l'aéroport international de Kuala Lumpur, mouillés dans le trafic humain.

Mascarade

Dans un petit restaurant de la capitale, Rashed, Rohingya de 28 ans, change plusieurs fois de place pour raconter son histoire loin des oreilles indiscrètes. Interprète pour une grande organisation humanitaire étrangère, il a été battu par la police birmane, et a dû se résoudre à abandonner sa famille et son pays il y a deux ans. C'est un témoin précieux pour expliquer comment fonctionne la filière aérienne, empruntée aussi bien par les réfugiés que par les «fiancées». «J'ai contacté un passeur qui m'a fait entrer au Bangladesh en traversant la rivière Naf avec la complicité des gardes-frontières. Là, j'ai attendu plusieurs semaines qu'un autre intermédiaire me fasse établir un vrai-faux passeport bangladais en soudoyant des fonctionnaires. Pour 3 000 euros, il s'est occupé de tout. C'est très bien organisé.» Son agent l'a préparé aux entretiens officiels, une simple mascarade, et s'est chargé de l'obtention du visa malaisien et des billets d'avion. «A Dacca, il connaissait beaucoup de gens au service d'immigration, explique le jeune homme. Il a pris l'avion avec moi jusqu'à Kuala Lumpur, où il m'a fait franchir les contrôles, visiblement avec des complicités. Puis il est reparti avec mon passeport.»

Rashed a eu la chance de trouver un emploi clandestin en Malaisie. Mais pour les «fiancées», la vie tourne souvent au cauchemar. Les hommes, malgré la pauvreté, refusent la contraception, tout en reprochant aux femmes de tomber enceinte trop souvent. «Ils réalisent qu'ici la vie quotidienne est difficile et chère, et qu'il n'y a pas le village et les grands-parents pour prendre soin des enfants. Alors certains donnent leurs nouveau-nés à qui veut, et s'en prennent à leur épouse», explique Rahmat Abdul Karim.

«Elles sont réduites aux tâches domestiques, ne vont pas à l'école, sont coupées du monde. Beaucoup commencent à avoir des problèmes psychiatriques», dénonce Sharifah Shakirah, fondatrice du Réseau pour le développement des femmes. A 26 ans, la militante, née en Birmanie, vient au secours de ses compatriotes malmenées. L'une d'elles a 15 ans, et déjà deux enfants. «Il y a de la violence domestique dans toutes les cultures. Mais dans la nôtre, les hommes n'ont pas conscience de faire quelque chose d'anormal en frappant leur femme ou leurs enfants. Il y a beaucoup de travail d'information à faire.» Si les épouses s'enfuient ou demandent le divorce, elles sont ostracisées, et leur famille doit rembourser la dot. Depuis quelques mois, l'UNHCR organise des formations pour sensibiliser les travailleurs sociaux à la lutte contre les mariages d'enfants et la violence domestique, et a ouvert un refuge pour femmes dans les locaux de la Société des Rohingyas dans la capitale malaisienne.

La situation des Rohingyas en Malaisie n'a jamais été facile. Après les violences de 2012 en Birmanie, l'ex-gouvernement malaisien avait pourtant surpris la communauté internationale en prenant position en leur faveur. Mais le geste avait semble-t-il surtout pour but de séduire l'électorat musulman, et la Malaisie n'a jamais signé la convention de 1951 des Nations unies pour les réfugiés. «Ils sont toujours hors du système. La frontière est assez poreuse grâce à un certain degré de corruption de la police, et le travail clandestin est facile à trouver. Mais ils n'ont toujours le droit ni à la santé, ni à l'éducation, ni à l'emploi, constate Andrew Khoo, ténor du barreau malaisien. La seule avancée, c'est que les autorités n'emprisonnent plus ceux qui sont enregistrés auprès du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies.» Désormais, 58 000 Rohingyas possèdent la précieuse «carte UNHCR», qui leur évite au moins la geôle ou le fouet.

Dérives criminelles

Malgré les engagements des autorités des pays de la région, le trafic maritime n'a en fait jamais complètement cessé, comme en témoigne Arfat, 18 ans. «Je suis arrivé l'an dernier depuis Sittwe [dans l'Etat Rakhine, où vivent les Rohingyas], en bateau. On était très très nombreux, il y avait des jeunes, des vieux, des femmes. On a débarqué en Thaïlande, puis les passeurs nous ont fait entrer en Malaisie à pied et en voiture», explique le garçon, qui nettoie les tables d'un restaurant de l'île de Langkawi. En avril, pour la première fois depuis trois ans, un bateau chargé de 56 réfugiés, dont plus de la moitié de femmes et de filles, parti quelques jours plus tôt de Birmanie, a été arraisonné au large de l'île malaisienne de Langkawi.

Les filières clandestines sont le seul moyen pour les jeunes femmes rohingyas de fuir les camps et les violences, et de trouver un mari et une promesse de vie meilleure en Malaisie. Mais elles engendrent aussi les pires dérives criminelles. Jusqu'au démantèlement, il y a deux ans, des camps de trafiquants situés à la frontière thaïlando-malaisienne, les fillettes qui fuyaient la Birmanie en bateau, seules ou avec leur famille, et n'avaient pas de quoi payer le prix de la traversée, étaient retenues par les trafiquants, battues et violées jusqu'à ce qu'elles soient vendues à un homme de leur communauté sans scrupule, ou mises sur le marché du sexe pédophile en Asie du Sud-Est. Sharifah Shakirah alerte : «Si rien n'est fait, le trafic humain reprendra comme avant.»

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