Reportage

Réfugiés syriens au Liban : «Ce n’est plus supportable ici»

Depuis fin juin, plus d’un millier de déplacés syriens établis côté libanais ont regagné leur pays. Mais à Ersal, beaucoup de candidats au retour craignent de se faire incarcérer ou enrôler de force par l’armée de Bachar al-Assad.
par Mélanie Houé, correspondante à Beyrouth
publié le 25 juillet 2018 à 20h16

La chaleur est écrasante à Ersal, au pied de la chaîne de montagnes de l'Anti-Liban qui sépare le pays du Cèdre de la Syrie. Suspendu à une tente, dans un des innombrables camps de réfugiés de la bourgade, un thermomètre affiche plus de 30 °C, malgré les 1 500 mètres d'altitude. «On étouffe là-dessous, lâche Abir, une Syrienne de 31 ans, en désignant d'un mouvement de tête les bâches en plastique qui lui font office de toit. L'hiver, nous sommes inondés et l'été, c'est invivable. Il fait chaud et nous sommes envahis par des odeurs d'eaux usées.»

Assise par terre, la jeune femme emballe ses affaires au milieu de piles d'habits et d'ustensiles de cuisine. «Il n'y a aucune hygiène sanitaire, on ne peut pas continuer dans ces conditions, poursuit-elle. Il est temps de rentrer à la maison.»

«Je pense faire Le bon choix»

Après cinq années passées sous une tente à Ersal, où plus de la moitié de la population est syrienne, Abir s'apprête à prendre le chemin du retour avec son mari et leurs quatre enfants. La mère de famille a appris il y a quelques jours que le régime de Damas lui accordait le visa dont elle a fait la demande en avril. Son mari et ses enfants n'ont, eux, pas obtenu le fameux sésame, mais la jeune femme compte malgré tout forcer le destin à la frontière. «Je ne sais pas si on nous laissera passer et quel sera notre sort là-bas, mais ce n'est plus supportable ici», glisse-t-elle. Abir a longuement hésité avant de faire valoir son droit au retour, mais la précarité de son quotidien et les problèmes de santé chroniques de ses enfants ont finalement eu raison de ses incertitudes. Elle n'attend aujourd'hui plus que le feu vert des autorités damascènes pour prendre la route en direction de Flita, à la lisière du Liban.

A l'image de la jeune femme, plus de 3 000 Syriens sont candidats au retour en zone gouvernementale, dans la région limitrophe du Qalamoun. Tous ont inscrit leur nom sur un registre qui a été soumis à la Sûreté générale, le service de renseignement libanais, avant d'être envoyé à Damas pour approbation. Depuis fin juin, près de 1 300 déplacés syriens ont ainsi regagné leur pays. Parmi eux, Abou Ibrahim, rencontré à Ersal quelques jours avant son départ. Epuisé par la misère inhérente à une vie dans un campement informel, le père de famille de 32 ans réfléchissait depuis longtemps au retour, mais c'est l'adoption du décret numéro 10 en Syrie qui l'a décidé à franchir le cap. D'après cette nouvelle loi dite du «renouveau urbain», Damas peut saisir des biens privés pour développer des projets immobiliers. En contrepartie, les propriétaires délogés bénéficient d'un délai d'un an pour obtenir une compensation, titres de propriété à l'appui. «J'ai voulu partir d'Ersal le jour où j'y ai mis les pieds, mais le déclic, je l'ai eu après le vote de ce décret, reconnaissait le père de famille. Je ne veux pas perdre nos terres et notre maison familiale. Mon père y vit encore, je vais le rejoindre pour l'aider à rassembler nos papiers.» Abou Ibrahim a alors marqué une courte pause, avant de reprendre, les yeux baissés. «Je suis un peu inquiet mais je pense faire le bon choix. Mes enfants ne risquent rien, le plus vieux d'entre eux a 12 ans, il n'a pas l'âge requis pour servir dans l'armée»,a-t-il dit, négligeant par là même sa propre condition. En Syrie, le service militaire est obligatoire pour tous les hommes de 18 à 42 ans. D'après plusieurs de ses proches restés au Liban, Abou Ibrahim aurait traversé la frontière sans aucun problème. Il vivrait désormais dans sa maison familiale, à une trentaine de kilomètres d'Ersal, mais aurait décidé de rompre le contact «pour des raisons de sécurité».

«Zones de désescalade»

Côté libanais, les rumeurs vont bon train sur le sort des réfugiés rentrés au pays. Assis à même le sol, dans une tente voisine à celle qu'occupait Abou Ibrahim, un groupe d'hommes discute, une tasse de café à la main. «Nous nous réjouissons qu'il ait pu rejoindre son village, lance l'un d'entre eux, mais rien ne pourra nous empêcher de nous faire du souci, le régime n'est pas un gage de sécurité.» Selon les amis du jeune père de famille, les déplacés sur le chemin du retour font l'objet d'une enquête au peigne fin des moukhabarat, les agents des services de renseignement de Damas. Et, d'après eux, la moindre ombre au tableau serait susceptible de les envoyer aux avant-postes de la ligne de front ou tout droit en détention. «C'est dangereux de rentrer en tant que réfugiés d'Ersal, nous sommes tous de potentiels terroristes», intervient un autre homme, en référence au statut d'ancienne base arrière rebelle de la localité libanaise. Jusqu'à la bataille d'Ersal de juillet 2017, au cours de laquelle le Hezbollah, fidèle allié du pouvoir syrien, a chassé de la région les groupes Etat islamique et Fatah al-Cham (l'ex-branche d'Al-Qaeda en Syrie), la bourgade libanaise abritait plusieurs milliers de combattants anti-Al-Assad. «Nous sommes perçus comme des ennemis là-bas alors que nous n'avons jamais soutenu personne, poursuit l'homme assis en tailleur. Nous en avons marre, nous aussi, de vivre dans la boue, mais nous ne rentrerons pas sans protection internationale.»

D'après un sondage du Haut Commissariat des Nations unies (HCR), 90 % des réfugiés syriens établis au Liban souhaitent rentrer chez eux. Mais la majorité estime, comme le HCR, que les conditions de sécurité ne sont pas réunies. Depuis 2017, 14 000 départs volontaires vers la Syrie ont été enregistrés. C'est moins de 1 % du million et demi de réfugiés syriens installés au pays du Cèdre. «Les discussions d'Astana ont amorcé les premiers retours avec l'annonce de la mise en place de zones de désescalade en Syrie, mais les offensives qui s'y sont par la suite tenues ont plutôt dissuadé les réfugiés», commente Mireille Girard, la directrice de l'agence onusienne au Liban. Dans sa ligne de mire : la bataille de la Ghouta orientale, qui en février a tué plus de 1 600 civils, et celle en cours, qui vise la province de Deraa, dans le sud du pays.

«C'est faux, la situation est complètement pacifiée dans les régions où les réfugiés rentrent,rétorque Khalid Abdelaziz, réfugié syrien qui a lui-même participé à l'organisation du retour volontaire des déplacés d'Ersal en direction du Qalamoun. Nous avons des contacts avec nos familles là-bas et savons que la région est 100 % sûre.» «La Syrie est un grand pays, de nombreux secteurs y sont sécurisés», confirme le député Mario Aoun, membre du parti présidentiel du Courant patriotique libre (CPL), qui prône un retour sans plus attendre des réfugiés syriens dans leur pays. Le parlementaire ne saurait précisément nommer «les zones pacifiées» auxquelles il fait allusion mais, d'après lui, la majorité des déplacés profite du système au Liban. «Une partie d'entre eux est contre Bachar al-Assad certes, mais la plupart restent car ils bénéficient ici d'un travail, d'aides humanitaires et de loisirs», précise-t-il.

«Fardeau des réfugiés»

Le retour des Syriens s'est ainsi organisé sur fond de polémique entre le CPL et le HCR, accusé de dissuader les candidats dans un pays au bord de la faillite économique. Depuis le début du conflit en Syrie, la dette publique libanaise a atteint les 150 % de son produit intérieur brut - ce qui classe désormais le Liban au troisième rang des pays les plus endettés au monde. «La situation est urgente, poursuit le député, nous ne pouvons plus supporter le fardeau des réfugiés.» En avril, la communauté internationale, réunie à Paris pour la conférence du Cèdre, s'est engagée à débloquer 9 milliards d'euros pour sauver l'économie libanaise, mais selon Nicolas Sehnaoui, un collègue de Mario Aoun au sein de l'hémicycle, cette aide «s'assimile à la prescription d'une aspirine pour un malade du cancer».

Conscient des difficultés que traverse le pays du Cèdre et sanctionné par le gouvernement libanais qui a gelé l'octroi des permis de résidence de ses employés expatriés, le HCR rappelle ne pas s'opposer aux retours volontaires des réfugiés. L'agence internationale précise cependant ne pas les promouvoir, jugeant les actuelles garanties de sécurité insuffisantes. Parmi les freins au départ les plus récurrents, d'après Mireille Girard, subsiste l'enrôlement de force dans l'armée syrienne. Yara, une mère de famille de 34 ans, installée dans un campement de réfugiés de Bar Elias, à quelques kilomètres de la frontière syrienne, en a personnellement fait les frais. Son mari est parti il y a deux mois en Syrie pour rendre visite à sa famille, sans jamais arriver à destination. «Il n'a pas eu le temps de franchir la frontière qu'il a été contraint de rejoindre l'armée, raconte Yara. Il était plutôt contre le régime mais, aujourd'hui, il n'a plus le choix, il combat pour lui.»

Debout, sur le pas de la porte de sa tente à Ersal, Abir assure avoir conscience des risques auxquels elle s'expose. «Je remets notre destin entre les mains de Dieu», chuchote-t-elle avant de perdre l'équilibre. Comme saisie d'un vertige face à l'inconnu qui s'ouvre sous ses pieds…

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