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Interview

«Les Français privilégient une "philosophie de la nature" à l’observation de ses détails»

Pour l’historienne de l’environnement Valérie Chansigaud, progrès écologiques et sociaux vont de pair.
par Catherine Calvet
publié le 26 juillet 2018 à 18h46
(mis à jour le 26 juillet 2018 à 19h11)

En voyageant et en comparant la littérature de différents pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, l’historienne de l’environnement Valérie Chansigaud a constaté que la nature y occupait une place beaucoup plus importante qu’en France. Dans son dernier ouvrage, "les Français et la nature. Pourquoi si peu d’amour ?" (Actes Sud, 2018), elle s’interroge sur les raisons de notre indifférence. Et souligne à quel point la nature est une question politique et citoyenne.

A quand remonte le désamour entre les Français et la nature ?

Historiquement, l’exemple le plus frappant est le faible nombre de militants dans les ligues pour la protection des oiseaux, qui sont pourtant à l’origine des mobilisations environnementales les plus importantes : en France, la LPO ne compte que 43 000 membres contre 1 300 000 en Grande-Bretagne. Cela se traduit aussi politiquement : alors que les oiseaux et certains insectes disparaissent de nos campagnes, le thème de la biodiversité était absent de la dernière campagne présidentielle. Il est vrai que le bipartisme, en France ou en Grande-Bretagne, ne permet pas une forte présence politique des partis écologistes, contrairement aux systèmes proportionnels d’Europe du Nord ou d’Allemagne.

Pourquoi les Anglo-Saxons sont-ils de meilleurs naturalistes ?

Les Américains sont avantagés par la présence de la nature sauvage sur le territoire. Les Anglais, malgré des paysages plus modestes, font preuve d’une sensibilité et d’une qualité d’observation qui rend le milieu des naturalistes passionnant. Gilbert White (1720-1793),considéré comme un pionnier de l’écologie, est un auteur britannique qui naît et meurt au même endroit à Selborne dans le Hampshire. Il passera sa vie à observer les quelques kilomètres autour de son jardin et connaîtra, grâce à sa minutie et à ses qualités littéraires, un succès phénoménal. En France, il faudra attendre plus d’un siècle pour connaître un auteur du même type avec Jean-Henri Fabre. Lui aussi va décrire les insectes et la vie de son jardin. Tous les biographes de Fabre constatent qu’il est une anomalie dans le paysage français.

Pourquoi cette différence de sensibilité ?

Les Français manquent d’attention pour les phénomènes les plus concrets, les plus immédiats. Ils sont plus généralistes voire théoriques. Ils privilégient une «philosophie de la nature» à l’observation des plus petits détails qui la constituent.

Mais on trouve des morceaux de bravoure chez des auteurs français, plutôt inattendus…

Si les naturalistes français sont moins réputés, on trouve chez Jules Michelet, plus connu pour son œuvre historique, et surtout chez un géographe aux idées libertaires comme Elisée Reclus, une vraie conception de la nature. Comme Fabre, Reclus est une anomalie dans le paysage français. D’ailleurs, est-il vraiment français ? Il est d’une culture universelle dans tous les sens du terme. Il a fait une partie de ses études en Allemagne, puis quitte la France pour des raisons politiques. Ce n’est pas un géographe du terroir français. Sa volonté universaliste s’appuie sur ses idéaux socialistes. Pour lui, l’humanité est un peu plus que l’humanité : il est végétarien, militant de la cause animale. On en fait aujourd’hui un personnage central, mais quand il meurt, en 1905, son influence sur la géographie française est presque nulle.

Vous soulignez l’absence des femmes dans les associations de défense de la nature en France…

Elles sont pourtant omniprésentes dans les sociétés de protection de la nature à l'étranger. Les Britanniques vont très tôt être nombreuses sur ce nouveau terrain de militantisme. Un travail comparatif des revues féminines en France et en Grande-Bretagne au XIXe sièclea montré que si elles ont le même contenu quand il s'agit de gérer la maison ou d'éduquer les enfants, les revues britanniques se distinguent en consacrant des articles aux questions sociales qui peuvent intéresser les femmes comme la défense de la nature.

Est-ce que vous constatez des progrès récents en France ?

Même s’il y a eu quelques progrès sur la défense des animaux, l’indifférence à la nature subsiste. Pourtant, les progrès dans la protection de la nature sont intimement liés aux progrès sociaux. Et tant qu’on ne réfléchit pas en terme d’organisation de la société, on n’avancera pas sur la protection de la nature. Beaucoup de ceux qui militent pour la défense de la nature ne comprennent pas eux-mêmes à quel point les progrès dans ce domaine concernent toute notre civilisation.

L’écologie est-elle de gauche ?

La défense de la nature est liée à des notions qui ne sont pas neutres politiquement. Le partage ou l'accès aux ressources sont des thèmes profondément politiques. Des questions très actuelles ont déjà été discutées il y a longtemps. Par exemple, faut-il mettre l'invention dans les «communs», qui ne peuvent être privatisés et doivent profiter à tous ? L'intellectuel américain Henry George pensait déjà au XIXe siècle que l'invention ne pouvait pas être captée par un brevet car elle est toujours une aventure collective, l'aboutissement d'une succession de progrès.

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