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Interview

Maroc : «Il y a une régression de la place de la femme dans l’espace public»

La sociologue Sanaa El Aji, spécialiste des questions de sexualité, dénonce une «culture de l’impunité» au Maroc.
par Dounia Hadni
publié le 3 septembre 2018 à 20h21

Sanaa El Aji est auteure de

Sexualité et célibat au Maroc : pratiques et verbalisation

(Ed. A la croisée des chemins, 2017)

.

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Comment l’affaire Khadija est-elle perçue au Maroc?

Des citoyens et des acteurs de la société civile se montrent solidaires de Khadija et réclament la liberté, la dignité et la sécurité des femmes marocaines. Mais il y a aussi des individus qui tentent par tous les moyens de discréditer la victime. Deux courants quasiment à égalité : le propre d'une société en cours de mutation qui n'assume pas ses contradictions. D'où un débat tendu et crispé. La société marocaine est hyperconservatrice dans le discours, appuyé par de puissants relais médiatiques. Il y a eu le même type de réactions pour l'affaire Saad Lamjarred [le chanteur marocain mis en examen mardi dernier pour viol en France, après la plainte d'une jeune femme (1), ndlr]. Pour beaucoup de Marocains, le fait pour une femme d'accompagner un homme dans sa chambre est un gage d'autorisation du viol. Je pense aussi à l'affaire de la «fille du bus», à Casablanca, l'été dernier, quand a été diffusée la vidéo de l'agression d'une femme de 24 ans, en pleine journée, par un groupe de jeunes qui lui ont arraché ses vêtements, l'ont touchée et insultée. Ou à celle d'une collégienne qui s'est fait attaquer en janvier par un homme qui tentait de lui enlever son pantalon. La scène, filmée par un ami de l'agresseur, a beaucoup circulé.

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Cela reflète-t-il un problème de fond de la société marocaine ?

Au-delà du fait divers, il y a une vraie régression de la place de la femme marocaine dans l'espace public, c'est-à-dire de sa sécurité et de sa dignité. C'est lié à la banalisation sociale et institutionnelle de ces violences faites aux femmes et au sentiment d'impunité, réel. Dans ce genre d'affaires, à quelques exceptions près, les agresseurs sont innocentés ou, au mieux, condamnés à des peines légères. Il y a une culture de l'impunité au Maroc liée à l'éducation, certes, mais aussi au pouvoir judiciaire. Quant au pouvoir exécutif, il est aux abonnés absents… Pour changer les mentalités, il faut des verdicts exemplaires, des peines dissuasives. Jusqu'en 2012, on avait quand même une loi qui épargnait un violeur de toute sanction s'il épousait sa victime [elle a été abolie] ! C'est par les lois qu'on inscrit des choses dans les esprits des individus.

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Y voyez-vous un lien avec la présence du PJD (parti islamiste) au pouvoir ?

Non. Des transformations sociales complexes comme celles-ci sont liées à l’éducation, à l’école, aux médias, au manque de débat et à la profusion de discours idéologiques, sous couvert de religion, via les antennes paraboliques. Le PJD, lui, ne gouverne que depuis 2011. Le parti est plus influent par son ancrage social (événements de solidarité, actions de proximité dans toutes les régions, etc.) que parce qu’il est au gouvernement. Il n’empêche qu’il est présent sur le terrain, contrairement aux autres formations politiques, y compris progressistes, qui ne se réveillent qu’à la veille d’échéances électorales.

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(1) Il avait déjà été mis en examen en octobre 2016 à Paris pour «viol aggravé».

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