"Je contrôlais l'assiette des autres, mes discours étaient presque sectaires" : quand la nourriture saine devient une obsession

Lavinia Rotili (st.)

Lire les étiquettes, trier la "bonne" et la "mauvaise" bouffe, contrôler l'assiette des autres : parfois, l'alimentation saine peut devenir une obsession. Un témoignage de Charlotte (prénom d'emprunt), 35 ans.

Aucune forme de trouble alimentaire n'a jamais été diagnostiquée à Charlotte. Pourtant, pendant une période de sa vie, elle a vécu une obsession pour la nourriture saine.

Tout a commencé aux Etats-Unis, quand Charlotte, à l'époque âgée de 23 ans, était fille au pair dans une famille américaine. "J'ai rapidement pris 20 kilos sans m'en rendre compte. J'ai constaté le changement à la moitié de mon séjour, après six mois, et j'ai décidé que je voulais maigrir avant de rentrer. La prise de poids a été un choc pour moi, qui n'avais jamais fait de régime. A l'époque, la nourriture était le moindre de mes soucis". Grâce aux conseils d'une amie, Charlotte suit les recommandations d'un livre, South Beach Heart Program, du cardiologue américain Arthur Agatston. Le régime prôné par l'auteur était conseillé aux personnes affectées par des pathologies cardio-vasculaires, mais il permettait à tous de maigrir. Grâce à ce livre, Charlotte modifie radicalement ses habitudes alimentaires et perd du poids.

Après avoir appris à lire les étiquettes, à distinguer les bons sucres des mauvais, elle continue à se renseigner, pour finalement se rendre compte que son régime, auparavant basé sur les sucres, n'était pas sain. "Je lisais les livres et je m'apercevais que j'avais tout faux. Tout ce que je lisais sur le sucre m'intéressait. J'ai perdu beaucoup de poids et c'est devenu assez vite obsessionnel", explique Charlotte. Pour elle, l'alimentation prenait petit à petit une place grandissante dans la vie de tous les jours : "Ma priorité au quotidien était de savoir ce que j'allais acheter. Je passais beaucoup de temps à lire des étiquettes". Au-delà de la question du poids, qui n'était pas très importante pour elle, la nourriture était fortement liée au bien-être physique. "Ce n'était pas du tout une question de calories. Par exemple, je ne me suis jamais privée au niveau des quantités. Ce qui m'intéressait était la qualité des aliments", affirme-t-elle.

Le sucre, ennemi de son bien-être

Pour Charlotte, le fait que la consommation de certains aliments -notamment du sucre- était associée à certaines pathologies était presque "comme un électrochoc". "Avant, je ne mangeais que du sucre mais, du jour au lendemain, j'ai eu envie de donner uniquement des choses saines à mon organisme, et le peu que je déviais de ce régime me rendait malade".

Les nouvelles habitudes alimentaires de Charlotte consistaient donc en une alimentation plus saine. Après avoir banni la "malbouffe", elle a exclu les mauvaises graisses, le pain blanc, les produits industriels et surtout les sucres. "Je ne mangeais que des aliments à index glycémique bas. Je connaissais quasiment par cœur le tableau des index glycémiques, qui il était devenu ma Bible alimentaire. Il s'agissait d'une bonne base, parce que je suivais un régime sain et je consommais ces produits pour ne pas avoir d'inflammations. Je m'étais aussi renseignée sur ce qui pouvait avoir un impact sur l'humeur. Au fil du temps, tout est devenu calculé". Même les fruits et les légumes, aliments de prédilection, ont alors fait l'objet d'une sélection : "A la fin, j'avais banni même les carottes, le maïs et le lait puisque ils contiennent du sucre. Je ne buvais que de l'eau. Quand j'allais faire les courses, je regardais le pourcentage de carboidrates. Même aller au magasin était devenu obsessionnel parce que je lisais tellement de recettes que j'étais tous les jours dans les magasins en train de chercher de nouvelles choses. Je ne pensais qu'à aller chercher ma nourriture et qu'à faire du sport".

Au fur et à mesure, cependant, il devient assez dur de gérer ces restrictions. Durant les mois passés aux Etats-Unis, la vie quotidienne est assez facile. En tant que fille au pair, Charlotte avait toujours le temps de faire ses courses et de préparer des repas correspondant à ses standards. Mais après le retour en Belgique, il devient de plus en plus compliqué de concilier un régime strict avec une vie professionnelle et familiale. "J'ai été obligée de faire passer au second plan la question de l'alimentation. La vie, ce n'est pas aller faire ses courses et préparer à manger. Qui plus est, souvent, on n'a pas le temps de gérer tout cela".

Une relation compliquée avec les autres

Si au niveau physique ce régime n'a jamais mis en danger la santé de Charlotte, au niveau relationnel les conséquences se sont manifestées assez rapidement. La rencontre avec les autres au moment des repas se fait particulièrement difficile. Que ce soit avec les amis ou avec la famille, ces occasions étaient souvent gâchées. "Je ne me sentais pas à l'aise à l'idée de manger de la nourriture sans savoir comment elle avait été cuisinée. Il n'y a plus le plaisir de manger, mais seulement de l'appréhension", raconte Charlotte. Ces moments devenaient une véritable souffrance : "Parfois, si je savais que j'avais un souper le week-end, j'étais angoissée pendant toute la semaine à l'idée de devoir manger ailleurs. Au restaurant, je pouvais encore trouver des repas sains, mais quand j'étais invitée chez quelqu’un et que, par politesse, j'étais obligée de manger le dessert, c'était dur", confie-t-elle, "A l'époque il était hors de question que je mange un dessert, même si j'aime le sucré. Je l'avais éliminé de mon régime et le fait de manger un petit morceau de gâteau me rendais malade jusqu'au lendemain. Je ne suis jamais arrivée au point de vomir, mais je culpabilisais beaucoup".

Pour Charlotte, ce n'est plus seulement la nourriture non saine qui pose problème. Désormais, même la vue de gens qui se nourrissent "mal" commence à la déranger. "Aujourd'hui je me rends compte qu'à l'époque j'avais des discours presque sectaires. Quand j'étais avec ma famille je contrôlais l'assiette de tout le monde, en faisant une leçon sur ce qu'il fallait manger ou pas. Evidemment, je le faisais inconsciemment, sans me rendre compte à quel point cela énerve les gens", nous explique-t-elle. La relation avec les autres se fait de plus en plus problématique, puisque les idées et les points de vue au sujet de la nourriture diffèrent énormément d'une personne à l'autre. Sans compter la préoccupation croissante au sein de la famille. "Mes parents craignaient qu'à force de trier ce que je mangeais, j'arrête de m'alimenter. Ma mère était énormément derrière moi et me demandait souvent ce que je mangeais", nous confie-t-elle.

Ces tensions amènent Charlotte à modifier ses fréquentations, et à s'entourer de gens qui partagent la même vision des choses. "Je n'aurais jamais pu fréquenter des personnes qui ne consomment que de la mauvaise nourriture. Je n'aurais pu manger avec quelqu'un qui avale des frites devant moi. On s'entoure alors de gens qui sont dans le même état d'esprit, parce que sinon on serait complémentent en déconnexion", explique-t-elle. "De l'extérieur, j'avais l'impression que les gens qui ne savaient pas se contrôler n'avaient pas le contrôle d'eux-mêmes. Cela me semblait une faiblesse. Moi j'aimais être en contact avec des gens qui avaient contrôle sur leur vie, c'était quelque chose qui me poussait en avant".

Un travail sur soi-même pour faire la part des choses

Même si elle n'a jamais consulté de nutritionniste ni de thérapeute, Charlotte peut dire aujourd'hui être sortie de cette spirale. Son style de vie est resté sain, mais le rapport à la nourriture s'est amélioré. Le retour en Belgique et la reprise des rythmes de travail ont, selon elle, contribué à cela. "Maintenant je fais attention à ce que je mange, mais de temps en temps je m'autorise à faire des écarts sans culpabiliser. Pour arriver à cet équilibre, j'ai dû faire un travail sur moi-même. Je l'ai fait quand je me suis rendu compte que mon régime me portait préjudice, parce que socialement c'était devenu insoutenable. Il n'était pas possible d'être angoissé à un tel point, c'était comme un cercle vicieux. Alors, j'ai décidé de lâcher prise. Même si tout commence d'une intention positive, qui est celle de bien manger, le risque est de rentrer dans une dynamique négative", explique Charlotte.

Le nouvel équilibre que Charlotte a pu trouver une dizaine d'années après cette expérience, l'a rendue plus libre dans sa vie de tous les jours: "Ce qui compte est de trouver un juste milieu et de savoir que si je fais un écart, je peux recommencer mon régime sans culpabiliser. Alors qu'à l'époque, c'était dramatique. Au moment d'ingérer un morceau de gâteau cela m'aurait mis une boule à la gorge pour la soirée. C'était vraiment comme si je m'empoisonnais".

Soulagée d'avoir repris un contrôle positif sur son alimentation, elle reste convaincue que l'alimentation reste un domaine très complexe. "Même si au niveau de la santé mon régime ne comportait pas les mêmes risques que l'anorexie, je pense qu'il s'agit de la même spirale. Que ce soit au niveau du poids, des calories ou de la préparation des aliments, je crois que quand on est pris dans l'engrenage, on est tous égaux", explique Charlotte. Pour elle, perdre le contrôle est plus facile que ce que l'on croit : "C'est psychologique. Il suffit un événement déclencheur. Je pense que l'alimentation est très liée au psychique. On peut tomber vite dans des excès et il faut s'en rendre compte à temps".

--> "Manger trop sain n'est pas sain"

Cliquez ici pour relire la longue interview d'Emmanuel de Becker, pédopsychiatre et chef du service de psychiatrie infanto-juvénile aux Cliniques universitaires Saint-Luc.


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