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Derrière les attaques de boucheries, une radicalisation du militantisme végan
La dernière attaque de boucherie par des militants végans remonte à ce samedi 1er septembre à Epinay-sur-Orge (Essonne).

Derrière les attaques de boucheries, une radicalisation du militantisme végan

Antispéciste, tu perds ton sang-froid

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Ces derniers mois, de nombreuses boucheries ont été saccagées dans toute la France, à coups de jets de pierres ou de peinture par des militants de la cause animale bien plus radicaux que la désormais bien connue association L214. Certaines, comme 269 Libération Animale, prônent des méthodes plus musclées. Enquête.

Sale temps pour les bouchers. Caillassées, peinturlurées… Leurs vitrines font les frais d'une bataille idéologique menée par certains militants antispécistes remontés comme jamais. Dernier méfait de ce type, ce samedi 1er septembre à Epinay-sur-Orge, dans l'Essonne. Comme à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) à la fin du mois d'août ou à Jouy-en-Josas (Yvelines) en juillet, ou encore dans plusieurs commerces d'Occitanie un mois plus tôt par exemple, le même tag sur toutes les devantures fracturées : "stop spécisme". Des actions "directes" qui marquent un climat particulièrement tendu entre militants de la cause animale de plus en plus radicaux et décidés à abolir toute hiérarchie entre les êtres vivants, humains ou animaux, et ceux qu'ils désignent comme les "soldats" d'une société "carniste" qu'ils veulent "abolir".

Une nouvelle ère après L214 ?

La faute à des méthodes de plus en plus musclées. En plus des attaques de boucheries (non revendiquées pour le moment), certaines petites structures comme 269 Libération Animale enchaînent les occupations d'abattoirs pour "s'interposer entre le couteau et l'animal", comme l'explique un de ces activistes à Marianne, ou encore les opérations de libération d'animaux d'élevage… "Aller en prison ? On y est préparé", poursuit-il, jusqu'au-boutiste.

On était jusqu'ici plutôt habitué aux méthodes de l'association L214. Sont-elles désormais rejetées dans le petit monde des animalistes ? Depuis sa création en 2008, elle fait reposer son action sur deux axes : la publication de vidéos chocs enregistrées dans des abattoirs pour sensibiliser l'opinion publique aux souffrances des animaux tout d'abord, puis un travail de discussion et de négociation avec les élus et le monde industriel pour obtenir des avancées concrètes, même minimes, comme sur le sujet de la vidéosurveillance dans les abattoirs ou de la fin de la commercialisation des oeufs de poules élevées en cage.

"Aller en prison ? On y est préparé"

"En 2008, L214 avait su profiter de la déception provoquée par les rencontres "Animal et société" organisées par le ministère de l'Agriculture et de la pêche et qui n'ont débouché sur aucune proposition concrète pour le bien-être animal, se souvient Christophe Traïni, docteur en science politique à Aix-en-Provence et auteur de Sociologie historique de la cause animale, pour Marianne. Dans la foulée, par ses vidéos choquantes, l'association a passé la vitesse supérieure et a su provoquer un certain écho médiatique qui a débouché sur un vent d'indignation et d'adhésion dont a su profiter la cause animaliste…" Selon l'universitaire, ce mode d'action était à l'époque "très critiqué", "jugé extrême" dans les rangs des anti-spécistes. "Mais désormais, on s'y est quelque peu habitué. D'où la volonté de certains de repenser les méthodes du mouvement pour entrer dans une nouvelle ère."

Se donner les moyens d'être craint

Pour faire prendre une autre dimension à ce combat, tous les vents sont favorables. Selon un sondage IFOP de 2017, 80% des Français jugent la cause animale "très importante" ou "assez importante". "Les vieilles méthodes n'ont jamais apporté de résultats majeurs, juge Ceylan Cirik, co-fondateur de 269 Libération animale, association baptisée ainsi en référence au tatouage du premier agneau "libéré" par ces militants. Aujourd'hui, l'opinion publique est acquise à notre cause. Nous sommes en position de force, c'est donc le moment de créer un vrai rapport de force avec l’État et les industries. Nous devons nous donner les moyens d'être craints… comme c'est le cas avec les actions coup de poing du moment, même si elles ne sont pas de notre initiative." Des intentions que ne goutte pas du tout Brigitte Gothière, présidente de L214 : "Il y a encore mille choses à tenter avant de déclarer la guerre à qui ce soit alors que notre combat est justement d'installer la paix entre les êtres vivants", lâche-t-elle à Marianne.

"Nous formons des résistants"

Ce qui est certain, c'est que les pouvoirs publics portent un regard attentif sur cette évolution inquiétante du militantisme végan. Au mois de juin, après une vague d'attaques contre des boucheries, la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs (CFBCT), a sollicité le ministère de l'Intérieur pour obtenir la protection des commerces de viandes. Une rencontre a même été organisée début juillet, place Beauvau. "La menace est prise au sérieux par le gouvernement, rapporte le président de la CFBCT, Jean-François Guihard, à Marianne. Un dispositif a été mis en place en collaboration avec les préfets de région. Ils sont nos relais avec le ministère qui se réserve le droit de prendre des dispositions si le danger est avéré."

Mais alors, faut-il craindre une escalade ? Pour Ophélie Veron, chercheuse en sciences sociales à l'université de Louvain (Belgique) et spécialiste de l'activisme végan, la réponse est non : "Il n'y a pas à proprement parlé de radicalisation globale du mouvement. Bien sûr, nous pouvons avoir cette impression parce que ces coups d'éclat font la Une… Mais ce n'est pas le cas." Toutefois, l'auteure de Planète végane ne nie pas l'émergence de radicalités nouvelles. "C'est le lot commun de tous les mouvements sociaux, analyse-t-elle. Il y a de plus en plus de militants végans, le nombre de sympathisants explose… Il est donc normal que les sensibilités se multiplient et que des courants au discours plus "dur" apparaissent !"

Les Black Panthers ou Act Up comme modèle

Si l'opposition entre "radicaux" et "constructifs" prend un autre tournant, elle n'est pas nouvelle. Leurs sympathisants se déchirent depuis les années 80 en deux courants : les walferistes et les abolitionnistes. Les premiers sont des "pragmatiques" adeptes des "petits pas", selon Ophélie Veron. Les seconds, eux, considèrent que tous les moyens sont bons pour mettre fin à la domination des êtres humains sur les animaux. Le premier ambassadeur de ce courant est l'Animal Liberation Front (ALF), une organisation britannique fondée en 1976 connue pour ses actions violentes (lettres piégées, sabotages, incendies…).

Une source d'inspiration pour des groupes comme 269 Libération animale ? "On puise des idées dans l'histoire de toutes les luttes, indique son co-fondateur. Mais je préfère plutôt citer les Black Panthers ou Act Up." Si Ceylan Cirik prend ses distances avec l'héritage de l'ALF, il se montre plus ambigu à l'évocation des attaques de boucheries. "On ne sait pas qui est à l'origine de ces dégradations. Viennent-ils de chez nous ? Ce n'est pas notre affaire, je ne veux pas le savoir. Nous, nous formons des activistes sur les risques juridiques, on en fait des résistants. Ensuite ils sont libres de leurs mouvements, de leurs actes, et nous n'en sommes pas responsables…"

"Nos activistes sont libres de leurs actes"

Cette façon de détourner le regard dérange évidemment les militants plus modérés de la cause animale. Pourtant, cette philosophie pourrait bien faire les affaires des walferistes… donc celles de L214, à en croire Ophélie Veron : "Prôner des méthodes dures, comme le fait 269 Libération animale, comporte à la fois un risque pour le mouvement, celui d'amener le public à assimiler les militants de la cause animale à ces actions perçues commes extrêmes, mais aussi un avantage pour L214 : que l'association soit définitivement vue comme le seul organe modéré avec lequel les instances représentatives peuvent dialoguer…"

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne