Publicité du bus gratuit à Dunkerque, dans le nord de la France, le 23 juillet 2017

Publicité du bus gratuit à Dunkerque, dans le nord de la France, le 23 juillet 2017

afp.com/FRANCOIS LO PRESTI

Pour Adrien, il y aura un avant et un après 1er septembre 2018. Ce jour-là, le réseau de bus de Dunkerque deviendra totalement gratuit pour l'usager et ce jeune chaudronnier de 19 ans a déjà pris sa décision : pour se rendre au travail, il laissera son scooter au garage et empruntera la ligne 4. A la clé, une économie de 30 euros par mois. Tout sauf un détail quand on perçoit le SMIC. Cet exemple réjouit évidemment Patrice Vergriete, l'homme qui a décidé de faire de sa communauté urbaine de 200 000 habitants la plus grande agglomération d'Europe dotée d'un réseau de transports en commun entièrement libre d'accès (1). Une décision qu'il avait annoncée pendant sa campagne électorale mais qui, encore aujourd'hui, est loin de faire l'unanimité.

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Redonner la priorité aux transports en commun

Volubile, passionné, celui qui est à la fois le patron de l'agglo et le maire (divers gauche) de Dunkerque depuis 2014 déroule avec énergie son argumentaire devant l'Express. "On ne pouvait plus continuer comme cela : la part des transports en commun dans les déplacements est tombée de 15 % à 4,7 % tandis que celle de l'automobile atteint 66 %. Cela crée des problèmes d'engorgement et de pollution de moins en moins gérables". La conclusion, pour lui, va de soi. "Il faut redonner la priorité aux transports en commun. Cela nous permettra à la fois de fluidifier la circulation, de redonner du pouvoir d'achat à la population, de rendre l'ensemble de l'agglomération accessible à tous ; d'améliorer la qualité de l'air et de créer du lien social." Et d'illustrer ce dernier propos par le témoignage de cette femme venue le remercier à l'hôtel de ville. "Elle m'a dit : "Ma mère souffre de la maladie d'Alzheimer.Je n'ai pas de voiture et je ne peux pas me payer un abonnement au bus. Grâce à la gratuité, je pourrai être davantage présente auprès d'elle."

Bornes wifi et "neutralisateur d'odeurs"

Vergriete ne s'est pas contenté d'instaurer la gratuité. Depuis deux ans, de gigantesques travaux ont bouleversé l'agglomération pour rendre les transports en commun vraiment performants. Voies dédiées, priorité aux feux, desserte de nouveaux quartiers, créations de lignes "chrono" avec une fréquence de 10 minutes en heures de pointe, multiplication des arrêts, nouveaux véhicules (2) roulant au gaz et équipés de bornes wifi, de sièges confortables et même de "neutralisateurs d'odeurs" - ce n'est pas toujours un détail. Une petite révolution que résume l'édile avec un sens certain de la formule : "La gratuité pour faire entrer les gens dans le bus, la qualité pour les faire revenir."

La clé, c'est la fiabilité, complète Damien Carême, maire écologiste de Grande Synthe et vice-président de la communauté urbaine chargé des transports. Désormais, les usagers du bus seront sûrs de ne plus être en retard au travail ou au lycée". Un argumentaire qui, sur place, séduit bien au-delà du petit cercle des militants environnementalistes : "En tant que libéral convaincu, j'étais sceptique devant cette idée car la gratuité n'est franchement pas ma tasse de thé, souligne Franck Dhersin, vice-président (ex-LR) de la communauté urbaine, mais j'ai été convaincu par l'expérimentation qui a été menée le week-end pendant trois ans.La hausse de la fréquentation a été spectaculaire."

Reste la question qui fâche : qui paie ? Car, évidemment, rien n'est jamais gratuit. Or, la réponse apportée par Dunkerque est d'autant plus surprenante que le dispositif ne s'accompagne d'aucune hausse d'impôts, ni pour les habitants, ni pour les entreprises ! Un apparent miracle qui, de fait, a deux explications. Un : ici, les recettes de billetterie atteignent un niveau très faible, à peine 10 % du coût total. Le sacrifice est donc réel (4,5 millions aujourd'hui, 7 ou 8 demain avec l'augmentation de la fréquentation), mais supportable. "Je ne sais pas si j'aurais pris la même décision avec un taux de 30 %", reconnaît Vergriete. Deux : la communauté urbaine, avec ses grandes entreprises industrielles (ArcelorMittal et la centrale nucléaire de Gravelines, entre autres), est relativement riche. Mieux encore : elle dispose d'une cagnotte que d'autres n 'ont pas. En 2011, en effet, elle a relevé le taux du "versement transport" acquitté par les entreprises. A la clé : une coquette somme supplémentaire de 8 millions d'euros chaque année. Depuis 7 ans, celle-ci a servi à payer les travaux. Ceux-ci étant terminés, elle peut désormais financer la gratuité du service. C'est aussi simple que cela.

"Ne pas céder aux sirènes de la gratuité"

Pas suffisant, toutefois, pour lever les réserves de tous les observateurs. Le Groupement des Autorités Responsables des transports (GART), qui réunit les élus spécialistes des transports, respecte officiellement la "libre administration des collectivités locales", mais il rappelle fermement qu'il n'encourage pas cette pratique : "La gratuité ne peut être généralisable à l'ensemble des territoires", souligne-t-il. Au contraire, "l'augmentation de la contribution des usagers au financement du système de transports semble aujourd'hui inéluctable." Même méfiance de la part de l'Union des Transports Publics (UTP), qui regroupe les entreprises du secteur. L'organisme a carrément publié un document où il liste "10 raisons de ne pas céder aux sirènes de la gratuité ". Ces deux associations privilégient l'instauration d'une "tarification sociale". En clair : une baisse de tarifs réservée à des populations ciblées.

Même les fédérations d'usagers sont sceptiques. "Jusqu'alors, la gratuité était réservée à une petite trentaine d'agglomérations de petite taille. Là, on franchit un seuil, estime Christian Broucaret, de la Fédération Nationale des Associations d'Usagers des Transports (FNAUT). Or, la gratuité prive les transports publics de moyens financiers importants. Comment feront les élus de Dunkerque, dans 15 ou 20 ans, lorsqu'il leur faudra de nouveau moderniser le réseau ?" "J'ai fait un choix politique, répond Vergriete. Mon prédécesseur voulait créer une Arena, un investissement évalué à 180 millions d'euros pour un coût de fonctionnement de 8 millions par an. J'ai annulé ce projet, ce qui me donne des marges de manoeuvre." Grâce à cette décision, il se fait fort de dégager les moyens nécessaires quand il le faudra, sans cacher son agacement devant ces réprobations. "On me traite de démago parce que je me prive de 4,5 millions de recettes. Mais personne ne remarque que j'ai refusé le tramway qui aurait coûté plus cher. Et personne ne se demande non plus comment j'ai pu compenser la baisse des dotations de 15 millions en trois ans que m'a imposée François Hollande ! Avouez que c'est curieux".

"Ce qui est gratuit n'a pas de valeur?"

Ce n'est pas la seule critique à laquelle les promoteurs du projet doivent faire face. Ce qui est gratuit n'aurait pas de valeur ? "C'est exactement le contraire ! s'emporte Vergriete. L'amour, l'amitié, la famille, la beauté de la nature : tout ce qui est essentiel n'a aucune valeur monétaire !" La pollution de l'air est surtout le fait des grandes industries ? "C'est exact, mais ce n'est pas une raison pour ne rien faire côté transports : chacun doit prendre sa part du fardeau", souligne Damien Carême. La gratuité aurait peu d'effet sur les automobilistes et séduirait surtout les piétons, les cyclistes et... ceux qui prenaient déjà le bus ? "Nous verrons, dit Vergriete. En tout cas, je ne vois pas comment elle pourrait inciter les gens à prendre davantage leur voiture !"

Sur place, en tout cas, ce sont surtout la montée des incivilités que l'on craint. "La gratuité le week-end s'est traduit par une nette hausse de la fréquentation, ce qui est très positif, souligne Jean-Michel, un conducteur expérimenté. Le problème est que certains des nouveaux usagers se comportent mal. Un client a ainsi craché sur l'un de mes collègues parce que le bus ne démarrait pas assez rapidement à son goût." Un événement isolé, nuance Vergriete, selon lequel la gratuité fera mécaniquement baisser les incivilités. "Par définition, il n'y aura plus de fraude et plus de caisse à braquer ! Sans oublier que la hausse de la fréquentation permettra un "contrôle social" naturel : les délinquants préfèrent les bus vides."

Le maire de Dunkerque le sait : il va être maintenant attendu au tournant, y compris par ses homologues. "Un grand nombre d'élus n'ont qu'une trouille, souligne un bon connaisseur du dossier : voir leurs électeurs leur demander de faire la même chose."

(1) Les transports publics de Tallin, la capitale de l'Estonie, sont également gratuits, mais cette agglomération de 440 000 habitants limite ce bénéfice à ses résidents permanents. A Dunkerque, les visiteurs en bénéficieront aussi.

(2) L'ensemble du parc sera renouvelé d'ici à 2022.

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