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La Tunisie, de la résistance au changement au discrédit général

En Tunisie, la préférence pour la stabilité, l’attachement aux habitudes confortables et l’absence d’une remise en cause des compétences et des situations acquises, sont les axes de toute stratégie de… changement.

Par Yassine Essid

Ma défunte mère, bien qu’analphabète sans être ignare, avait cette représentation singulière qui lui permettait de saisir les vérités essentielles de la vie. De nature conservatrice, croyant obstinément que l’ordre social est indépendant de la volonté humaine, elle était rétive à tout changement qu’elle jugeait de prime abord inquiétant, menaçant, voire suspect. D’ailleurs, elle ne manquait jamais de nous rappeler, à l’annonce d’un remaniement à la tête de l’Etat ou au sein du gouvernement, qu’on aurait tort de nous réjouir trop vite. Elle argumentait cette salutaire fatalité dans l’immobilité des choses en usant de cet exclusif et étonnant raccourci biblique, que d’aucuns jugeraient quasi blasphématoire: «Ijî moussa trahham ‘alâ far’oun» («Vient Moïse, disait-elle, tu dois exalter le Pharaon»).

Les tristes exemples d’une régression en paliers

C’est ainsi que l’histoire de la vie politique depuis l’indépendance s’impose comme une triple reproduction de cette sentence : Bourguiba, grand libérateur et despote éclairé, devenu avec le temps l’otage sénile de son entourage proche, est poussé à se démettre. Ben Ali, dictateur impitoyable, dont certains regrettent aujourd’hui l’esprit de discipline, s’est conduit en parrain à la tête d’un système de pillage en bande organisée qui avaient fini par primer sur l’action du gouvernement. Arrive enfin, par la voie d’une monarchie déguisée en démocratie, Béji Caïd Essebsi, un chef d’Etat aux prérogatives réduites mais néanmoins pervers et tyrannique.

Les trois chefs d’Etat constituent, sur le plan de la pratique politique, les tristes exemples d’une régression en paliers. Le présidentialisme personnalisé du premier avait fini par générer la politique de coercition et de prévarication du deuxième qui, à son tour, avait permis au troisième d’entamer un processus pur et simple du dépérissement de l’Etat et de ses institutions en liquidant complètement et irrévocablement les quelques précieux acquis sauvegardés, malgré tout, par ses deux prédécesseurs.

Lorsqu’un pays n’avance pas, la résistance au changement devient alors problématique. Elle est perçue comme un obstacle à l’amélioration des conditions de vie de la population. Depuis plus d’un mois, il n’est question que du remaniement partiel ou total du gouvernement. De multiples raisons s’y mêlent qui ne renvoient pas toutes à des stratégies de persuasion rationnelle.

Les grossières combines cousues de fil blanc du clan Caïd Essebsi

Pendant le mandat de Béji Caïd Essebsi on n’aurait connu, du moins jusqu’à présent, «que» deux premiers ministres. Le premier, Habib Essid, un homme pourtant reconnu comme étant sans envergure, est promu à la tête d’un gouvernement qui s’est montré finalement incapable de redresser le pays. Une année et demi après sa prise de fonction, des bruits discontinus avaient couru sur son prochain départ et furent longtemps démentis par le couple Caïd Essebsi et Ghannouchi qui persistèrent à nier les faits en allant jusqu’à vanter ses nombreux mérites. On connait la suite.

Bis repetita ? Youssef Chahed, nommé depuis le 3 août 2016, est depuis plus d’un mois au centre de polémiques, d’intrigues, de jalousies, de discordes, d’interférences, de cabales de toutes espèces pour sa mise à l’écart. Les appels, venus d’ici ou là, à ce qu’il vide au plus tôt les lieux, étaient devenus de plus en plus insistants. Ils se trouvent surchargés par les exigences, tour à tour dérisoires ou fantasmatiques, de nombreux belligérants en l’absence de toute volonté politique qui puisse permettre la mise en place d’un dialogue de fond à propos du type de gestion future qu’ils conçoivent pour le pays avec ou sans lui.
On y trouve d’abord les grossières combines cousues de fil blanc du clan Caïd Essebsi et ses pratiques indécentes à désespérer.

Le Père du fils n’a fait jusque-là qu’ajouter des problèmes qu’il s’efforce ensuite de résoudre, à l’instar d’un médecin vénal administrant des poisons à ses patients pour ensuite leur proposer des traitements.

Il y a ensuite les actes de sommation faite à Chahed par les députés de Nidaa Tounes habitués à manifester une curieuse tendance aux revirements, à rester tantôt ondoyants, tantôt indécis sur toutes sortes de résolutions.

Il y a également quelques stars de la posture qui contestent sans raison, ou sur la base d’un règlement de compte personnel, refusent de reconnaître la prétention de Chahed à rester en place et réclament par conséquent avec vigueur son départ.

Il y a enfin le diktat à peine voilé de l’UGTT placé sous le couvert d’un vague mais persistant prétexte de salut national.
Quant aux islamistes, devenus un élément incontournable de l’architecture du pouvoir au point d’annoncer avant tout le monde le nombre des ministres qui seront concernés par le remaniement (six ou cinq), ils sont plus que jamais décidés à se démarquer de toute solution extrême. Ils se déclarent farouches opposants au départ de Chahed, se placent opportunément au nom d’une démocratie apaisée et, sous prétexte de ne pas perturber les réformes en cours, se rangent naturellement aux côtés de l’actuel chef de Gouvernement.

Une gouvernance hésitante dans un monde en pleine évolution

Au regard des raisons invoquées, il s’avère particulièrement injuste et hasardeux d’appeler à démettre Chahed qui, d’ailleurs a habilement cherché, pour répéter Valery Giscard d’Estaing, à «laisser les choses basses mourir par leur propre poison».

Néanmoins, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Il faut reconnaître que depuis sa prise de fonction, Chahed, dont l’humilité n’est pas la principale vertu, n’a pas suffisamment intégré la réflexion sur l’articulation entre conquête et exercice de pouvoir.

Il s’est laissé enfermer dans les plis de ses dossiers, pratique une gouvernance hésitante dans un monde en pleine évolution géopolitique, technique et économique, sans trop se poser la question pour savoir ce qui manque réellement au peuple en faisant fi des difficultés structurelles profondes qui accablent le pays et des contradictions flagrantes qui n’arrêtent pas de bouleverser la société.

Pendant toute la durée de sa fonction, Chahed n’a jamais semblé perturbé par le manque de compétence flagrant, parfois absolu, de plusieurs de ses têtes pensantes. Malgré tous ces déboires, il donne l’impression de chercher à résister, à tenir et à maintenir tendu le ressort de sa survie au sein d’une nation promise à s’enfoncer lentement sans l’espoir de voir les tendances s’inverser. Or La politique vaut plus que de simples souhaits couchés sur le papier où la démagogie prime sur une saine gestion.

Comme un grand, Chahed a manifesté sa totale et exclusive autorité en nommant un nouveau ministre de l’Intérieur. Une nomination confirmée hier soir, samedi 28 juillet 2018, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) par 148 voix.

Reprenant les arguments de Rached Ghannouchi sur la nécessité de sauvegarder la stabilité du pays, il a jugé encore une fois utile d’exposer devant les députés la belle pérennité de son maintien dans la fonction en nous renvoyant à l’adage «après moi le déluge». Le revoilà donc transformé en marchand de bonheur qui s’engage à nous procurer la certitude d’un avenir radieux et nous rassurer que le train d’un Etat ne roule pas tout seul sans conducteur.

Le pays est dans une mouise noire en matière économique et sociale

À l’adresse de ses impitoyables détracteurs autant qu’à ses soutiens encore incertains, Chahed les a mis en garde en leur rappelant que tout remaniement du gouvernement serait préjudiciable à la marche des affaires du pays et mettrait inévitablement en péril les nécessaires réformes tant attendues. N’eût-été la gravité de la situation, la prise en compte de la lancinante stagnation, le recul dans tous les secteurs d’activité économique, l’état de découragement de la population ainsi que les marasmes qui dévorent les principales institutions du pays, de telles déclarations seraient à même de susciter une hilarité jusqu’ici retenue à grand-peine.

Tous les Tunisiens constatent de plus en plus que le pays est dans une mouise noire en matière économique et sociale. Le pourcentage de son endettement, le taux de son inflation, la proportion de ses chômeurs, la marge de manœuvre réduite pour juguler la dépréciation alarmante du dinar, la dégradation de la qualité de vie, j’en passe et des meilleures.

Quant aux campagnes de lutte menées à grand train contre ceci ou cela, à l’aide de discours ronflants et de démonstrations enthousiastes mobilisant argent et énergies, elles se terminent la plupart du temps en queue-de-poisson.

Nous sommes ainsi devenus les témoins résignés d’un long glissement, d’écroulements successifs dont Chahed partage la responsabilité avec des ministres qui prétendent gouverner mais qui joignent à leur incompétence leur totale déconnexion d’avec la réalité du pays. Le présent bilan de son gouvernement, si on l’oppose aux boulevards de promesses jadis exprimées, s’avère un gros flop.

Chahed a été mal inspiré d’accompagner à l’ARP son candidat au poste de ministre de l’Intérieur. Une démarche inhabituelle mais qui pourrait s’expliquer par le dessein de vouloir obtenir, par personne interposée, la confiance de l’Assemblée, de préférence par des applaudissements frénétiques, pour la politique qu’il mène à la tête de son gouvernement. Or il s’est retrouvé exposé aux diatribes violentes, souvent injurieuses, lancée avec rudesse et sans ménagement par les députés remontés. Fiasco sur toute la ligne. Tous pourris !

La préférence pour la stabilité, l’attachement aux habitudes confortables et l’absence d’une remise en cause des compétences et des situations acquises, comptent parmi les principales sources de résistance liée à la stratégie mise en œuvre par Chahed pour conduire le changement. Or en dépit de tous les revers subis, il persiste à se claquemurer dans d’impossibles espérances. Il nous rappelle ces joueurs invétérés qui sont obsédés par le besoin de jouer, plus encore pour se refaire quitte à y laisser leur peau.

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