« Google Earth me permet de travailler sur des dossiers géopolitiques »

« Au lieu d’envoyer nos satellites vers l’infini de l’espace, nous les tournons vers la Terre. Et quoi que l’on puisse dire du cosmos, notre planète inspire le même mystère que les territoires extraterrestres. » Voilà comment Mishka Henner décrit sa démarche artistique, qui consiste à grappiller sur Internet des images satellites pour révéler des sites bien réels mais très discrets, voire « cachés ». Aujourd’hui, environ 150 satellites scrutent en permanence la surface du globe. De quoi compter le nombre exact de vaches en train de brouter dans un champ ou décrypter les graffitis sur les murs de nos villes. De quoi, aussi, découvrir des complexes industriels ou identifier des prostituées sur les bords des routes. Google Earth et Google Street View transportent ainsi aux premières loges
de scènes et d’espaces inédits ceux qui prennent le temps de se servir de ces outils.

Car les traces que nous laissons derrière nous sont bien archivées, publiées et accessibles. À une époque où la presse vit une profonde crise de confiance dans
son rapport avec l’opinion, Mishka Henner substitue son écran d’ordinateur au « terrain », contribuant à l’émergence d’un nouveau journalisme d’investigation. Et son travail pose une question : quelle influence sur le monde auront, demain, les artistes qui explorent d’autres routes pour accéder à l’information ? L’artiste nous a donné sa réponse.

 

U&R : Comment êtes-vous devenu photographe ?

Mishka Henner : J’ai commencé par étudier la sociologie. Je m’intéressais à la manière dont les hommes regardent le monde et en analysent les structures. À l’époque, je ne me rendais pas compte que l’art pouvait jouer ce rôle. Tout a
basculé quand j’ai visité une exposition de photos documentaires présentant les
travaux d’Andreas Gursky et de Bernd et Hilla Becher. En découvrant leur approche anti-expressive des paysages industriels, j’ai compris que l’art pouvait produire des œuvres analytiques aussi pertinentes qu’en sociologie. Une différence était cependant frappante : ces photographes proposaient une critique de la société en images, ouvertes et compréhensibles par tous, que la sociologie aurait, elle, traité dans des livres d’érudits. Mon choix était fait.

« Je voulais voir s’il était possible de cartographier un tel empire militaire depuis chez moi, uniquement avec Internet »

Pourquoi utilisez-vous des outils comme Google Earth et Google Street View ? 

Internet rend accessibles des milliers d’informations et d’expertises, proposant autant de visions du monde que d’utilisateurs. Toute cette matière, vous la percevez par le seul biais de l’écran. Je veux regarder par cette fenêtre, qui ne montre pas le même monde que celui que vous verriez sur place à travers le viseur de l’appareil photo. L’image à 360 degrés, par exemple, n’existe pas sans l’algorithme qui la construit : vous ne la percevez qu’après son traitement informatique. Par ailleurs, Google Earth me permet de travailler sur des dossiers géopolitiques avec très peu de ressources. « Fifty-One US Military Outposts » est le premier de mes projets qui tire parti de cette approche. J’ai répertorié 51 bases américaines dans autant de pays à travers la planète. Je voulais voir s’il était possible de cartographier un tel empire militaire depuis chez moi, uniquement avec Internet.

 

Votre travail emprunte tantôt les chemins du journalisme d’investigation, tantôt ceux de l’art conceptuel. Quel rôle revendiquez-vous ?

Cette confusion est importante, elle montre que le journalisme est en train de céder du terrain à d’autres interlocuteurs. J’ai commencé ce travail de cartographie parce que j’étais frustré que les journalistes ne s’y attaquent pas. Cette carte permet pourtant de comprendre les guerres que les États-Unis mènent depuis des années pour maintenir leur domination. N’oubliez pas que je suis anglais : pour nous, la guerre en Irak incarne un immense mensonge envers le peuple. À l’époque, les journalistes n’ont pas su remettre en cause les propos de Bush et Powell. Ils ont trahi la confiance de l’opinion. Notre travail d’artiste est la suite logique de cette crise, et l’art est plus que jamais un relais pour traiter de ces sujets.

« Nous vivons une époque où les artistes se redécouvrent une place d’agent provocateur »

Vos publications ont-elles eu des conséquences sur le terrain ?

Pas toutes. Mais ça a été le cas pour mon travail sur les fermes d’engraissement américaines. Je ne savais pas alors qu’il était « illégal » de travailler sur ce sujet. Je n’ai appris que plus tard que l’industrie agroalimentaire avait fait passer des lois pour interdire aux reporters de photographier ses infrastructures. Naïvement, j’ai publié ces images sur mon site. Les chaînes de télévision et l’opinion publique s’en sont emparées, et les lois ont fini par être cassées. J’ai trouvé remarquable qu’un seul geste artistique puisse engendrer de tels changements. Nous vivons une époque où les artistes se redécouvrent une place d’agent provocateur. Mon travail, et celui de beaucoup d’autres, est le résultat de cette frustration face aux sources d’information. Donc je ne m’étonne pas de voir l’art devenir, petit à petit, une forme d’investigation indépendante.

 

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