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Récit

Interprètes afghans: «La France a les moyens de sauver ceux qui l'ont servie»

Des anciens employés afghans de l'armée française ont manifesté dimanche pour leurs collègues demeurés sur place faute de visa et sont menacés par les talibans.
par Luc Mathieu, Photo Sandra Calligaro
publié le 9 septembre 2018 à 18h48
(mis à jour le 9 septembre 2018 à 19h26)

En guise de pancartes, de simples feuilles de papier: «Des visas pour les auxiliaires afghans de l'armée française» et «Exécution des décisions de justice». Pas de slogans criés au mégaphone, juste quelques discours brefs couverts par le bruit de la circulation. Une quarantaine d'Afghans se sont réunis dimanche après-midi sur une petite place du VIIarrondissement de Paris. Derrière eux, le ministère des Armées, protégé par des grilles métalliques et des caméras. Tous sont d'anciens interprètes de l'armée française, déployée en Afghanistan de 2002 à 2013. Ils se considèrent comme chanceux, ils ont eu des visas. Ils sont là, sous le regard interloqué de quelques touristes en bermuda, pour leurs anciens collègues qui n'en ont pas et sont toujours en Afghanistan, menacés par les talibans, ou lancés sur les routes clandestines de l'exil. «La France a le budget et les moyens de sauver ceux qui l'ont servie. Elle doit le faire», dit un manifestant.

Plus de 800 Afghans – interprètes, cuisiniers ou ouvriers – ont travaillé pour l’armée française en Afghanistan, principalement dans la province de Kapisa (nord-est) et le district de Saroubi, proche de Kaboul. A l’été 2012, 73 se voient attribuer un visa. En 2015, après une série de manifestations à Kaboul, un peu plus de 100 autres gagnent le droit de venir s’installer en France avec leur famille. Mais plus de 150 dossiers sont rejetés. L’ambassade française et le ministère des Armées ne donnent aucune explication, aucune justification. Seul le refus est signifié.

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Quelques-uns à Kaboul décident de ne pas abandonner. Ils s'organisent et l'association des anciens interprètes afghans est créée en France. Des recours sont déposés devant le Conseil d'Etat et le tribunal administratif de Nantes. Plusieurs cas de réexamen de dossier refusé sont ordonnés. Aucun n'a eu lieu. «Des décisions ont été rendues en octobre 2017. Elles auraient dû être appliquées un mois après mais il n'y a toujours rien. Nous en sommes au point où des avocats vont devoir faire des requêtes en exécution de jugements», explique Caroline Decroix, vice-présidente de l'association qui a organisé la manifestation de dimanche.

Combien de dossiers seront réexaminés? Par qui? Sur quels critères? Pas de réponse

Depuis 2015, la France n'oppose que son silence à ses anciens employés afghans. Le dossier est censé être géré par trois ministères: les Affaires étrangères, les Armées et l'Intérieur. «Chacun se renvoie la balle», dit Caroline Decroix. Le ministère des Armées craint qu'une régularisation de la situation des interprètes afghans créée une forme de jurisprudence et puisse s'appliquer aux employés d'autres pays où des soldats français sont engagés, tel le Mali.

Seule évolution depuis plus de trois ans, l'envoi d'une commission pour réexaminer les cas à Islamabad, capitale du Pakistan. C'est ce qui a été annoncé cet été à deux députés, Bastien Lachaud et Alexis Corbière (LFI), qui se sont émus du sort des employés afghans et ont été reçus par un conseiller du ministère des Armées. Les membres de la commission devraient arriver le 1er octobre et rester un mois dans la capitale pakistanaise. Ils ne peuvent pas aller à Kaboul, les services consulaires n'y étant plus assurés: l'ambassade a été détruite lors d'une explosion au camion piégé le 31 mai 2017. Elle s'est réinstallée dans la zone la plus protégée de la capitale afghane, la «green zone (zone verte)», ceinte de miradors et d'une série de hauts murs.

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Combien de dossiers seront réexaminés? Par qui? Quand les réponses seront-elles données? Les questions, là encore, n'ont pas de réponse. Contactés vendredi par Libération, ni le ministère des Armées, ni celui des Affaires étrangères n'avaient réagi dimanche. «Aucun détail pratique n'a été donné, nous attendons le déroulé concret du réexamen des dossiers», explique Caroline Decroix.

Eclats de balles

A Kaboul, Zainullah, 27 ans, se dit perdu. Il a travaillé quatre ans comme interprète pour l'armée française dans le district de Tagab, contrôlé par les talibans. Il a plusieurs certificats et lettres de recommandation de ses anciens officiers. Il n'a jamais su pourquoi son visa avait été refusé en 2015. Il vivote depuis, donne quelques cours d'anglais, qui lui permettent à peine de payer son loyer d'une maison sans eau ni électricité d'un quartier pauvre de Kaboul. Les talibans le traquent. Ils ont essayé de le tuer deux fois, il s'en est sorti avec des blessures au bras et à une jambe, où il a encore des éclats de balles. «Je suis inquiet, je ne sais pas quoi faire. Il faut que j'aille à Islamabad avec mon dossier? Mais comment? Je ne peux pas y aller par la route, c'est trop dangereux. Et je ne peux pas non plus me payer le billet d'avion. Je ne comprends rien», explique-t-il.

Dimanche, un nouvel attentat a frappé Kaboul. Un kamikaze à moto, qui s’est fait exploser dans le centre-ville, a tué sept civils. Mercredi, c’est un club de sport qui avait été visé par une double attaque de l’Etat islamique. Au moins 20 personnes ont péri et plus de 70 ont été blessées.

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