Quand le jeune Dylan était un mutant

Un double CD live de l’éternel Bob, retraçant la période 1962-66, sort ce vendredi 27 juillet. Objet superflu dans une collection déjà saturée ? A l’écoute, un témoignage limpide de la mue vocale d’un chanteur ni tout à fait folk, ni tout à fait rock. 

Par François Gorin

Publié le 27 juillet 2018 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h19

A première vue, pas de quoi se relever la nuit. Le double CD Bob Dylan Live 1962-1966, mis en vente ce 27 juillet, était d’ailleurs initialement destiné au seul marché japonais, à l’heure où le ménestrel nobélisé s’apprête à se produire là-bas (Fuji Rock Festival, à la station de ski de Naeba, si vous passez dans le coin, c’est le 29 juillet). Il est finalement proposé au monde entier by popular demand (?). Son argument est en sous-titre : Rare Performances From The Copyright Collections, mais les petits caractères ne crient pas trop fort cette rareté relative. De fait, même pour le fan qui aurait négligé d’explorer les trois compiles à tirage réduit visant, au bout de la limite légale de cinquante ans, à prolonger le copyright du répertoire dylanien (sorties en 2012, 2013 et 2014), il n’y a pas ici de découverte fracassante.

La plupart des sources sont connues : Gerde’s Folk City en 1962, le Town Hall et le Carnegie Hall en 1963, tout ça à New York. Le Royal Festival Hall de Londres en 1964. Ceci pour la période « seul en scène ». Et pour les deux années suivantes, des versions live déjà incluses dans deux coffrets monumentaux de la Bootleg Series (The Cutting Edge et The 1966 Live Recordings). Contrairement aux luxueuses parutions annuelles de ladite série, ce modeste double ne fait aucun effort de présentation : pochette bleutée banale, livret égrenant des photos sans intérêt – il est vrai que l’iconographie du Dylan 60’s tend à s’épuiser. Le profane pourrait donc facilement passer à côté, et le grand fan le négliger en tournant le nez.

Ce serait une erreur. Non en raison de la qualité particulière des enregistrements. Ils ont certes été choisis avec soin, et certains titres demeurent encore peu courus (John Brown, Seven curses, To Ramona). Plutôt pour la vision panoramique qu’offre leur enchaînement sur la mue vocale de Bob Dylan dans ces années cruciales. Jamais aura-t-on vu (ouï, plutôt) aussi clairement un personnage musical en devenir un autre, en passant par des formes intermédiaires non moins troublantes, et ce sur un laps de temps serré : cinq années seulement entre le troubadour joufflu de Blowin’ in The Wind et le rocker spectral de Ballad of a Thin Man. Certains chanteurs ont grandi en public, Dylan a, lui, maigri et s’est électrifié. Son public – si tant est qu’un artiste en a un à lui – a changé moins vite, en témoignent les réactions outrées par son boucan rock au légendaire festival de Newport en juillet 1965 (échantillon ici : It Takes a Lot to Laugh, It Takes a Train to Cry) ; ou l’année suivante encore les huées et sifflets accueillant ici ou là la partie électrique de son spectacle.

On a souvent comparé la voix du Dylan débutant à celle d’un vieux bluesman. C’était l’effet recherché, et plus souvent qu’à son tour il donne l’impression de s’obliger à la gravité. Comme s’il importait avant tout d’être pris au sérieux par un auditoire folk scrupuleux, concerné par les textes et assez peu badin. Les captations de 1962-63 mettent à plat de façon flagrante ce rapport apparemment simple et au fond ambigu entre Dylan et un milieu qu’il bluffe. Malgré son jeune âge, il a assimilé à toute vitesse les codes du genre et sait comment s’y prendre. Le contraste entre son allure de gamin et sa voix passée au papier de verre fait aussi partie de son charme. Son idylle brève mais puissamment symbolique avec Joan Baez donnera quelques duos bizarrement dépareillés, lui le Gavroche de Greenwich Village chantant comme un père et elle la madone des campus, comme une fille (cf ici When the Ships Comes In).

Les tournées britanniques de 1964 et 1965 font un point d’équilibre étrange. Surtout la seconde, filmée par Don A. Pennebaker dans le fameux Dont Look Back. Hors scène, Dylan a déjà l’air d’une rock star. En concert, il passe encore pour un folksinger. Or à cette date il a déjà sorti l’album Bringing It All Back Home, à moitié électrique, et s’apprête à mettre en boîte son manifeste rock, Highway 61 Revisited. Pour le public de Londres ou de Manchester, il continue de chanter pourtant des Gates of Eden ou She Belongs to Me 100% acoustiques. C’est un moment schizophrénique mais la voix a mué. Elle a gagné en mordant, en liberté, en…jeunesse. Son sifflement nasal, souvent associé à l’arrogance, va bientôt trouver un parfait écrin dans le fracas plus contemporain (mercuriel, dira-t-il) du rock joué par le Paul Butterfield Blues Band puis The Hawks (futur The Band). Dans les cinq derniers titres ici présentés (deux électriques, trois acoustiques), Dylan est définitivement ailleurs. Il n’a plus le moindre souci d’intégration, d’adéquation. Partout où il passe, le public est en majorité conquis, mais par un Dylan qui n’existe plus. Il leur en donne un autre.

Geste rimbaldien peut-être, cependant la mutation vécue live sur les scènes des années 60 est moins textuelle (de la narration réaliste à la poésie fracturée, pour résumer) que vocale. Cette voix de 1966, parfois près de s’éteindre, laminée par les exigences d’une tournée incessante, on ne la retrouvera plus. Il y aura d’autres mues, plus ou moins heureuses et pas toutes aperçues. Celle-là restera comme le fruit amer d’une décantation, et l’objet précieux d’une révélation.

 

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