Picasso, Matisse, Hemingway, Fitzgerald... ils sont tous passés entre les mains de Gertrude Stein

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Picasso, Matisse, Hemingway, Fitzgerald... ils sont tous passés entre les mains de Gertrude Stein

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Gertrude Stein, poétesse, écrivain, dramaturge et féministe américaine, dans son appartement du 27 rue de Fleurus à Paris (30 octobre 1935)
Gertrude Stein, poétesse, écrivain, dramaturge et féministe américaine, dans son appartement du 27 rue de Fleurus à Paris (30 octobre 1935)
© Getty - Hulton Archive

Collectionneuse-muse-maître à penser, Gertrude Stein fut l'une des personnalités les plus influentes du monde artistique et littéraire du début du XXème siècle. Son salon était "le" grand rendez-vous des artistes de l'avant-garde, et voici comment Miss Stein a joué un rôle crucial dans la révolution de l'art moderne...

Dernièrement Guillaume Gallienne a consacré son émission du samedi soir, Ça peut pas faire de mal, a une figure de la littérature américaine : Ernest Hemingway. Pour l'occasion il nous proposait de découvrir ou de redécouvrir l'un de ses livres phares Paris est une fête (titre original : A Moveable Feast, paru posthume en1964). Dans ce livre biographique, Hemingway revenait sur toute une partie de sa vie, quand il a vécu à Paris, avec ses débuts d'écrivains, sa rencontre avec Francis Scott Fitzgerald et avec une certaine... Gertrude Stein. Gertrude Stein, une Américaine à Paris, qui tenait un salon qui faisait littéralement la pluie et le beau temps sur le monde de l'art moderne.

► En quoi cette femme de l'ombre, artiste peu reconnue en France, a pu être l'épicentre de toute une génération d'artistes ? Comment a-t'elle participé à la révolution de l'art moderne ? L'occasion de revenir sur la vie de cette femme d'exception, sans qui Picasso, Matisse, Hemingway, Fitzgerald... n'auraient peut-être pas émergé.

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Entre 1905 et 1920, près de 600 tableaux passent entre ses mains

Gertrude Stein (1874-1946), c'est tout d'abord une fille de bonne famille américaine. Les Stein sont des immigrés juifs allemands, qui ont fait fortune dans l'administration du tramway à San Francisco. Elle-même entame de sérieuses études de sciences humaines, en particulier de psychologie, avant de changer pour faire médecine. Elle voulait se consacrer à la recherche sur les névroses féminines. Diplôme de médecin qu'elle n'obtint cependant jamais.

En 1904, après une déception amoureuse, Gertrude Stein, qui avait découvert son homosexualité, décide de suivre son frère Léo en Europe. Lui veut devenir artiste, il rêve de la France et de Paris, et ils emménagent au 27 rue de Fleurus. Une adresse du 6ème arrondissement de Paris qui deviendra mythique...

C'est ce frère qui l'initie à l'art : lui est passionné par Cézanne et acquiert son premier tableau La Conduite d'eau, en 1903. Le frère et la sœur commencent alors une collection de peintures, collection marquée en 1905 par l'acquisition La Femme au chapeau de Matisse. Un an plus tard, ils acquièrent son tableau Le Bonheur de vivre au Salon des Indépendants, puis l'immense Nu Bleu. « À chaque fois Matisse n'expose qu'une seule toile et les trois fois les Stein l'achète. »

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Leur avenir est pour ainsi dire scellé : Gertrude et Léo Stein feront partie des plus grands influenceurs de leur temps, en tout cas sur leurs leur contemporains passionnés d'art moderne. Vallotton, Gauguin, Renoir, Picabia, Cézanne (Madame Cézanne dans un fauteuil rouge), Bonnard (La Sieste)... remplissent les murs de leur maison. Et entre 1905 et 1920 ce sont près de 600 peintures qui passeront par chez eux. 

Plus qu'un salon, c'est une véritable génération d'artistes qui se forme chez les Stein

En 1905 les Stein rencontrent Picasso. Léo se lancera dans une explication de l’art japonais qui agacera le peintre espagnol, et ce dernier se tourna vers sa sœur pour laquelle il trouva une profonde amitié. Ils se trouvent tous les deux une passion commune pour le cubisme et s’inspirent l’un l’autre. Le peintre est aussi séduit par sa personne, qu’il est impressionné par son physique massif et brut. Il lui propose même de peindre son portrait, chose qu’il ne faisait jamais selon l’historienne Nadine Satiat, auteure d’une biographie sur Gertrude Stein. Après près de 90 poses, il en débouchera un tableau en 1906.

Les Stein deviennent les premiers défenseurs de Picasso : ils possèdent Le Garçon menant un cheval, des dizaines d’études pour Les Demoiselles d’Avignon, des natures mortes cubistes… Miss Stein et son frère, qui reste cependant plutôt traditionnel en matière d’art, deviennent donc des figures incontournables du monde de l’art pour ce début du XXème siècle.

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Ce sont eux qui font se rencontrer Matisse et Picasso. Et de cette rencontre naît une vive compétition : lequel des deux aura la toile la plus emblématique exposée chez les Stein, considéré alors comme le lieu le plus déterminant de l’art moderne. Le mot se passe entre les artistes : les peintres se battent véritablement pour être exposé dans la grande pièce, le grand salon, et là encore, pour y dégoter le meilleur emplacement au mur. Le salon des Stein devient the place to be, pour rencontrer découvrir leur collection, rencontrer ses contemporains, déposer des écrits ou des toiles, recevoir les précieux conseils de Mme Stein, exposer et surtout… être vu. Pendant une dizaine d’années (1904-1914), c’est chez eux que se pressent les artistes tous les samedis soirs, à partir de 17 heures.

Au-delà d'édifier la plus grande collection d'art moderne de leur époque, le salon des Stein devient le centre de l’avant-garde artistique et littéraire et un véritable rite d’initiation pour qui veut devenir artiste et être reconnu en tant que tel.

Gertrude Stein et la « génération perdue »

Avec la Première Guerre Mondiale, tout s’interrompt. Gertrude Stein travaille dans des hôpitaux de campagne et après la guerre le salon de la rue de Fleurus a moins de succès. L’art a été fauché par la guerre. Gertrude Stein reprend toutefois sa collection, reste que sur ses « élèves » il n’y en a plus beaucoup dont elle puisse encore s’offrir les toiles. Revers de la médaille : les Stein ont tellement défendu l’art moderne et participé à sa diffusion, que ce marché a explosé et qu’eux-mêmes ne peuvent plus acheter les grandes huiles de Cézanne ou Renoir.

Dans les années 20, des tensions internes s’installent aussi au sein du foyer des Stein, le frère et la sœur se brouillent et Léo fini par déménager. Gertrude Stein devient alors la seule tenante de leur petit salon. Elle y fixe les règles et en choisissant qui peut y entrer ou non, fait la pluie et le beau temps dans le monde de l’art moderne.

C’est aussi à cette époque que de nouvelles têtes font leurs apparitions au salon : notamment Cocteau, Apollinaire mais aussi Hemingway et Fitzgerald, Américains à Paris tout comme elle. C’est d'ailleurs pensant à eux qu’elle invente l’expression « génération perdue » (lost generation) :

That is what you are. That’s what you all are … All of you young people who served in the war. You are a lost generation.

Photo de passeport de Gertrude Stein (1874-1646), femme de lettres américaine, collectionneuse, muse et critique d'art.
Photo de passeport de Gertrude Stein (1874-1646), femme de lettres américaine, collectionneuse, muse et critique d'art.
© Getty - Bettmann

Selon elle ils représentaient toute cette génération de jeunes gens dont l’éducation avec été sacrifiée par la Première Guerre Mondiale, ces jeunes gens qui viennent oublier la guerre à Paris. Ils ne pouvaient plus croire aux notions de gloire, d’honneur, de patrie… qu’on leur avait inculqué durant l’enfance. Ces jeunes gens avaient connu la guerre, ils étaient incompatibles avec la politique de « retour à la normale » du président américain de l’époque Harding. Toute cette génération torturée, désabusée, désillusionnée… qui était venue vivre de décadence à Paris. Une période marquée par l’insouciance, la découverte de la vitesse et les envies de liberté… et qu’on appellera bientôt « les années folles » (ou roaring twenties). Et une chose les réunissait, en dépit de leurs styles très différents : la remise en question de toutes ces valeurs morales et ces vertus traditionnelles.

Muse-mécène-maître à penser

Alors, Gertrude Stein a-t'elle eu un nez de génie ? A-t'elle été le catalyseur de toute une génération d'artistes ? Auraient-ils émergé sans son soutien, les conseils, la visibilité et la diffusion qu'elle leur offrait avec son salon ? Ou n'est-ce qu'un petit événement de la micro-histoire ? Qu'un heureux hasard ?

Si elle-même n'a pas eu une influence personnelle sur la vie de ces artistes, elle leur aura tout de même inspiré des oeuvres, toutes disciplines confondues. De nombreux portraits lui firent dédiés : Pablo Picasso en 1906, Félix Vallotton en 1907, Francis Picabia la peint à deux reprises en 1933. Elle fut aussi photographiée par Man Ray en 1920, 1926 et en 1927, et habillée par Pierre Balmain

Et si ses conseils ne furent pas toujours suivis à la lettre, notamment par Hemingway, elle aura quand même permis à toute cette génération d'artistes de se rencontrer. En se retrouvant dans son salon, ils ont pu échanger, s'inspirer, s'influencer entre eux. Et en créant des rivalités pour qui aura la meilleure place au mur des Stein pour exposer son oeuvre, qui restera accroché le plus longtemps... elle a pu les pousser à se dépasser. Gertrude Stein a éminemment senti le frémissement d'une époque et, avec son salon, lui a donné un écrin pour se développer et engendrer de fait une véritable révolution de l'art moderne.

Gertrude Stein photographiée chez elle, sous le portrait que Picasso lui a dédié (1906) au 27 rue de Fleurus dans le 6ème arrondissement de Paris.
Gertrude Stein photographiée chez elle, sous le portrait que Picasso lui a dédié (1906) au 27 rue de Fleurus dans le 6ème arrondissement de Paris.
© Getty - Bettmann

Extrait de “Paris est une fête” d'Hemingway, sur Gertrude Stein :

Miss Stein était très forte mais pas très grande, lourdement charpentée, comme une paysanne. Elle avait de beaux yeux et un visage rude. […] Il se passa du temps avant que je fusse invité à me rendre au 27 rue de Fleurus, à n’importe quel moment, après 17 heures, en hiver. Ma femme et moi adorions son vaste studio et les beaux tableaux. On eut dit l’une des meilleures salles dans le plus beau musée, sauf qu’il y avait une grande cheminée et que la pièce était chaude et confortable et qu’on s’y voyait offrir toutes sortes de bonnes choses à manger et des liqueurs naturelles […]. Elle nous appris aussi comment acheter des tableaux : « vous pouvez acheter soit des vêtements, soit des tableaux » dit-elle. « C’est tout le problème, sauf les gens très riches, personne ne peut acheter à la fois les uns et les autres. Ne faîtes pas attention à la manière dont vous êtes habillé et encore moins à la mode. Achetez des vêtements qui soient solides et confortables. Et l’argent que vous aurez économisé vous servira à l’achat des tableaux.

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