Sur le tournage d’“Eden”, la série qui raconte l’enfer des réfugiés

Diffusée sur Arte en 2019, cette mini-série franco-allemande aborde la crise des migrants en Europe en six épisodes. A Athènes, nous avons rencontré le cinéaste Dominique Moll et l’actrice Sylvie Testud en pleine réalisation.

Par Émilie Gavoille

Publié le 22 juillet 2018 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h19

Cest un petit bout de terre aride, coincé entre la Méditerranée et un amphithéâtre de montagnes couvertes de maquis. Les décharges côtoient les raffineries, et de vieilles citernes rouillent aux abords des cheminées des usines pétrochimiques qui fument, le soir venu. Le camp de réfugiés de Skaramagas, l’un des plus grands de la région Attique, géré par le gouvernement grec, offre une double vue imprenable sur les tankers qui croisent dans la baie, et les éoliennes que le vent affole au sommet des collines. Mais en cet après-midi de juin, ce qui aimante les regards des quelque deux milliers de personnes qui vivent là, dans l’attente d’obtenir leur statut de réfugié politique, c’est la scène qui se joue au beau milieu des Algecos où ils ont élu domicile, pour quelques mois, parfois quelques années.

Casquette de rigueur sous le soleil de saison, le cinéaste Dominik Moll déploie ses directives et ses rudiments de grec : « Pamé ! » — Action ! Depuis une vingtaine de jours, le réalisateur césarisé d’Harry, un ami qui vous veut du bien (et plus récemment de la série Tunnel) tourne dans les environs d’Athènes les scènes grecques d’Eden, la série franco-allemande qu’il supervise pour Arte, la Südwestrundfunk (SWR) et le réseau de chaînes locales ARD.

Devant sa caméra, l’actrice Sylvie Testud se met, tailleur sombre oblige, dans la peau d’Hélène, une business-woman spécialisée dans la gestion privée de camps de réfugiés. « C’est une entrepreneuse de terrain, très pragmatique, qui voudrait faire fructifier et développer ce système de gestion de camp qu’elle a conçu et qu’elle dirige, explique Adrienne Fréjacques, chargée du développement du projet au sein de l’unité fiction d’Arte. Ce mode de gestion n’existe pas encore en Europe, mais il est déjà à l’œuvre en Turquie, par exemple, où le gouvernement délègue la gestion de certains camps à des intérêts privés. » 

Sylvie Testud, Eden.

Sylvie Testud, Eden. Photo : Pierre MARSAUT

« Quand j’ai découvert le script et le personnage, j’ai vraiment eu du mal à croire que ça existait, témoigne Sylvie Testud après sa scène de l’après-midi — un film dans le film : l’enregistrement d’un spot promotionnel en anglais pour vanter son modèle entrepreneurial, dans l’espoir de décrocher des subventions... C’est un personnage extrêmement chirurgical dans sa manière de gérer l’humain. Elle vit au contact d’individus que le métier qu’elle s’est crée impose de transformer en groupe, donc en volume. J’essaye de ne pas y mettre uniquement de la froideur, parce qu’elle est quand même traversée par des émotions, même si elle tient à ne jamais les laisser l’envahir. Pourtant, quand vous la verrez se griller des clopes seule, le soir, je peux vous dire que dans ces moments-là, elle a des doutes… »

“On tournait déjà qu’on n’avait pas fini d’écrire. Là, on tourne encore alors qu’on monte déjà ! ” Dominik Moll, cinéaste

Outre l’histoire d’Hélène, la série déploie, sur six épisodes, quatre autres fils narratifs amenés à converger et à s’entretisser, de part et d’autre d’une Europe qui tangue, fragilisée par l’afflux de réfugiés, et menacée par ses propres errances. Il y a la trajectoire d’Amare, adolescent nigérian qui s’échappe d’un camp grec dans l’espoir de gagner l’Angleterre ; et celle d’un garde de sécurité athénien embarqué dans un incident qui le dépasse. Il y a aussi un couple allemand qui décide d’ouvrir ses portes à un jeune réfugié syrien ; et un autre de la classe moyenne alaouite qui obtient l’asile en France. Associé, dans ce projet foncièrement européen au budget qui avoisine les 7 millions d’euros (1) aux producteurs allemands Felix von Boehm (Lupa Films) et Jan Krüger (Port au Prince), le français Jimmy Desmarais (Atlantique) évoque « un récit choral dont la construction s’inspire de grands récits contemporains, tels que Babel ou Syriana. L’ancrage dans le réel était fondamental, mais nous ne voulions pas, pour autant, faire une série à thèse. Il s’agissait plutôt, en juxtaposant plusieurs destins, de donner à voir toute la complexité de la question migratoire, à travers des personnages traversés par des conflits intimes ».

Adnan Jafar, Bruno Alexander, Wolfram Koch, Juliane Köhler (de gauche à droite), Eden.

Adnan Jafar, Bruno Alexander, Wolfram Koch, Juliane Köhler (de gauche à droite), Eden. MAOR WAISBURD PHOTOGRAPHY

« Quand j’ai rejoins le projet en septembre 2017, après le départ d’Edward Berger [le réalisateur de Deutschland 83, qui devait initialement signer la mise en scène d’Eden, a préféré céder aux sirènes hollywoodiennes, pour aller piloter Patrick Melrose, la nouvelle série de l’acteur Benedict Cumberbatch, ndlr], il était déjà sur les rails depuis deux ans-et-demie, raconte Dominik Moll, dont l’état-civil colle parfaitement avec l’ADN de la série — il est né à Baden-Baden et vit en France. Le sujet m’intéressait beaucoup, le dispositif à cinq trames aussi, mais les trois premiers épisodes déjà écrits ne m’allaient pas, insuffisamment documentés, trop éloignés de la réalité, et dominés par un ton à la fois naïf et cynique qui me dérangeait. Les gardes grecs avaient tous l’air un peu fachos, le couple d’Allemands semblait complètement névrosé : tout me semblait un peu caricatural... Quand je fais des films, je déteste condamner des gens ». Avec l’arrivée de Dominik Moll et de nouveaux scénaristes, dont le Français Pierre Linhart, le projet prend une nouvelle direction… et change de rythme.

“C’est assez jubilatoire, j’expérimente des choses” Dominik Moll, cinéaste

« On tournait déjà qu’on n’avait pas fini d’écrire. Là, on tourne encore alors qu’on monte déjà ! C’est un peu de la folie… » reconnaît le cinéaste, plus habitué à la création en solo qu’aux expériences collectives dans l’urgence — soubresauts de l’actualité oblige. « Mais c’est assez jubilatoire, j’expérimente des choses. Par exemple, j’ai tendance à faire des mises en scène plutôt précises et contrôlées, là, en Grèce, on a fait pas mal de caméra à l’épaule. Je n’en ai quasiment jamais fait jusque-là, mais cela donne une certaine liberté dans la manière de filmer les scènes de groupe, cela autorise les accidents… » Fin juillet, il achèvera les prises de vue en région parisienne, après quatre semaines en Allemagne et six semaines en Grèce.

Michalis Ikonomou et Theo Alexander, Eden.

Michalis Ikonomou et Theo Alexander, Eden. Lupa Film/Atlantique Productions/Port au Prince

« Depuis quelques mois, remarque Fénia Cossonitsa, la productrice grecque (Blonde Productions) qui a accompagné le tournage à Skaramagas et autour d’Athènes, on observe que le camp, qui est né par génération spontanée, commence à s’organiser ». Les échoppes se sont multipliées, les dessins ont fleuri sur les vitres des écoles, les barbiers se font concurrence. Alors que la nuit tombe, la vie s’allume. Les gamins enfourchent leurs vélos, les cafetiers disposent leurs terrasses, et sur le quai qui longe le camp, des hommes sortent les cannes à pêche. Mais pas un n’entrera dans le champ de la caméra qui s’apprête, cette fois, à filmer une scène de chaos et d’incendie : impossible de faire travailler à la figuration des gens dépourvus de papiers. Être demandeur d’asile, c’est donc aussi s’effacer devant sa propre histoire…

(1) Et en partie subventionné par un nouveau fonds d’aide franco-allemand au co-développement pour les œuvres de séries de ficiton audiovisuelle.

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