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Gutaï, Soulages, l’espace et le temps

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Publié le , mis à jour le
L’Outrenoir, c’est le noir-lumière au-delà du noir. Il anime la matière, il agrandit la toile, imprime sur elle ses territoires. Il étend le temps du regardeur qui se déplace devant. L’Outrenoir, c’est la vie de la matière. Comme Soulages, Gutaï a révélé la densité de la matière originelle. Alors à Rodez, les œuvres du groupe d’avant-garde japonais prennent toute leur ampleur dans le musée Soulages.

Shimamoto Shôzô peignant en 1955 © Shimamoto Shôzô association, Milano

Trauma, zéro

Piéger l’air dans du plastique en tant que sculpture

Coller des miroirs dans un tableau

Peindre avec un arrosoir

Créer un cadre de toile pour observer le ciel comme un tableau

Faire de la peinture-action à l’acide sur du métal

Accumuler des bidons d’huile.

EN JUILLET 56 GUTAÏ L’A DEJA FAIT [1]!

Motonoga Sadamasa, Work (Red, Black), 1970, Collection of Hyogo Prefectural Museum of Art (The Yamamura Collection)

Oui, Gutaï est revenu avant tous à zéro. Autour du fondateur du mouvement, Yoshihara Jirô, les disciples ont fondé un groupe mouvant de 1955 à 1972. Chacun y a trouvé son langage qui remue. Chacun y a tenté ce qui n’avait pas été essayé, tenté les gestes jamais lancés.

La peinture Gutaï naît du geste vivant. Elle progresse comme l’Outrenoir de Soulages dans les plans de notre modèle humain. Ce dernier, elle le densifie, le dépasse par la force du « Chi », dit l’artiste Jean-Jacques Lebel.

Le « Chi », c’est le souffle vital dont l’intensité se manifeste en les formes et les couleurs posées, projetées, plastifiées… Parfois il ressemble par hasard à un paysage ou à un portrait. Mais c’est une pulsion rapide que l’on regarde longtemps. Il n’a rien à voir avec les codes des Beaux-Arts, n’a pas de signe, est animal.

La Seconde Guerre mondiale est passée, Hiroshima a été bombardée, il faut dépasser le trauma. Peindre son cri et « toutes les audaces vers l’inconnu », dit le manifeste Gutaï. Peindre avec les pieds, avec la fumée, avec des ballons et des pigments s’ils ne ressemblent pas aux couleurs déjà vues.

Matsutani Takesada, Sakuhin (œuvre), 1965 © Hyôgo Prefectural Museum of Art, Kôbe

Descendre dans le noir

Pour une partie du public occidental, les grands signes à l’encre de Chine ou au brou de noix de Soulages sont liés à la calligraphie d’Extrême-Orient. S’il y a rencontre plastique apparemment, nous ressentons surtout une parenté d’expérience.

Car devant les grandes toiles de Soulages comme devant celles de Matsutani Takesada, on descend dans le noir. Des coulées de lave sont soudain cassées par une ligne de rupture, la tension concentrée aussitôt se relâche. L’action s’incline, force et temps, étend l’espace. Elle est un renflement de vague puis une surface d’ardoise.

Comme devant Soulages, face à l’œuvre de Kazuo Shiraga on pénètre l’Outrematière. Il y a des creux et des bosses, il y a de près une brillance de réglisse, de geste impulsif. Mais de loin c’est de la peinture, un grand mélange qui gronde, rageur encore d’avoir a été glissé avec les pieds !

Et comme ce musée est fait sur-mesure pour une œuvre hors mesure, entre les kakemonos suspendus on surnage sur des planètes inconnues.

Un ruban sidéral, à côté une lune, un cratère – Nasaka Yûko applique du plâtre et de la colle sur coton. Motonoga Sadamasa peint une œuvre galactique semée de cailloux mais aussi d’empreintes organiques. Des épidermes d’éponges, d’étoiles de mer, et des couleurs mystiques qui montent dans le ciel.

Motonoga Sadamasa, Sakuhin (œuvre), 1962 © Hyôgo prefectural museum of art, collection Yamamura

D’abord le fond, puis la surface. D’abord le blanc, puis la coulée rose, les seins brillants, plastiques, gluants. Chez Matsutani Takesada, la surface est sexuelle. Elle est toujours fertile pour ces peintres qui poussent la matière à bout. On pourrait à les regarder reconnaître là Fautrier, ici Support-Surface ou encore la calligraphie déferlante d’Henri Michaux.

Et puis devant le monde de Shiraga Kazuo on pourrait rêver d’un lagon tel qu’une affiche nous l’offrirait sur un panneau horizontal. Mais le panorama de pub prend un virage. Les bandes peignent la surface, lissent le bleu, allongent le rêve. Et… splash !  C’est la déroute, la vague ne tient plus la tension, elle se dissout, nous coule, nous plante là sur l’horizon…

Alors au cœur de l’expérience, on est bien heureux de n’être pas ménagé. De saisir le temps, l’espace dans le volume de Soulages.

Shiraga Kazuo, East Joruri World, 1972, Collection of Hyogo Prefectural Museum of Art

[1] Michel Batlle

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