“La féminité des sportives a toujours été une obsession”

Serena Williams puis Alizé Cornet : en l’espace d’une semaine, les tenues des joueuses de tennis se sont retrouvées au centre de l’attention. Plus globalement, les sportives sont régulièrement visées par des débats sexistes. La sociologue Catherine Louveau analyse cette injonction à la féminité qui vise les athlètes.

Par Annabelle Chauvet

Publié le 06 septembre 2018 à 20h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h17

Depuis quelques jours, les joueuses de tennis sont au centre de toutes les attentions. Ou plutôt, leurs tenues vestimentaires. Bernard Guidicelli, directeur de la Fédération française de tennis, a récemment annoncé dans un entretien que le code vestimentaire du tournoi de Roland-Garros allait être bien plus strict la saison prochaine. Il n’avait apparemment pas apprécié l’audace de Serena Williams, championne aux titres multiples, qui avait porté lors de la compétition une combinaison noire, défiant la norme de la jupette pour les femmes. Ce à quoi Guy Forget, directeur de Roland-Garros, a ajouté : « S'il lui faut porter des bas de contention, aucun souci. Et ça passera sans problème si [Serena Williams] porte par exemple une jupe par-dessus. » 

Seulement quelques heures après la publication de ces propos, le 29 août, la joueuse française Alizé Cornet reçoit un avertissement, en plein tournoi du Grand Chelem américain, pour avoir enlevé brièvement son tee-shirt afin de le remettre à l’endroit, laissant entrevoir sa brassière –  l’organisation de l’US Open s’est par la suite excusée pour cette décision arbitrale. Pourtant, il n’est pas rare de voir des hommes torse nu sur un court... Des faits qui démontrent que les pratiques sexistes sont bien ancrées dans l’institution sportive. Catherine Louveau, professeure émérite à l’université Paris-Sud, est sociologue, spécialiste des questions de genre dans le milieu sportif et féministe affirmée. A partir de ces deux événements, elle aborde la construction de la féminité chez les athlètes et dénonce le sexisme dans le sport.

Serena Williams à Roland-Garros en 2018

Serena Williams à Roland-Garros en 2018 © PRESSE SPORTS

Que pensez-vous des propos de Bernard Guidicelli et Guy Forget à l’égard de la tenue de Serena Williams ?

Ce n’est pas le fait d’imposer un code vestimentaire qui me choque le plus, il en existe un depuis la création du tennis, il y a cent cinquante ans. Mais c’est la considération particulière portée à celles des filles qui me révolte. La réaction de Guy Forget me scandalise considérablement : proposer à Serena Williams de mettre une jupe, et non un short, bien sûr, par-dessus ses bas de contention, c’est terrible ! Quand Andre Agassi a joué en short en jean dans les années 1990 et introduit une rupture dans les codes vestimentaires bourgeois que Wimbledon continue de perpétuer, personne ne lui a rien dit.

Pourquoi porter une telle attention aux tenues des femmes ?

Les femmes ont toujours été jugées sur leur corps, marqueur de l’apparence sexuée. Lorsque Guy Forget argumente en parlant d’esthétique et d’élégance, ce qu’il ne dit pas en réalité, c’est l’injonction de conformité à des normes de féminité qu’il impose aux femmes par la jupe. Comme l’explique très bien l’historienne Christine Bard dans son livre Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances, la jupe est le signe d’exigence d’une certaine féminité, et donc une forme de contrôle sur le corps des femmes. Par exemple, dans les années 1990, Amélie Mauresmo était toujours en short et désignée par ses épaules « viriles », et autres adjectifs masculins. Au même moment, les sœurs Williams commençaient à jouer au tennis et avaient des perles dans les cheveux et des robes. Venus et Serena Williams avaient pourtant les mêmes épaules, mais tant qu’elles portaient des tenues « conformes », leur féminité n’était pas remise en question.

“Les athlètes ont intériorisé les injonctions sociales et sont sans cesse obligées de prouver qu’elles sont de ‘vraies femmes’.”

Comment la féminité est-elle appréhendée dans le milieu sportif ?

La féminité des sportives a toujours été une obsession. Le sport, dès l’origine, était soit préconisé pour que les femmes soient de « belles » épouses et mères efficaces, soit interdit, comme la boxe ou le rugby, car jugé trop violent. Dans les années 1960-1970, les sportives avaient les cheveux courts, parce que c’était plus pratique dans les vestiaires. Mais depuis quelques années, elles ont toutes les cheveux longs, se maquillent, portent des bracelets, et je crois qu’elles le font car elles savent que c’est indispensable pour être reconnues. Les athlètes ont intériorisé les injonctions sociales et sont sans cesse obligées de prouver qu’elles sont de « vraies femmes ». Le comité international olympique a parfois recours a un « test de genre » pour vérifier le sexe d’une sportive s’il y a un « doute visuel ». Les joueurs en première ligne au rugby sont costauds, mais il faudrait que les rugbywomen aient un physique de danseuses ? Elles aussi ont besoin d’être costaudes pour être performantes !

Le joueur de tennis américain Andre Agassi pendant le tournoi de Roland-Garros en 1991.

Le joueur de tennis américain Andre Agassi pendant le tournoi de Roland-Garros en 1991. © François ANCELLET/GAMMA-RAPHO

Le sport est-il un milieu profondément sexiste ?

Oui, c’est quand même un monde particulièrement conservateur, fait pour les hommes et par les hommes. L’omerta y est très forte. Voyez, par exemple, la plainte déposée pour viols contre l’entraîneur d’athlétisme Giscard Samba en juin dernier à Créteil. Ou encore, récemment, les dizaines de témoignages, sans suite, dénonçant des attouchements, appelons-les agressions sexuelles, lors des rassemblements populaires pour la Coupe du monde de football. J’ai cosigné une tribune parue dans Le Monde en décembre dernier pour alerter l’ancienne ministre des Sports, Laura Flessel, sur les violences sexuelles. A ce moment-là, aux Etats-Unis, l’ostéopathe Larry Nassar était accusé d’avoir agressé deux cent soixante-cinq fillettes et femmes. Nous avons suite à cela fondé le collectif Noviss pour lutter contre ces violences dans le sport. Mais ce n’est pas une bataille simple : autour de moi, d’anciennes dirigeantes, sportives de haut niveau pourtant engagées en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes, estiment qu’il ne faut pas critiquer trop vivement le sport, car c’est une activité saine et non politisée. Le sport est une vitrine et, souvent, les athlètes craignent de décevoir.

Est-ce pour cette raison que peu de femmes s’expriment ?

Les femmes ont tellement intériorisé le sexisme et entendu « c’est bon, c’est pour rire » qu’elles peinent à sortir du silence. J’ai travaillé pendant plus de quarante ans dans le milieu du sport et j’ai entendu tellement d’attaques sexistes, à tous les niveaux hiérarchiques. Il faut dire que dans les cent treize fédérations sportives françaises, il y a seulement douze présidentes ! Les femmes se sentent encore obligées de légitimer leur place dans le sport, se plient aux codes sociaux sexistes. C’est la rentrée, et nous voyons encore beaucoup de publicités qui incitent les filles à faire de la danse, et les garçons du judo. La culture « girly » et les jouets genrés accentuent cela. Nous savons aussi que, lorsqu’elles parlent, les sportives en paient les conséquences. A l’instar de la joueuse de tennis Isabelle Demongeot, qui après avoir porté plainte contre son entraîneur, prédateur sexuel [elle avait révélé cette affaire dans son livre Service volé, en 2007, ndlr], a été mise au ban par certaines de ses amies sportives, car elle a brisé un équilibre. Avec mes travaux sociologiques, je vois des résistances à la libération de la parole et c’est précisément sur cela que je travaille, pour jouer sur les leviers et pour que les femmes trouvent le soutien et le courage de dénoncer le sexisme qui leur est imposé.

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