Chronique «Miroir d'outre-Rhin»

En Allemagne, un livre anti-islam bourré d'erreurs en tête des ventes

Miroir d'outre-Rhindossier
Chronique sur la vie, la vraie, vue d’Allemagne. Ce voisin qu’on croit connaître très bien mais qu’on comprend si mal. Au programme de cette semaine, le dernier ouvrage de l'essayiste islamophobe allemand Thilo Sarrazin, transfuge du SPD devenu principal inspirateur de l'extrême-droite. Un livre tout juste paru et qui fait déjà polémique.
par Johanna Luyssen, correspondante à Berlin
publié le 8 septembre 2018 à 16h56

«L'Allemagne a besoin aussi urgemment de ce livre que d'une épidémie d'Ebola», titre la Süddeutsche Zeitung au sujet du dernier ouvrage de Thilo Sarrazin, figure de proue intellectuelle de l'extrême droite allemande. Intitulé OPA hostile - Comment l'islam freine le progrès et menace la société, et tout juste paru, ce texte fait déjà beaucoup parler de lui en Allemagne, dans un contexte tendu, exacerbé par les récents événements racistes de Chemnitz.

L'homme est très connu en Allemagne. Et ce n'est pas la première fois qu'il fait parler de lui. Ancien haut fonctionnaire de la Bundesbank, membre du parti social-démocrate (SPD), Thilo Sarrazin avait déclenché une polémique en 2010 lors de la publication d'un pamphlet intitulé L'Allemagne disparaît. Grand succès en librairie avec 1,5 million d'exemplaires vendus, ce livre lui avait permis de devenir millionnaire. Au fil des ans, l'homme est devenu une référence intellectuelle pour l'AfD (extrême droite). Fondé en 2013, le parti s'est inspiré de ce texte pour bâtir son programme. «Ce livre a joué un certain rôle dans le fait que les débats sur l'immigration, l'éducation, les problèmes urbains se sont centrés autour de la question de l'islam», analyse Johanna Pink, professeure d'études islamiques et d'histoire de l'islam à Fribourg-en-Brisgau (Bade-Wurtemberg).

«Blessant, raciste, manipulateur»

Que raconte ce nouveau livre de près de 500 pages ? Son titre dit à peu près tout. Après avoir théorisé le «grand remplacement», Sarrazin a désormais lu le Coran et prétend en faire l'exégèse. Mais de l'avis général, le texte est bourré d'erreurs factuelles, d'imprécisions, de manipulations de statistiques et de raisonnements fallacieux. En outre, s'il a bien lu le Coran, c'est dans une traduction allemande – il ne lit pas l'arabe et ne connaît pas l'histoire de l'islam. «Il a sélectionné des versets qui collaient avec l'idée qu'il se faisait déjà de l'islam, en reléguant de côté ceux qui pouvaient rendre sa lecture plus complexe, explique Johanna Pink. Il ne connaît pas les bases de l'histoire textuelle du Coran et de ses interprétations. Il n'a aucune idée de ce que le Coran représente pour les musulmans et ne connaît pas davantage les limites de ce rôle. En aucun cas l'approche religieuse musulmane ne se base sur une interprétation littérale du Coran ; pas même chez les salafistes, dont l'approche, au fond, se rapproche de celle de Sarrazin. Il prétend avoir écrit avec un regard neutre, objectif, sans préjugés sur le Coran, ce qui est ridicule à plusieurs titres. D'abord parce que l'un des principes essentiels de l'herméneutique c'est qu'aucun lecteur n'est capable d'ignorer ses préconceptions ; et ensuite parce qu'il est de toute évidence biaisé lorsqu'il parle de ce texte, avec ses remarques désobligeantes sur son vocabulaire, son manque de rationalité, sa conception du paradis, etc.».

En revanche, sa vision de l'Europe est toute autre : «Elle est décrite comme une force positive éternelle, associée au rationalisme, la laïcité, la tolérance, l'égalitarisme et les droits humains. Le fascisme, les guerres mondiales, le colonialisme : tous ces aspects négatifs sont gommés. Il mentionne brièvement le colonialisme, mais pour dire que c'est une force positive car les colons ont amené de belles choses aux pays colonisés, comme des orchestres symphoniques, ironise Johanna Pink. Enfin, il postule que la laïcité est quasiment inhérente à la foi chrétienne. Il semble donc que mille ans d'empereurs chrétiens soient pour lui un accident de l'histoire tout à fait négligeable.»

Dans un article où le livre est qualifié de «blessant, raciste et manipulateur», une journaliste du Tagesspiegel compare l'œuvre à «une version non-fictionnelle de Soumission, de Houellebecq, mais dénuée d'art». Elle conclut son article par : «Ne le lisez pas».

Curieusement, Sarrazin est encore membre du parti social-démocrate et souhaite y rester. Le SPD songe depuis de longues années à l'exclure. Mais la procédure est complexe. Le patron des Jeunes du parti, Kevin Kühnert, a déclaré être favorable à une exclusion, tandis que le secrétaire général du parti, Lars Klingbeil, déclarait : «C'est un homme amer, qui n'est au SPD que dans le simple but de commercialiser ses thèses absurdes».

Tous ces commentaires négatifs n'ont pas empêché le livre d'être, dès le jour de sa présentation, en tête des ventes sur Amazon. Près d'une semaine plus tard, il y est toujours. A Berlin toutefois, la grande librairie Dussmann a installé le livre de Sarrazin, mais en l'accompagnant d'ouvrages aux titres évocateurs… Comme par exemple Contre la haine, de Carolin Emcke.

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