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Médias

Ebdo, Vraiment, BuzzFeed... 2018, année noire pour la presse en France?

En mars, le coup d'arrêt d'Ebdo a été prononcé. Deux mois plus tard, c'est au tour de Vraiment de cesser sa parution avant de se déclarer en cessation de paiement. D'ici la fin août, c'est le site BuzzFeed France qui fermera définitivement. 2018 est-elle un tournant pour la presse en France? L'analyse de Jean-Marie Charon, sociologue des médias, auteur de l'ouvrage "Rédactions en invention".

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L'équipe de Vraiment

Conférence de rédaction à Vraiment, un hebdomadaire liquidé en mai 2018.

Dmitry Kostyukov pour Vraiment

Le soleil ne brille pas pour tout le monde. En France, la profession de journaliste a été durement touchée par la crise en cette année 2018, avec les fermetures successives de Ebdo, Vraiment et bientôt BuzzFeed.  "La fermeture de BuzzFeed en France a gâché l'été de tout le monde, certains ont même dû annuler leurs vacances", explique l'un de ses salariés qui évoque une fermeture du site actée pour fin août.

En mars 2018, le coup d'arrêt du magazine Ebdo a été prononcé, deux mois et demi après son lancement. Son cofondateur Laurent Beccaria a admis que "quelque chose a été raté dans l'identité du journal". Vendu 4,50 euros, cet hebdomadaire embauchait une quarantaine de salariés. Deux mois plus tard, c'est au nouvel hebdomadaire Vraiment d'annoncer la cessation de sa parution, pour finalement prononcer sa liquidation le 29 mai 2018. Lancé le 21 marscet hebdomadaire était pourvu d'une rédaction de 15 journalistes embauchés en CDI et d'une trentaine de pigistes.

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"Cette aventure n'a pas été douloureuse, cette expérience était plutôt passionnante et exaltante", murmure une ancienne collaboratrice deVraiment. "Je n'ai aucun regret", confie-t-elle, évoquant malgré tout "un grand sentiment de flou" accompagnant une annonce qui s'est déroulée en deux temps. "II n'y a pas eu de signes avant-coureurs qui laisseraient penser que l'aventure allait s'arrêter aussi tôt", poursuit-elle. À ce jour, tout le monde devrait plus ou moins rentrer dans ses sous et ce sont surtout les fondateurs qui ont perdu de l'argent dans cette aventure, estime cette ancienne pigiste.

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Chez BuzzFeed France, les 14 journalistes salariés en CDI ont protesté contre la décision de fermeture définitive du site programmée initialement le 20 juillet après quatre ans d'activité, dénonçant la "brutalité" des licenciements. La procédure de licenciement économique a été suspendue par le Tribunal de grande instance de Paris jusqu'à ce que la maison mère américaine fournisse aux salariés des documents justifiant la fermeture de la filiale française, ont annoncé mercredi 27 juin des journalistes du site. BuzzFeed France a ainsi obtenu gain de cause. Le temps de la colère a laissé place à une grande lassitude, évoquant en interne une responsable des ressources humaines aux méthodes brutales. "Aujourd'hui, nous en voyons la fin, nous avons envie de passer à autre chose", même si les conditions de départ restent à être négociées individuellement. 

Jean-Marie Charon, sociologue des médias, chercheur associé à l'EHESS, auteur de l'ouvrage Rédactions en invention analyse pour Challenges les mutations du paysage médiatique français.

Quelle est votre analyse suite à la fermeture successive de titres comme Ebdo ou Vraiment?

Jean-Marie Charon, sociologue des médias, chercheur associé à l'EHESS: Nous sommes dans une période où le paysage des médias se recompose en même temps que les usages en matière d’information se transforment. Toute une partie du public recherche son information à partir des outils que lui procure l’internet. Cela signifie que l’accès à un contenu produit par un média n’intervient que dans un second temps. Cela impose aux médias qui ont besoin de monétiser leur information de s’appuyer d’abord sur l’abonnement ou la vente de contenus à l’unité. Dès lors il faut des contenus forts, de l'information à valeur ajoutée, correspondant aux attentes, mais aussi à des identités de communautés de publics à co-construire avec le public et cela quel que soit le support, que l’on soit Médiapart, Les Jours, Society ou XXI.

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C’est dans ce pari que se sont engagés des titres comme Ebdo ou Vraiment. Mais l’adéquation entre le type d’information, l’identité éditoriale et une communauté de public ne s’est pas faite. Cela ne veut pas dire que c’est impossible, mais c’est à chaque fois un pari difficile. L’évocation de Society, mais aussi de Médiapart ou Contexte pose aussi la question du modèle économique. SoPress a lancé beaucoup de titres, avec des réussites incontestables (et quelques échecs) à partir d’une organisation rédactionnelle inédite: tous les journalistes contribuent à l’ensemble des titres. Médiapart, comme Contexte ont commencé avec des journalistes très spécialisés chacun dans leur domaine, mais peu nombreux. Le climat général est tendu et la compétition est d’autant plus importante qu’elle se concentre sur des publics comparables, éduqués, à fort niveau culturel, solvables, souvent assez engagés dans la cité comme dans leur activité professionnelle. Il existe donc une forte concurrence et la nécessité d’associer intimement éditorial, marketing, commercial, avec des moyens financiers suffisants pour tenir sur la durée, et avoir le temps d’affiner le concept éditorial en fonction de la qualité de la rencontre avec le public.

L'année 2018 est-elle une année noire pour la presse en France?

Même si la situation est loin d'être simple, des signes sont encourageants, tant du côté de la presse que l’on qualifiait d’écrite, jusque-là; que des pure players d’informations, que je qualifierais plutôt pour ma part de "presse d’information multisupports". Aux Etats-Unis, le New York Times revendique désormais 3,7 millions d’abonnés dont 2,8 de "pur numériques", son audience atteint 130 millions de visiteurs uniques par mois. Le Guardian vient de voir ses revenus numériques dépasser ceux de l’imprimé. Plus près de nous Le Figaro, Les Echos et Le Monde voient leur stratégie de mixte gratuit-payant (pour l’information à valeur ajoutée), porter leur fruit. Le Monde a désormais des comptes à l’équilibre, en même temps qu’il a pu redévelopper sa rédaction qui entre 2010 et 2017 est passée de 310 à 425 journalistes, aux dires de Louis Dreyfus [président du directoire du groupe, ndlr]. Le principal sujet de préoccupation est celui du public moins éduqué, aux pratiques culturelles moins diversifiées, à plus faibles revenus, que l’on peut qualifier de "populaire". 

Quel regard portez-vous sur la profession de journaliste, classée par l'agence d'intérim Qapa comme étant celle qui mène le plus directement au chômage?

La brutalité de la mutation se traduit par un effondrement des modèles économiques, au moins dans la presse écrite qui a conduit d’abord à des approches dominées par les réductions de coûts et de fait, de moyens, notamment journalistiques. En télévision, seule l’information en continu a permis de maintenir des flux d’embauches. Le nombre de journalistes a donc baissé de 6% depuis 2009, année où les effectifs globaux étaient les plus importants. C’est donc difficile dans nombre de rédactions alors qu’il faut travailler sur davantage de supports, avec des amplitudes horaires très augmentées.

Cependant la situation française est plutôt moins mauvaise que dans des pays comme les Etats-Unis ou l’Espagne, où les effectifs de journalistes ont diminué de l’ordre de 30% sur la même période. Ces données sont à relativiser, même si sans doute les jeunes candidats à la profession devraient davantage être sensibilisés aux tensions sur les effectifs, à l’intensification du travail, à la précarisation du métier, le tout conduisant à des départs prématurés de celle-ci. Carism, le laboratoire de recherche de l’Institut Français de Presse, a pu ainsi mettre en évidence que la moyenne de durée d’une carrière de journaliste était désormais de 15 ans. Le sombre diagnostic doit être relativisé parce qu’il y a ces filets d’embauches, certes modestes et localisés (évoqués à propos du Monde), mais qui imposent de nouvelles compétences et une appétence à travailler différemment en interne avec d’autres professions (designers, développeurs informatiques, etc.) ou en externe (experts, contributeurs du public).

Existe-t-il encore de la place en France pour lancer de nouveaux titres de presse?

Je sais que sur le sujet les avis divergent. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il y a de la place et surtout que l’avenir des entreprises de médias d’information passe par la capacité de celles-ci, ou de nouveaux collectifs éditoriaux, à concevoir les concepts éditoriaux qui constitueront les communautés de public de demain. Cela ne veut pas dire que cela est facile. Il y aura encore des échecs. Je crois aussi qu’il y aura des réussites. Que font d’ailleurs les nouveaux concurrents et "partenaires" des médias comme les GAFA. si ce n’est de tester sans cesse de nouvelles applications et services? Les responsables de Google le répètent régulièrement, c’est en échouant à diverses reprises que nous finissons par faire sortir la perle sur laquelle va reposer notre activité.

Le problème de la presse -et des journalistes- est qu’ils ont moins de moyens, mais aussi que l’innovation n’est pas encore dans leur ADN. C’est l’un des grands défis du moment dans lequel se joue rien de moins que la question de l’indépendance de la presse face aux géants du Net. Le second de ces défis est l’invention des contenus et services qui permettront aux publics populaires de s’informer demain.

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