Des paysans sales et affamés à l'obscurantisme : six clichés sur le Moyen Âge

Le film "Les Visiteurs", sorti en 1993, a contribué à populariser l'idée que les paysans étaient sales et affamés.
Le film "Les Visiteurs", sorti en 1993, a contribué à populariser l'idée que les paysans étaient sales et affamés.
4 clichés sur le Moyen Âge
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Des paysans sales et affamés à l'obscurantisme : six clichés sur le Moyen Âge

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Entre l'Antiquité civilisée et le raffinement de la Renaissance, il n'y aurait eu qu'une période sombre et méconnue : le Moyen Âge. Les clichés ont la vie dure : à en croire certaines idées reçues cette période serait synonyme de saleté, d'obscurantisme et de régression. Il n'en est rien.

Des paysans sales, pauvres et ne mangeant pas à leur faim, les connaissances accumulées lors de l'Antiquité peu à peu oubliées... Les clichés sur le Moyen Âge ont la vie dure ! La faute aux humanistes de la Renaissance, dont les constructions historiques renvoyèrent cette période, pourtant longue de 1000 ans, au rang d'âge sombre. C'est d'ailleurs à eux qu'on doit l'utilisation du terme "Moyen" : ils préféraient s'imaginer leur époque comme le miroir de l'Antiquité, qu'ils tenaient en haute estime, par opposition au Moyen Âge, caricaturé comme une période ignorante et superstitieuse. 

Ces clichés, bien ancrés dans notre imaginaire, persistent encore aujourd'hui. Alors que la tour médiévale Jean Sans Peur, à Paris, consacre une exposition à la question de "L'Hygiène au Moyen Âge", petit tour d'horizon de ces idées reçues. 

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Les gens étaient sales 

C'est sans doute l'un des préjugés qui perdurent le plus, tant il a été popularisé à travers les films et récits, à l'image du personnage grotesque de Jacquouille la Fripouille dans le film Les Visiteurs. Au Moyen Âge, à en croire les clichés, les paysans étaient couverts de crasse. La réalité est pourtant tout autre : héritage des thermes romains, les bains publics et étuves existent toujours dans les villes médiévales, où l'eau est considérée comme purificatrice. Le bain y est généralement hebdomadaire, et les plus démunis se lavent dans les rivières. La toilette est quotidienne, au moins pour les mains et le visage. 

L'hygiène est notamment prise très au sérieux lorsqu'elle est liée à la nourriture : les couches sociales les plus aisées ne manquent pas de se laver les mains avant de passer à table. Le livre Les Contenances de la table, paru au XVe siècle et destiné aux enfants, conseille ainsi de s'essuyer les lèvres avant de boire, de ne pas tremper sa viande directement dans la salière et de se laver les mains après le repas (après tout, la fourchette n'est pas encore utilisée !) :

Enfant se tu bois de fort vin
Met y de leave attrempeement
Et nen boy que suffisamment
Ou il te troublera lengin

Paradoxalement, c'est pendant la Renaissance que les normes d'hygiène se dégradent. La faute aux épidémies de peste noire qui ont traumatisé les populations : on craint alors que l'eau chaude, en dilatant les pores de la peau, ne laisse passer les maladies. Les bains publics sont peu à peu abandonnés, et on préfère se parfumer pour masquer les mauvaises odeurs. 

En février 2014, dans l'émission Du Jour au lendemain, Georges Vigarello, historien et directeur d’études à l’EHESS, auteur de Le Propre et le Sale, L'Hygiène du corps depuis le Moyen Age venait raconter l'évolution des critères de propreté au fil des siècles : 

Le parfum, c'est une histoire singulière. Avec le parfum la sensibilité immédiate des hommes du temps, au XVIe, donne le sentiment que vous purifiez. On peut purifier les villes contre la peste avec des procédés qui consistent à projeter de l'arôme ! Le parfum est ainsi utilisé dans les hôpitaux pour rendre l'air plus sain, ce qui est totalement contradictoire et impensable pour des repères qui sont les nôtres, mais évident pour les repères du XVIIe.

Georges Vigarello (Du Jour au lendemain, 19/02/2014)

35 min

Il n'y a pas eu d'avancées scientifiques 

L'Antiquité a été une période si prolifique de l'Histoire sur le plan des découvertes scientifiques que les avancées technologiques et scientifiques du Moyen Âge ont tendance à passer un peu inaperçues en comparaison. Les découvreurs n'ont pourtant pas subitement cessé d'exister l'espace d'un quasi-millénaire, du Ve au XVè siècle et le Moyen Âge s'est inscrit dans la continuité de l'Antiquité. 

Les moulins à eau par exemple, qui existaient déjà, sont perfectionnés et modernisés au point de faire du meunier un personnage indispensable de la vie du village : c'est grâce à l'énergie hydraulique qu'on actionne les machines qui permettent d'écraser le grain ou d'actionner les soufflets des forges. De la même façon, la roue à filer permet de gagner en efficacité pour le tissage des vêtements. 

C'est aussi l'époque de l'invention de l'horlogerie, à partir du XIIIème siècle, et de la sidérurgie moderne. Le Moyen Âge est en réalité un âge mécanique, qui met à contribution les forces naturelles (vent, eau, système de poids) à l'aide de mécanismes complexes.

Les découvertes ne sont pas que d'ordre technique : la circulation des idées permet notamment à la médecine de se développer et de se nourrir de la médecine arabo-musulmane, au rang desquels le Canon de la médecine d'Avicenne, une encyclopédie médicale qui synthétise, en 1025, les médecines grecque, hindou et arabe. 

Dans une conférence enregistrée en mai 2017, l'historienne médieviste Danielle Jacquart rappelait qu'au XIIe siècle, la médecine fut la première à connaître son renouveau : 

S’imposa alors l’idée selon laquelle un médecin digne de ce nom devait être lettré, connaître l’anatomie, la physiologie du corps humain, et rechercher les causes des maladies pour être en mesure d’appliquer un traitement. Et si la médecine prétend être une science, c’est qu’elle recherche les causes des maladies. [...] Même si nous savons aujourd’hui que les connaissances anatomiques étaient imparfaites, que la théorie médicale était peu apte à justifier des traitements efficaces pour les maladies les plus sévères, ce choix d’une médecine savante fondée rationnellement fut capital.

Les paysans ne mangeaient pas à leur faim

A l'évidence, on ne trouvait pas les mêmes mets à la table d'un seigneur et à celle d'un paysan, mais contrairement aux idées reçues, les personnes en bas de l'échelle sociale n'étaient pas si mal loties. L'image du paysan affamé nous vient tout droit des représentations des famines, régulières au cours des 1000 ans qu'a duré le Moyen Âge. Après tout c'est pendant cette période qu'est apparue la prière "A fame, bello et peste, libera nos Domine" :

De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous, Seigneur.

En cas de famine, l'aristocratie et le clergé étaient évidemment mieux protégés ; mais ils ne l'étaient pas forcément des épidémies qui allaient de pair. En règle générale, l'aristocratie avait accès à des denrées de meilleure qualité et en plus grandes quantités, notamment en ce qui concerne les viandes. Les paysans, s'ils se nourrissaient principalement de légumineuses et céréales, en consommaient également, quoique plus souvent sous forme salée ou fumée. La base de leur alimentation reste cependant le pain, fabriqué à base de farine de froment ou de seigle, comme en attestent les nombreux fours à pain retrouvés lors de fouilles archéologiques. Cet aliment principal les rendait néanmoins vulnérables aux conditions climatiques, à l'origine de nombreuses disettes.

En avril dernier, dans une série d'émissions consacrée à l'histoire de la faim, La Fabrique de l'Histoire revenait sur les nombreuses crises de famines qui ont parsemé le Moyen Âge, avec l'historien Gérard Béaur : 

La disette c'est la privation relative, et la famine c'est quand les gens meurent de faim. Les contemporains ne font pas toujours la différence. Quand [l'historien] Levasseur, il y a bien longtemps, a utilisé les chroniques pour répertorier les famines et disettes qui avaient eu lieu entre le Xe siècle et 1890, il trouve un nombre de famines absolument vertigineux, on a l'impression que c'est tous les jours ! Au XIe siècle, il y aurait eu 41 famines ! Il y a eu une grande confusion entre disette et famine. Pour les contemporains c'est un peu la même chose alors qu'on parle surtout de cherté : le grain devient très cher et inabordable pour les plus pauvres. Tout cela a créé des interrogations. [...] On en est arrivé à l'idée que chaque fois qu'il y avait une mortalité c'était une famine, que la faim était le grand pourvoyeur de la mortalité. Aujourd'hui on est en train de revenir sur cette question.

Qu’est-ce qu’une crise alimentaire ? Du Moyen Âge au XIXe, le renouvellement des recherches (La Fabrique de l'Histoire, 02/04/2018)

53 min

Les femmes étaient considérées comme des objets et ne travaillaient pas

Si la condition de la femme était très difficile, elle n'était pas aussi horrible qu'on a bien voulu le croire. A tel point que l'un de des exemples les plus emblématiques de la condition de la femme, le droit de cuissage, ou "droit de première nuit", pourtant à l'origine de nombreux récits, tient de la légende urbaine (ou est-ce rurale ?) et ne fut jamais inscrit dans la loi. 

En août 2018, dans l'émission Les Têtes Chercheuses, Julie Pilorget, doctorante en histoire médiévale et spécialiste d’histoire du genre était venue repousser les idées éculées sur la femme au Moyen Âge, tout en rappelant que le statut de celle-ci se définissait avant tout par rapport aux hommes...

Les trois statuts de la femme au Moyen Âge c'est celui de vierge, d'épouse et de veuve. On pense d'abord la femme au travers du mariage. [...] Le but pour la femme est de se marier et lorsqu'elle n'y arrive pas on peut avoir l'instauration dans certaines municipalités, dans le sud de la France,  de communautés d'organismes de charité qui vont aider ce qu'on appelle "les jeunes filles à marier" afin de leur constituer une dot. 

On est encore loin d'une égalité de droits pour l'homme et la femme, mais on aurait tort d'imaginer les femmes en train de filer la laine en attendant que leur époux revienne de sa journée de travail. Les femmes participent en effet aux travaux des champs ou aux ateliers, voire les dirigent à la mort de leur époux. Certaines d'entre elles possèdent ainsi des commerces très lucratifs.  

Si le Moyen Âge est pour les femmes une période d'émancipation, il n'en reste pas moins une période de marginalisation, spécialement pour les femmes seules, poursuivait Julie Pilorget :

La femme qui vit seule est vue comme une marginale. On va souvent la dénommer d'après des termes très généraux de fille, fillette, ou de fille publique - et dans ce dernier cas clairement on la désigne comme prostituée. Il y a tout un flou autour de la désignation de ces femmes seules qui sont sujettes à des agressions. On estime de toute façon qu'une femme qui ne serait pas vierge et ne serait pas mariée, ou veuve, est une femme de mauvaise renommée, dont la virginité est de toute façon mise en cause.

Les femmes au Moyen Âge, loin des idées reçues (Les Têtes Chercheuses, 13/08/2016)

53 min

Il n'y avait pas de villes

Non, le Moyen Âge en Europe ne consistait pas uniquement en des villages perdus au milieu des campagnes, encadrés par quelques châteaux forts épars. Certes, la majeure partie des habitants vivent alors dans des zones rurales, mais les pôles urbains, plus denses, ne disparaissent pas pour autant. Plus densément peuplés, ils sont des centres névralgiques de la vie quotidienne, où se concentrent les fonctions religieuses, politiques et économiques. 

C'est parce que les habitations, constituées de bois, ont disparu au fil du temps que cette image d'un Moyen Âge dénué de villes a longtemps perduré. "Cette société médiévale n'a pas été cette période noire, du terme anglais qui a trop longtemps duré "dark ages".  Elle a été au contraire un temps d'expansion, de création, dynamique", protestait Jacques Le Goff dans l'émission Les Lundis de l'Histoire en février 2012.  La ville médiévale s'organisait en particulier autour de la place du marché, comme le racontait l'historien et professeur au Collège de France, titulaire de la Chaire d’histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe-XVIe siècles), Patrick Boucheron :

La ville est le lieu d'une foire permanente, hors la ville ce n'est rien d'autre. C'est le lieu où la foire est permanente, où l'on peut trouver la diversité des activités. Cette fonction économique, qui est une fonction essentielle de valorisation du prélèvement féodal, trouve sa forme urbaine qui est évidemment la place du marché. [...] Le plus souvent elle n'est rien d'autre qu'un carrefour un peu élargi, dégagé, un lieu où l'on se retrouve. Mais ce qui fait l'espace public ce n'est pas architectural, c'est la pratique sociale de l'espace. 

La ville médiévale (Les Lundis de l'Histoire, 13/02/2012)

59 min

Au début du Moyen Âge, les barbares ont mis l'Europe à feu et à sang

Ce cliché a d'autant plus la vie dure qu'il a été enseigné au collège. Pourtant aujourd'hui on ne parle plus tant d'invasions barbares que de grandes migrations. Ces dernièress commencent dès le IIe siècle et s'intensifient au Ve siècle. S'il y a des épisodes violents, les migrations sont surtout dues à des crises climatiques et la plupart des installations se font de façon pacifiques : "les Francs, les Alamans, les Burgondes, les Wisigoths, passent des contrats avec Rome, qui leur accordent le droit de s’installer sur les terres romaines tout en conservant leurs lois, leurs coutumes, leurs langues, en échange de services : ils vont ­défendre la terre et la cultiver", relate l'archéologue Isabelle Catteddu dans un entretien au Monde.

Le terme "barbare" regroupe en fait les personnes qui ne sont ni grecques, ni romaines, dont l'intégration se fait de façon progressive, au fil des siècles. En décembre 2012, dans l'émission Concordance des Temps, Bruno Dumézil, maître de conférences à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et organisateur d’un dictionnaire intitulé Les Barbares, revenait sur ces stéréotypes, devenus de puissants moteurs de l'Histoire : 

L'armée romaine embauche en masse des barbares. Parce qu'on a une crise démographique à Rome, parce qu'on a beaucoup plus de mal à trouver des légionnaires, on fait venir des barbares jugés plus compétents, plus loyaux, plus efficaces. A tel point qu'au IVe siècle plus de la moitié de la légion dite romaine est étrangère : ce sont des mercenaires barbares qui assurent le salut de Rome, la protection des frontières contre d'autres barbares de l'étranger jugés moins romanisés, moins assimilables...

Les Barbares : vraiment différents ? (Concordance des Temps, 10/12/2016)

59 min

Ces grandes migrations se poursuivront jusqu'au VIe siècle et s'achèveront avec l'arrivée des Slaves dans l'Empire romain d'Orient puis des Lombards en Italie du Nord.