En adoptant une directive controversée sur le droit d’auteur, dont le filtrage à l’upload, le Parlement européen se plie aux exigences des éditeurs de presse et de l’industrie du divertissement. Les dispositions, si elles devaient entrer en vigueur de manière définitive, changeraient radicalement le visage d’internet avec le risque d’un coup de grâce pour le « libre » et ses plateformes alternatives.


Les plateformes web devront-elles bientôt payer à chaque fois qu’elles utilisent un simple lien ou citent un article externe ? Les contenus artistiques seront-ils filtrés strictement par les plateformes d’hébergement avant leur mise en ligne avec tous les risques que cela comporte ? C’est précisément ce qui approche, s’alertent les associations de défense des libertés sur internet, au lendemain de l’adoption par le Parlement européen d’une directive jugée répressive et dont les articles 11 et 13 sont au centre de la polémique. La directive, largement approuvée avec 438 voix contre 226, ouvre la voie aux négociations avec le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne afin de s’accorder sur un texte définitif qui sera alors à nouveau soumis au Parlement. Il reste donc une étroite marge de manœuvre pour que les opposants fassent entendre leur voix avant qu’il ne soit trop tard.

Parmi les députés français, le taux de votes favorables était l’un des plus élevés au sein de l’UE. En Allemagne, l’opinion des élus était plus partagée, alors que la Finlande et la Suède ont voté contre (voir la répartition des voix ici). Les premières discussions à propos du texte remontent à 2015 et ont été l’occasion de vifs échanges à propos de l’avenir d’internet. Les débats, qui avaient pourtant commencé avec la publication d’un rapport de l’eurodéputée Julia Reda contenant des propositions afin de favoriser les partages et les échanges sur internet, ont été finalement dominés par les éditeurs de presse et l’industrie du divertissement. Le fond du débat fut ainsi renversé non pas dans l’intérêt des utilisateurs ou d’un internet libre, mais de ces géants de la production de contenus.

« Droit voisin » : les éditeurs de presse veulent l’argent du beurre des GAFAM

L’article 11, unanimement soutenu par les médias si bien que le scandale n’a que peu fuité dans l’opinion, crée un droit voisin au profit des éditeurs de presse en leur permettant d’exiger une rémunération lorsque leurs contenus sont partagés par les services d’agrégation de nouvelles. En résumé : taxer le partage de liens. L’idée de taxer Google pour le partage de simples liens semblait séduisante pour les eurodéputés. Mais de nombreux observateurs craignent que cet article assez flou remette également en cause le fonctionnement de sites comme Wikipédia qui reposent également sur l’utilisation importante de sources extérieures et de citations. Pour les opposants au texte, comme la députée Julia Reda, c’est l’internet libre et ouvert à tous qui est en danger. En effet, le web et les réseaux sociaux, libres ou non, reposent sur l’idée du partage libre de l’information, donc des liens qui font référence à ces contenus. Les éditeurs de presse et l’industrie du divertissement de la culture, qui se sont prononcés pour leur part en majorité en faveur du texte, espèrent quant à eux que ces nouvelles dispositions puissent être la source de revenus supplémentaires, en particulier auprès des GAFAM.

Pour la presse mainstream, qui rencontre des difficultés financières de plus en plus importantes et a globalement manqué sa transition numérique, on comprend aisément que l’enjeu soit de taille : il s’agit de grappiller quelques miettes à des géants comme Facebook, quitte à remettre en question les fondements du web. Mais ces taxes sont-elles vraiment la bonne solution ? Ce n’est pas l’avis de la Quadrature du net, qui analyse que l’une des conséquences insidieuses de ce texte pourrait être, au contraire, le renforcement de la dépendance de la presse vis-à-vis des GAFAM. Rappelons que Facebook et Google financent déjà en partie la presse mainstream depuis quelque temps (donc, non-alternative) tout en prétendant rester dans un rapport de neutralité.

Un communiqué publié ce 12 septembre explique : « Les éditeurs de presse […] exigent aujourd’hui que Facebook et Google les financent en les payant pour chaque extrait d’article cité sur leur service. Mais quand les revenus du Monde ou du Figaro dépendront des revenus de Google ou de Facebook, combien de temps encore pourrons-nous lire dans ces journaux des critiques de ces géants ? Plutôt que de s’adapter, les éditeurs de presse préfèrent renoncer entièrement à leur indépendance […] ». En termes simples, un pacte avec le diable – qui remettra un peu plus l’indépendance de la presse en question – semble plus facile qu’une remise en question du modèle de celle-ci. Évidemment, les médias alternatifs resteront quant à eux sur le carreau.

Qui plus est, comme Google l’avait déjà fait en Espagne en réponse à une loi nationale de même type, il n’est pas exclu, comme le soulève « Médiapart » que les géants du web préfèrent fermer leurs services d’information que de payer cette link-tax (taxe au lien). Et pour cause, des géants comme Facebook se moquent bien, sans le dire, que les médias soient présents ou pas sur leur plateforme, d’autant que les contenus les plus racoleurs (buzz) sont plus efficaces pour les annonceurs, contrairement aux articles de presse très peu lus et partagés. Ainsi, les éditeurs de presse prennent un très gros risque, pour eux comme pour la libre information, dans l’espoir d’un éventuel nouveau gain financier. Que feront alors les éditeurs de presse dont une bonne partie du flux dépend de ces plateformes ?

Explosion de joie à l’annonce des résultats du vote de mercredi à Strasbourg.

Filtrage automatique des contenus sur les sites d’hébergement de vidéos

L’article 13, le second à faire polémique, obligerait les réseaux sociaux à empêcher les utilisateurs à publier des contenus jugés sous copyright. En d’autres termes, il appartiendra à des géants comme Facebook de vérifier et filtrer l’ensemble des contenus avant leur mise en ligne. Aujourd’hui, les hébergeurs ne sont tenus de supprimer un contenu protégé qu’après que ce dernier leur a été signalé avec raison, ce qui laisse une marge de manœuvre acceptable. L’article 13 inverse donc la logique. À l’image de Youtube, les contenus seraient filtrés et bloqués à la source. Outre le fait que les robots « vérificateurs » ont souvent tendance à filtrer des contenus qui n’auraient jamais dû l’être, on pense également aux Youtubeurs, critiques ou intellectuels dont beaucoup se sont fait une spécialité de parodier, de détourner les images ou simplement d’informer les citoyens. La liberté d’expression de ces derniers serait fortement remise en cause au nom du droit d’auteur. À titre d’exemple, quelques secondes d’une musique protégée en arrière-plan d’une conférence, ou quelques images d’un reportage ou d’un film pour illustrer une critique, précipiterait la suppression totale de l’information, donc de la parole de celui qui la porte. Une approche qui n’est pas juste absurde ou liberticide, mais dangereuse pour la liberté d’informer sur Internet.

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D’autres s’interrogent sur les conséquences de cette mesure pour les petites plateformes alternatives, qui auront de grandes difficultés à se munir d’un tel système de contrôle. En effet, un tel système réclame des moyens techniques de pointe et couteux. Par ailleurs, les plateformes « libres » s’opposent par définition à un web filtré sous des règles avant tout commerciales. « L’article 13, met en danger les alternatives comme Peertube (alternative libre et décentralisée développée par Framasoft, Ndlr) qui permettraient aux citoyens et citoyennes de s’autonomiser contre les géants du web. Nous serions contraints de développer une solution technique de filtrage ou alors d’avoir recours à un acteur externe, mais qui ? », analyse Pouhiou, salarié chez Framasoft. « Cette loi est le meilleur moyen de détruire ce qu’on est en train de construire », s’inquiète-t-il.

Autre point, la rémunération des artistes évoquée elle aussi à l’article 13. La nouvelle directive pourrait obliger les plateformes comme Youtube à négocier des accords de licence avec la Sacem et/ou les grands distributeurs. Mais comme le pointe « Les jours », la problématique de la rémunération des artistes n’en sera pas pour autant réglée, car rien n’impose pour le moment que ces nouveaux contrats profitent aux créateurs. Les grandes maisons de production risquent donc d’être les premiers, voire les seuls, à véritablement en profiter (une fois encore).

Alors que la nouvelle directive bouleversa l’architecture du web, il se pourrait bien qu’elle passe à côté de l’essentiel. Les GAFAM conserveront leur toute-puissance, distribuant éventuellement « quelques miettes » aux éditeurs de presse. Pendant ce temps, les alternatives se verront confrontées à de nouveaux verrous et les artistes, au nom desquels la loi est votée, resteront sur le banc de touche. Une vision politicienne archaïque de ce qu’est l’Internet menace à nouveau ses fondements, cherchant à enraciner un peu plus les logiques marchandes dans la diffusion de l’information.

Reste désormais une infime marge de manœuvre pour faire infléchir la décision sous le regard du Conseil de l’Union européenne et de la Commission européenne. Mais la pression citoyenne sera-t-elle au rendez-vous ? Les citoyens seront-ils seulement informés ? Rien n’est moins certain alors que l’ensemble des éditeurs de presse, à quelques rares exceptions, soutiennent cette directive dans leurs publications.

L’avis tranché de Vincent Flibustier :

https://www.facebook.com/vincent.alabama/videos/1072906929551990/


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