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"On ne lui réclame pas le travail qu'ont fait 58 fois plus ses collègues", défend l'avocat de l'ex-employeur de Cécile aux prud'hommes.

Getty Images/Utamaru Kido

Les conflits qui animent les prud'hommes reflètent quotidiennement notre histoire sociale. L'audience en bureau de jugement est publique. Régulièrement, une journaliste de L'Express assiste aux débats.

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Paris, conseil des prud'hommes, section encadrement, le 4 avril 2018 à 14h.

Le président est entouré de deux conseillères et d'un conseiller. Cécile (1) et son ex-employeur sont représentés par deux avocates.

Le président : "Vous nous rappelez les chefs de demandes et le quantum ?"

L'avocate de Cécile : "Ce sera bref. Nous réclamons des heures supplémentaires pour 2014 et 2015 à hauteur de 12 264,19 euros avec 1 226,41 euros de congés payés afférents, 28 248 euros pour travail dissimulé et 2 000 euros d'article 700."

Le président : "En défense ?"

L'avocate de l'employeur : "1 500 euros d'article 700."

Le président : "Vous abandonnez les autres demandes?"

L'avocate de Cécile : "A la suite duBCO [bureau de conciliation et d'orientation,ndlr], la partie adverse a remboursé la carte Navigo. Mais nous avons un problème d'heures supplémentaires qui demeure. Ma cliente a travaillé comme chef comptable dans cette entreprise en CDI, du 3 juillet 2006 au 30 juin 2015. Elle est payée 4 112,14 euros par mois en moyenne, hors heures supplémentaires. Son contrat de travail stipule qu'elle travaille 35 heures sur quatre jours, du lundi au vendredi. Elle ne travaille par le mercredi. Elle faisait un décompte journalier de ses heures supplémentaires qu'elle a notifié sur un courrier lorsqu'elle a démissionné."

Le président : "Ah, c'est une démission."

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L'avocate de Cécile : "Oui. Mais la partie adverse s'oppose à nos demandes au motif d'une "modulation du temps de travail" impliquant que les salariés ne travaillaient pas plus de 1 607 heures par an. Or, cette modulation qui était en vigueur, est supprimée à partir de 2008.

C'est sur un accord antérieur à 2008 que l'entreprise prétend avoir appliqué cette modulation. Sur le principe, pourquoi pas. Mais il faut appliquer la législation en vigueur. La modulation est abrogée en 2008 si l'on s'en réfère à la convention collective des experts comptables. De nouvelles conditions sont prévues par la loi. Il y avait la nécessité d'un accord d'entreprise. Il n'y en a pas, donc "la modulation du temps de travail" n'est pas valable, elle a été abrogée sans être remplacée. On retombe sur le socle de la loi, sans exception par convention collective ou accord d'entreprise : dépassement du temps de travail égale heures supplémentaires."

L'avocate de l'employeur (qui s'impatiente) : "La modulation du temps de travail permet d'alterner des périodes de rush et des périodes pendant lesquelles il n'y a pas de travail ou presque. Tous les salariés sont sur le système de modulation et tous ceux des cabinets d'experts-comptables le sont aujourd'hui. Pourquoi ?

Tous les clients se pressent avant avril pour les bilans, pour donner leurs justificatifs. La convention collective des experts-comptables prend en compte cette particularité, elle le rappelle dans des termes clairs, il n'y a pas de difficulté. Mieux : ce sont les collaborateurs qui demandent son application pour pouvoir s'organiser en fonction des bilans qui font tourner la boutique. Je produits des comptes-rendus de réunions de DUP [délégation unique du personnel, ndlr] qui valide ces plannings/jours à l'année."

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L'avocate de Cécile : "Mais il n'y a pas d'accord d'entreprise. Or, c'est ce que la loi exige. Vous me parlez de "semaines hautes" et de "semaines basses", mais ce calendrier n'a jamais été appliqué à ma cliente qui ne travaillait pas sur cinq jours mais sur quatre comme je l'ai déjà indiqué au conseil. Il n'y a pas de calendrier individualisé pour elle. Quid des neuf heures du mercredi ? Si vous faites cinq fois neuf heures divisé par quatre jours, vous avez des heures en trop. Elle travaillait toujours de la même manière, semaine haute ou semaine basse. On a des heures supplémentaires, pas de système de modulation du temps de travail."

L'avocate de l'employeur : "Elle est à 35 heures sur quatre jours, les plannings lui sont totalement applicables. Il n'y a pas de débat sur du temps partiel."

Le président (à l'avocate de l'employeur) : "Selon vous, comment travaillait-elle?"

L'avocate de l'employeur : "Sa mission principale était de définir son programme et de gérer une équipe restreinte. Puis la société a mis en place un produit phare pour alléger le travail des comptables et des clients.

Contrairement aux consignes et à la pratique de ses autres collègues, elle recourait de manière anecdotique à ce logiciel. Résultat : en 2015, elle a 140 lignes contre 40 000 pour ses collègues. L'employeur lui a demandé de proposer ce pack aux clients et d'arrêter les saisies chronophages. Une formation lui a même été proposée. Mais le 8 avril 2015, elle démissionne et le 30 juin, elle sort des effectifs de l'entreprise. Elle démissionne et deux ans après, elle réclame des heures sup !"

L'avocate de Cécile : "Au final, la société estime qu'elle n'avait pas à faire de la saisie ou qu'elle aurait dû la faire faire par des gens moins qualifiés. Elle a demandé à plusieurs reprises que des collaborateurs de son équipe fassent ce travail, sa hiérarchie le lui a refusé. Elle est donc contrainte de la faire.

On ne règle pas les choses par un pack donné au client, c'est une blague. Son employeur est parfaitement au courant, il aurait clairement dû lui interdire de faire ce travail de saisie. On ne peut lui laisser faire un travail jugé ensuite inefficace, ce n'est pas sérieux.

Et ce n'est pas loyal de dire qu'elle était moins efficace que les autres qui avaient toute une équipe pour écrire ces lignes de saisie. C'est l'une des raisons pour lesquelles elle a démissionné, même si ce n'est pas le débat et que la démission est parfaitement assumée."

Le président (à l'avocate de l'employeur) : " Vous avez quelque chose à ajouter ?"

L'avocate de l'employeur : "J'ai trois observations à faire. Premièrement, votre cliente a fait des erreurs grossières, incohérentes. Elle a choisi de démissionner, ma consoeur le dit elle-même : c'est son choix. Dont acte. Deuxièmement, nous nous sommes expliqués sur la méthode de décompte des heures supplémentaires : on fait fi de la modulation en vigueur partout. Troisièmement, je vous rappelle une règle constante : c'est l'employeur et lui seul qui doit demander à un salarié de faire des heures supplémentaires.

Dans le cas de madame, si le conseil venait à considérer qu'il y a d'éventuelles heures supplémentaires, elles ne l'ont pas été à la demande de la société. Elle était très en retard dans la facturation, elle manquait de précision.

Enfin, elle n'a jamais évoqué la moindre heure supplémentaire lors de sa démission. Quant au travail dissimulé, il faudrait arriver à prouver qu'il y a une intention frauduleuse de l'employeur. Il n'y en a évidemment aucune.

Elle demande six mois de salaire, plus de 28 000 euros. Elle demande le paiement d'heures prétendument supplémentaires, on ne lui réclame pas le travail qu'ont fait 58 fois plus ses collègues en matière de lignes comptables."

14h30. Le président : "Nous vous remercions. Les débats sont clos."

Verdict, le 1er juillet. L'entreprise est condamnée à payer à Cécile 4 111,29 euros d'heures supplémentaires et 411,29 euros de congés payés afférents avec la remise des bulletins de salaire conformes et 1 000 euros d'article 700.

Modulation du temps de travail : ce que dit la loi

La modulation du temps de travail est une possibilité donnée aux employeurs de ne pas respecter les 35 heures hebdomadaires obligatoires, en aménageant, en fonction de ses besoins annualisés, le temps de travail. "Si la période de référence est annuelle, constituent des heures supplémentaires les heures effectuées au delà de 1 607 heures." (article L 3121-41 du code du travail).

En fonction de semaines hautes et de semaines basses, ces aménagements sont fixés au maximum sur une période de trois ans (avec accord collectif). "En cas de décision unilatérale de l'employeur" et sans accord collectif, l'aménagement est possible mais la période de référence ne peut être que de neuf semaines.

Dans le cadre d'un accord collectif, les conditions diffèrent selon que l'accord a été conclu depuis le 21 août 2008 ou avant cette date. Tout accord collectif de répartition des horaires de travail conclu avant le 21 août 2008 reste applicable tant qu'il n'est pas remis en cause par les organisations qui l'ont signé.

Depuis le 21 août 2008, la durée du travail du salarié est fixée par l'accord d'entreprise ou d'établissement (ou, à défaut, par la convention ou l'accord de branche) qui instaure l'aménagement du temps de travail.

Enfin, l'aménagement du temps de travail ne peut pas être considéré comme une modification du contrat de travail. Ainsi, la modification des horaires de travail ne peut pas être refusée par le salarié (article L 3121-43 du code du travail). Pourtant, selon la cour de cassation (25 septembre 2013, pourvoi n° 12-17776), cet article n'est applicable qu'aux décisions de modulation prises après publication de la loi du 22 mars 2012.

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