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ReportageEurope

Autour de Tchernobyl, l’effrayant état de santé des habitants des zones contaminées

Trente-deux ans après l’accident nucléaire de Tchernobyl, de larges territoires de l’Ukraine sont encore imprégnés d’éléments radioactifs. Les habitants les plus pauvres consomment toujours des aliments issus de jardins ou de forêts contaminés. Et de nouvelles maladies apparaissent, y compris chez des enfants nés après la catastrophe.

  • Kiev et Tchernobyl (Ukraine), reportage

À travers la fenêtre du minibus, un paysage d’épaisse forêt de pins défile rapidement, tressautant au fil des nids de poule. À part, de temps en temps, un symbole « radioactif » sur un panonceau et l’aspect curieusement désert et hors du temps des lieux, rien n’indique que nous sommes dans un des endroits les plus contaminés du monde. Seul un check-point, où nos passeports ont été vérifiés, indique l’entrée dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. Un territoire du nord de l’Ukraine vaste de quelque 2.600 kilomètres carrés (km²) — la taille du Luxembourg — où la plupart des activités humaines (habitations, agriculture, chasse, cueillette, exploitation forestière) restent interdites à cause de la radioactivité.

L’accident nucléaire de Tchernobyl a commencé le 26 avril 1986 à 1 h 23 du matin, avec l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale. Les matières contenues dans le cœur ont été projetées à plus de 1.200 mètres de hauteur avant de retomber au gré des vents. Aujourd’hui, la zone d’exclusion est encore imprégnée de ces particules radioactives et le restera pendant des dizaines de milliers d’années. Un poison invisible et persistant qui rappelle que, trente-deux ans après, la catastrophe est loin d’être terminée. « Le problème le plus important, c’est qu’il s’agit d’une contamination par des nucléides à vie longue. Le plutonium 239 a une période [1] de 24.110 ans », a rappelé le professeur Valery Kashparov, de l’Institut ukrainien de radiologie agricole, lors d’un colloque à Kiev le 10 juillet 2018.

À l’hôpital d’Ivankiv, les cartes de la contamination au césium 137 (à gauche) et au strontium 90 (à droite) du district.

Le panache radioactif ne s’est pas arrêté à trente kilomètres du réacteur accidenté. Jusqu’à la mi-mai 1986, il a survolé la Biélorussie et l’Ukraine ainsi que la plupart des pays d’Europe, disséminant un peu partout des éléments radioactifs tels que l’iode 131, le césium 134 et le césium 137 « En Ukraine, 40.000 km² sont contaminés, a récapitulé M. Kashparov. Mille sites se trouvaient dans la zone de contamination cartographiée en 1991. »

Aujourd’hui encore, un risque important de contamination alimentaire

Quand on vit sur ces territoires, le risque principal est la contamination interne, si l’on consomme des aliments contaminés par les éléments radioactifs. « À Rivne, où la population est composée à 40 % d’enfants, la contamination du lait au césium 137 peut atteindre 1.000 becquerels par litre [Bq/l] », soit dix fois la norme ukrainienne établie pour les adultes, a alerté M. Kashparov. Dans cette province, à cause du lait contaminé, quasiment tous les habitants reçoivent une dose de radioactivité supérieure au seuil de 1 millisievert par an (mSv/an) la limite d’exposition du public) ; pour ceux du village de Berezove, c’est près de 4 mSv/an. « En l’absence de mesures de protection, cette situation pourrait perdurer des années, au moins jusqu’en 2040 », s’est désolé le professeur. Dans l’est du district d’Ivankiv, le problème est plutôt la contamination des sols au strontium 90, avec une activité supérieure par endroits à 37 kBq/m². Or, à partir de 5 kBq/m², il existe un risque de contamination des céréales cultivées à un niveau supérieur à la norme.

Les incendies dans les forêts contaminées aggravent encore la situation. 90 % de la zone d’exclusion est couverte d’arbres contaminés au césium 137 et au strontium 90. En période de sécheresse, les départs de feu sont nombreux : plus de cinq cents ont été recensés entre 1993 et 2017. 15.000 hectares de forêt ont été carbonisés en 2015 ; en juillet 2016, ce sont 300 hectares de la « forêt rousse » la plus contaminée, composée d’arbres tués par la radioactivité dans les semaines qui ont suivi l’accident nucléaire, qui sont partis en fumée. Or, pendant l’incendie, une partie des éléments radioactifs accumulés dans le bois et les feuillages sont relâchés dans l’atmosphère. Un peu de vent, et c’est un nouveau petit nuage radioactif qui contamine un peu plus les territoires avoisinants. « Après les incendies, 78 % des enfants examinés dans les districts voisins d’Ivankiv et de Polésie ont vu leur niveau d’homocystéine sanguine augmenter », a rapporté le professeur Youri Bandajevsky le 10 juillet à Kiev. Cet acide aminé peut, selon lui, trahir une exposition au césium 137 et un risque accru de maladies cardiovasculaires et de cancers.

L’incinérateur destiné aux arbres provenant de la zone contaminée.

Car la radioactivité a des conséquences graves sur la santé humaine. Les plus connues sont celles qui résultent d’une exposition massive mais de courte durée, observées chez les victimes des bombes nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki et chez les intervenants auprès du réacteur accidenté de Tchernobyl : le syndrome d’irradiation aigu, qui a tué 47 travailleurs et membres des équipes de secours [2], et les cancers — notamment des leucémies. Chez les habitants des zones évacuées ou très contaminées, le nombre de cancers de la thyroïde a explosé les quatre à cinq années après l’accident, notamment chez les petits nourris de lait contaminé à l’iode 131.

Une nouvelle génération d’enfants malades de la radioactivité

Mais d’autres effets sont plus pernicieux. Ils sont liés à une contamination chronique à faible dose et peuvent apparaître chez des enfants nés bien après 1986. Ce sont précisément ceux qui intéressent Youri Bandajevsky. Chercheur en anatomie pathologique, il a commencé à étudier les impacts de la radioactivité sur l’organisme humain en 1990, à l’Institut de médecine de Gomel, en Biélorussie, à la lisière de la zone interdite. « À Gomel, plus de 80 % des enfants souffraient de pathologies cardiovasculaires ou cardiaques, surtout de problèmes du rythme cardiaque [3] », a-t-il raconté.

Des examens cardiaques réguliers sont réalisés sur les habitants du district d’Ivankiv.

Après plusieurs années de prison — ses premières découvertes n’ont pas été au goût du régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko, qui souhaitait tourner au plus vite la page de l’accident de Tchernobyl —, Youri Bandajevsky a fondé le laboratoire Écologie et Santé à Kiev, en Ukraine. Entre 2013 et 2017, un programme de recherche soutenu par l’Union européenne lui a permis de poursuivre ses travaux à l’hôpital d’Ivankiv, à une cinquantaine de kilomètres du réacteur accidenté.

En trois ans, le chercheur a réalisé plus de 11.000 examens radiométriques et toute une batterie de tests sur des enfants des districts d’Ivankiv et de Polésie. Les résultats sont accablants : anomalies cardiaques chez 81,9 % des enfants, désordres métaboliques, problèmes de glande thyroïde. Les analyses de sang d’un tiers des enfants présentent des valeurs hors normes, comme des niveaux anormaux de protéines de transport des androgènes (ABP), d’aspartate aminotransférase (AST) et de lymphocytes T4. « 35 % des enfants ont des problèmes de foie. C’est impensable. Les experts indiquent qu’ils ne retiennent que les cas extrêmes et cela fait déjà un grand nombre, a lâché le chercheur en faisant défiler ses graphiques. Le pire, c’est que les organismes de la première génération exposée à la contamination résistaient plutôt bien aux doses de radioactivité. Mais la génération suivante n’a plus cette résistance. »

Grâce aux nouveaux équipements de la maternité d’Ivankiv, la mortalité péri-natale a été divisée par trois.

Pour Youri Bandajevsky, des solutions existent pour minimiser ces troubles : examiner régulièrement les enfants, leur administrer des vitamines, éviter autant que possible de leur donner des aliments contaminés et privilégier les algues, s’assurer que leur alimentation comporte suffisamment d’iode… Mais l’Ukraine a connu de nombreuses secousses depuis 1986 — chute de l’URSS, dérives autoritaires de plusieurs dirigeants, révolutions, rattachement de la Crimée à la Russie puis guerre civile du Donbass — et la lutte contre la contamination n’est pas sa priorité. « La situation socioéconomique du pays, déjà compliquée, a empiré ces dernières années. La dégradation des conditions de vie a entraîné les habitants du district d’Ivankiv dans une extrême pauvreté et les a poussés à chercher leur nourriture dans la forêt », a observé Natalia Dubovaya, qui a conduit l’étude avec Youri Bandajevsky. Nombreux sont celles et ceux contraints de se nourrir de gibier, de baies et de champignons provenant des forêts empoisonnées au césium et au strontium, où ils ramassent également du bois de chauffage. « Les habitants respirent les fumées de particules radioactives puis épandent les cendres contaminées dans leurs potagers, où ils cultivent les légumes », a déploré Youri Bandajevsky. Sur la route qui conduit à la zone d’exclusion de Tchernobyl, on peut voir des gens — souvent des personnes âgées — qui vendent pour quelques hryvnias (la monnaie ukrainienne) les baies récoltées dans ces bois radioactifs.

Le laboratoire de diagnostic fonctionnel de l’hôpital d’Ivankiv.

Depuis 2013, un programme européen soutient un certain nombre de projets destinés à améliorer cette situation : l’équipement de l’hôpital d’Ivankiv, la construction d’une serre où cultiver des légumes sains pour les enfants et les femmes enceintes du district, un incinérateur où brûler le bois contaminé de la zone d’exclusion. Reporterre les présentera dans un prochain reportage.

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