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Bière et paix : dans la brasserie palestinienne qui résiste à l'occupation

Qui d'autre peut se vanter d'avoir traversé des checkpoints de l’armée avec des fûts de 50 kg chargés sur des ânes ?
Toutes les photos sont de l'auteur.

On était en 2000. La seconde intifada avait déjà commencé. Dans les Territoires palestiniens occupés, il était presque impossible de parcourir les courtes distances qui séparent les villes et les villages. Encore moins avec de la bière. Pourtant, la brasserie Taybeh a réussi à traverser des checkpoints de l’armée avec des fûts de 50 kg chargés sur des ânes, alors même que la répression se faisait de plus en plus violente autour d’eux.

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Tout en sifflant une pinte de sa bière blanche préparée avec de l’orange et de la coriandre qui ont poussé dans le coin, Nadim Khoury, le fondateur de la brasserie, se souvient de cette période particulièrement difficile. Presque une péripétie dans la longue histoire de cette affaire familiale.

« Je crois qu’aucune brasserie au monde a été un jour obligée de faire passer de la bière par des points de contrôle à dos d’âne. Nous, on l’a fait, parce qu’un bar avait dit : ‘Je veux de la Taybeh.’ alors que les routes étaient fermées et qu'aucune voiture ne pouvait circuler. »

« C’était il y a 18 ans seulement » ; lance-t-il fièrement. Sa moustache frétille alors dans un rire qui agite tout son corps et résonne dans le bâtiment.

Canaan et Madees Khoury.

Il y a 25 ans, pendant l’élan d’optimisme qui a suivi les accords de paix d’Oslo, la famille Khoury quitte Boston pour retourner sur la terre de ses ancêtres et ouvre la première micro-brasserie au Moyen-Orient. Leur but est d’investir dans l’économie locale et de la dynamiser en introduisant des bières d’un nouveau genre, artisanales et micro-brassées.

En 1994, ils mettent en bouteille leurs premières bières – 500 litres au total. Aujourd’hui, Taybeh en produit 600 000 chaque année et exporte vers 12 pays dont le Japon, l’Allemagne et les États-Unis. Les affaires n’ont pas toujours été faciles en Palestine, mais la famille Khoury n’a jamais baissé les bras.

« On était déterminés à montrer au monde entier que les Palestiniens sont des gens normaux. Qu’ils ont le droit de mener une vie quotidienne conforme à cette normalité ; boire une bière, aller à l’école, avoir l’eau courante », déclare Nadim.

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La machine à embouteiller de Taybeh.

La brasserie se trouve à Taybeh, le dernier village totalement chrétien de Cisjordanie. Depuis les hauteurs, les croix des églises en pierre surplombent les vallons verdoyants de la vallée du Jourdain jusqu’au la mer Morte. Un contraste assez fort avec les étendues couvertes de béton et de barbelés que constituent les avant-postes de l’armée israélienne et les colonies qui constellent le paysage sur la route de Ramallah, la capitale de facto de la Palestine.

Dans les colonies israéliennes construites sur des terres capturées lors de la guerre de 1967, les inégalités d’accès à l’eau sont parfois extrêmes. Si la population a presque doublé, les Palestiniens survivent avec les mêmes quantités d’eau qui leur avaient été accordées en 1995 par l’Accord de Taba. Contrairement à la promesse non tenue qui évoquait une période « temporaire » de 5 ans avant l’établissement d’un État palestinien, Israël continue de retenir 87 % de l’eau pour son usage exclusif et contrôle tous les puits et les pipelines de Cisjordanie. Comme la bière est composée à 95 % d’eau, la brasserie Taybeh lutte contre ces restrictions.

« Il y a trois colonies sur le territoire de Taybeh et elles bénéficient d’un accès prioritaire à l’eau. Il nous est impossible de prévoir les brassages parce qu’on ne sait jamais quand est-ce qu’on en aura »

Canaan, le fils de Nadim, a fait des études d’ingénieur à Harvard avant de sortir diplômé du programme des Maîtres Brasseurs de l’Université de Californie à Davis. Il est ensuite retourné à Taybeh où il dirige aujourd’hui toute la partie technique de la brasserie.

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« Il y a trois colonies sur le territoire de Taybeh et elles bénéficient d’un accès prioritaire à l’eau. Il nous est impossible de prévoir les brassages parce qu’on ne sait jamais quand est-ce qu’on en aura », explique-t-il.eh brewery struggles under these restrictions.

L’été dernier, des Palestiniens de Taybeh ont vu des colonies bénéficier d’eau sans la moindre limite alors que leurs robinets peuvent parfois ne couler qu’une fois dans le mois. La brasserie a donc dû acheter des réservoirs d’eau pour produire sa bière. Canaan dit que cette eau leur a coûté sept fois plus que ce qu’aurait payé une entreprise israélienne.

« Cela limite notre capacité d’expansion, ainsi que notre capacité d’exportation. On ne peut tout simplement pas produire plus de bière », souligne Canaan.

La famille Khouri doit faire preuve d’ingéniosité. Si les brasseurs traditionnels utilisent entre 8 et 12 litres d’eau pour produire un litre de bière, Taybeh a trouvé un moyen d’obtenir un litre de bière avec moins de 4 litres d’eau – en la réutilisant notamment à plusieurs reprises dans le processus de production.

« Comme on est sous occupation, il faut obtenir des permis, passer par des points de contrôle commerciaux, payer des taxes supplémentaires pour le stockage et les contrôles de sécurité »

Même s’ils arrivent à obtenir assez de flotte pour produire leur breuvage, il reste encore un obstacle à surmonter pour les Khouri ; le transport de la bière depuis leur brasserie jusqu’aux clients étrangers.

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La limitation des déplacements est l’un des principaux outils d’occupation mis en place par Israël. Sur le territoire cisjordanien, il y a plus de 500 objets physiques – monticules de terre et checkpoints inclus – destinés à restreindre la liberté de circulation des Palestiniens. Très peu de points de contrôle laissent passer les produits commerciaux. Ainsi, bien que le port de Haïfa ne soit qu’à deux heures de route, la bière doit emprunter un trajet qui peut durer jusqu’à trois jours.

« Comme on est sous occupation, on ne peut pas prendre n’importe quel chemin. Il faut obtenir des permis, passer par des points de contrôle commerciaux, payer des taxes supplémentaires pour le stockage et les contrôles de sécurité », raconte Canaan. Acheminer la bière de la brasserie jusqu’au port coûte deux fois plus cher que le simple voyage jusqu’en Italie.

La plupart des brasseurs chargent leurs containers – parfois 1 200 caisses de bière – sur place. Au début, c’était également le cas de Taybeh. Mais la seconde intifada a tout changé. Israël a commencé à construire le mur de séparation et les procédures ont changé. La brasserie de Taybeh a été contrainte de troquer sa routine du container contre des palettes de caisses de bière chargées sur des camions ouverts, limitant son total à 720 caisses par voyage.

Les 500 caisses de différence sont souvent invoquées au moment de conclure les affaires – dans un sens comme dans l’autre. Récemment, Canaan était à deux doigts d’exporter de la Taybeh vers la France. L’importateur voulait remplir le container au maximum pour réduire autant que possible les coûts du transport. « Je ne pouvais pas parce que les Israéliens ne me laissent pas charger les palettes au-delà d’une certaine hauteur. Je n’ai pas pu conclure le deal à cause de ça et la bière n’a pas été vendue. »

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Taybeh est une entreprise familiale. On retrouve tous les Khoury au fil de la chaîne de production les jours d’embouteillage. Nadim surveille la machine qui remplit les bouteilles encore vierges de toute étiquette. Sa petite fille Hala, âgée de 9 ans, surveille quant à elle la machine qui pose les étiquettes sur les bouteilles. La fillette a l’air très confiante dans ses capacités à remplir cette tâche malgré son jeune âge. Quant à Canaan et sa sœur Madees, ils rangent les bouteilles qui arrivent en flux continu dans des boîtes.

Ce chargement devait partir pour les États-Unis. Au rythme du cliquetis de la machine qui remplit les bouteilles, Canaan me confie que les étiquettes qu’ils utilisent cette fois sont différentes de celles habituelles. La brasserie Taybeh vend sa bière avec la mention « Produit de Palestine » dans le monde entier, y compris en Israël. La seule exception, ce sont les États-Unis. Comme ils ne reconnaissent pas la Palestine comme un pays, Taybeh a été contraint de changer les étiquettes pour y indiquer « Produit de Cisjordanie ».

« Ces dix dernières années, on n’était pas très chaud à l’idée d’exporter vers les États-Unis notamment à cause de cette histoire. Et puis en fin de compte, on s’est dit que notre bière devrait être présente là-bas aussi », raconte Canaan.

Il est convaincu que le produit issu de l’entreprise familiale permet de propager une image positive de la Palestine. « Avec Taybeh, on diffuse aussi un peu du pays et on associe ce nom à un produit de grande qualité. D’une certaine manière, on change la façon dont les gens voient les Palestiniens. »

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La fille de Nadim, Madees Khouri, est considérée par tout le monde comme la première femme brasseuse du Moyen-Orient. En plus de son travail, elle gère également l’importation, l’exportation et la distribution pour l’entreprise. Elle dit qu’on voit des différences de traitement entre les entreprises israéliennes et palestiniennes sur des faits aussi simples que l’achat de bouteilles.

En février, Taybeh attendait une livraison de quilles qui devaient arriver par bateau d’Europe de l’Est. Des brasseries israéliennes attendaient elles aussi des bouteilles qui se trouvaient sur le même bateau.

« On avait les mêmes documents, la même qualité, le même fournisseur. Tout était pareil. Pourtant, les brasseries israéliennes ont reçu leurs bouteilles environ deux mois avant nous », soupire-t-elle. « Faire des affaires dans ce pays, ça n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs. C’est unique au monde. C’est beaucoup plus difficile et les choses ne vont pas en s’arrangeant. »

La famille Khoury continue de faire sa bière, paisiblement, comme une manière de résister sans violence à l’occupation

Canaan et Madees sont des enfants de l’intifada : cette génération que le New York Times qualifiait de « perdue ». En vivant à Taybeh, elle mettait environ deux heures pour aller à l’école à Ramallah, alors que c’est à seulement vingt minutes de route.

« J’ai vécu des tas de trucs sur le chemin de l’école. J’ai été gazé, on m’a tiré dessus, on m’a battu, j’ai été torturé psychologiquement par les soldats et j’ai même été obligé de me tenir sur un pied, d’enlever ma chemise et bien d’autres choses », se remémore Canaan.

Bien qu’il soit de plus en plus difficile de faire des affaires en Palestine depuis la seconde intifada, Madees assure que « cela nous a rendus plus forts en tant que Palestiniens. Aujourd'hui, on est capables d’affronter tout ce qui nous arrive. »

L’histoire de Taybeh n’a jamais été un long fleuve tranquille. La moindre étape du processus de brassage est compromise par l’occupation. Pourtant, la famille Khoury continue de faire sa bière, paisiblement, comme une manière de résister sans violence à l’occupation.

La bière Taybeh est un symbole. Elle est un message d’espoir, de résilience et de détermination pour tout un peuple palestinien déchiré par la guerre puis éreinté par une occupation aux conditions toujours plus violentes.

En levant son verre, Nadim déclare : « Un jour, nous vivrons en paix, et pour cette paix, nous lèverons nos verres et nous trinquerons avec de la Taybeh. »