Raphaël Enthoven

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 septembre 2018

Raphaël Enthoven

Abonné·e de Mediapart

Peut-on parler de féminisme quand on est un homme?

Ce jeudi 13 septembre, j'ai été invité à prendre la parole lors de la première université d'été du féminisme organisée par Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes. Voici mon intervention.

Raphaël Enthoven

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je voudrais d’abord vous dire, Mme la Ministre, à quel point je suis heureux de participer à ces 1ères universités d’été du féminisme. Heureux et fier d’avoir eu le droit d’y parler, malgré celzéceux qui auraient adoré m’en empêcher. Si je suis là, aujourd’hui, c’est parce que vous n’avez pas autorisé la confiscation du débat par une seule vision du monde. Vous n’avez pas permis la réduction du débat à la profération univoque d’un sermon sans nuance. Vous n’avez pas vu dans l’absence de désaccord la condition d’une discussion constructive ! Bref, vous ne vous êtes pas laissée faire, et, si vous le permettez, ça a de la gueule.

Une démocratie n’a rien à craindre de ses ennemis. Au contraire, ils la mettent à l’épreuve...

Mais elle a tout à craindre de ses lâches. Or, certaines époques sont truffées de lâches, à qui l’esquive (ou le boycott) tient lieu de victoire. Et la nôtre en fait partie, malheureusement.

Mais on y trouve aussi des gens courageux. Moins nombreux. Et vous en faites partie, Mme la Ministre. Car je vous ai déjà vue changer d’avis, mais je ne vous ai jamais vue revenir sur une décision. On prendra d’ailleurs toute la mesure de ce courage en songeant que d’autres ne l’ont pas eu, et que ce n’est pas la première fois que vous-même essuyez anathèmes, avanies insultes pour avoir eu l’audace de me donner la parole sur ce sujet.

Au mois de février dernier, vous avez été vilipendée pour m’avoir confié l’écriture de la préface à la réédition de votre livre consacré à la culture du viol. Ce petit texte de ma part a fait l’objet d’accusations insensées, qui m’ont valu un procès en antiféminisme que d’aucunes ont décidé de rejouer aujourd’hui afin de prouver, par le vacarme, l’illégitimité de ma présence. Tout ça pour dire que, si bizarre que cela paraisse, la question à laquelle vous m’avez proposé de réfléchir se pose effectivement : « peut-on parler du féminisme quand on est un homme ? »

Mes propos sont-ils, comme mes détracteurs·trices  le pensent, l’émanation directe d’un antique patriarcat qui parlerait à travers moi ? Mes paroles sont-elles l’illustration parfaite de ce qu’il advient quand un homme qui revendique son féminisme tient un discours critique sur le fond comme sur la forme à l’encontre de certaines thèses ? Mes mots sont-ils un exemple de « mansplaining » ou des « male tears » du mâle qui chouine de peur de perdre ses privilèges tout en cherchant, en démissionnaire de l’utopie, à se donner une bonne conscience progressiste ?

Suis-je mal placé, en qualité d’homme (ou de « mâle blanc cishétéro », comme diraient les autres), pour faire valoir des désaccords dans un domaine où, contrairement à mes concitoyennes, je ne suis pas directement concerné ?

Toute critique en la matière devient-elle par essence, quand elle est émise par un homme, la « saillie débile » (Nadia Daam) d’un donneur de leçons, voire, comme ça a été diagnostiqué dans mon cas, une profession de foi antiféministe ?

Puisque la question est posée, puisqu’elle m’est posée, et même si certaines l’ont déjà tranchée comme on coupe une tête, je voudrais la prendre au sérieux et tâcher d’y répondre.

A première vue, la question est quand même bizarre.

N’est-il pas fou, sinon dommage, d’adopter une définition si étroite et tellement sexuée du féminisme qu’on en vienne à douter d’une telle évidence ? Qu’on vive comme un progrès le fait de tenir le féminisme comme étant d’abord le problème des femmes, et non - d’emblée et fondamentalement - celui de l’humanité tout entière ?

Or, cette question se repose inlassablement dans tous les combats menés au nom de l’égalité entre les individus : faut-il privilégier la parole des « concernés » (comprenez : celles et ceux qui vivent les discriminations dans leur chair) en reléguant à sa juste place celle des personnes qui ne subissent pas au quotidien les conséquences du sexisme, du racisme, etc., c’est-à-dire une place subalterne, dont le rôle est de diffuser et de valoriser la première, et non de la questionner ?

Ou bien une telle répartition des rôles a-t-elle pour effet d’accentuer les divisions et le cloisonnement des individus en catégories hermétiques et conflictuelles au point de reporter la question d’une humanité commune aux calendes grecques ?

Il est vrai que rien ne remplace le fait d’avoir vécu ce dont on parle. Ni la qualité d’un témoignage. Comme il est vrai que l’approche universaliste et républicaine, qui refuse qu’une parole soit évaluée selon la couleur, le sexe ou le CV de l’énonciateur, ne peut faire l’économie, sauf à tomber dans des considérations hors sol, d’une prise en compte des raisons pour lesquelles certaines ont cru bon de communautariser le combat féministe. Le communautariser, c’est-à-dire, ici, le féminiser radicalement.

« Je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. » dit Spinoza. Allons-y donc. Et tentons de comprendre.

Prenons l’exemple de la non-mixité.

Il faut comprendre que la non-mixité comme mode d’organisation militante - c’est-à-dire, le choix de réserver certaines réunions et actions aux « concernés » - a l’avantage de permettre aux personnes qui subissent une oppression de se retrouver entre gens qui ont vécu la même chose et connaissent les mêmes difficultés, de se sentir en confiance pour réfléchir aux discriminations qu’elles rencontrent et à la meilleure façon de lutter contre elles... L’idée étant que si les hommes sont absents, les femmes ne se sentiront pas jugées par ceux qui, ne subissant pas la même chose qu’elles au quotidien, ne savent pas ce que ça fait, et sont prompts à dénigrer ou remettre en question leur témoignage faute de le comprendre. La non-mixité n’est donc (apparemment) pas sans vertu, et a fait preuve d’une certaine fécondité (si j’ose dire) notamment dans les mouvements féministes des années 1970.

Mais à quel prix ?

N’en déplaise à ses défenseurs, la relative efficacité d’une méthode n’a jamais préservé de ses effets délétères, tout comme l’efficacité d’un médicament n’exclut pas la possibilité d’effets indésirables. Le dire n’est pas s’en réjouir. Une description n’est pas une prescription.

Dans le cas de la non-mixité (qu’elle soit pratiquée en contexte féministe ou en contexte antiraciste), l’effet indésirable ne peut être négligé, puisqu’il tend à saper l’objectif même que l’on donne à la lutte. Comment combattre le manque d’inclusion des femmes au sein de la société, tout en reproduisant une logique de séparation ? Exclure les hommes, fût-ce de manière ponctuelle et limitée, est-ce vraiment la meilleure manière d’inclure les femmes ?

À cette objection classique (et rudimentaire), les partisans de la non-mixité répondent que celle-ci est sans commune mesure avec une quelconque ségrégation, puisque, d’une part, la non-mixité est un moyen, et non une fin ou une vision du monde, et ne prétend donc pas imposer un modèle à la société (contrairement à la ségrégation), et que, d’autre part, il s’agit d’une tactique ponctuelle, limitée dans le temps et dans l’espace, qui s’articule à des pratiques mixtes et qui se pense comme provisoire, c’est-à-dire appelée à disparaître quand elle ne sera plus nécessaire (parce que les femmes ne ressentiront plus le besoin de faire cavalier seul). Il n’y a donc aucun sens pour les hommes, disent ses partisanes, à s’émouvoir de ne pas y être conviés, car de même qu’on ne présente pas les réunions des alcooliques anonymes comme « interdites aux non-alcooliques » (ces derniers savent simplement qu’ils n’ont rien à y faire, parce que ça ne les concerne pas), il est absurde de présenter comme « interdites aux hommes » (ou aux blancs) des réunions qui ne les concernent pas. Et qu’est-ce que ça prouve, sinon, une fois de plus, que les hommes sont nombrilistes au possible, ramènent tout à eux et ne peuvent pas supporter qu’on organise des évènements sans les y inviter.

Les choses ne sont pas si simples, évidemment.

On trouve dans ce raisonnement une faille terrible, dont ceux qui s’en réclament ont conscience, d’ailleurs. Car le fait d’insister, comme ils le font, sur le caractère « provisoire » et « limité » de la non-mixité, revient à suggérer, même inconsciemment, qu’on connait, même quand on y est favorable, les risques que ferait courir à l’unification de la société l’extension dans le temps et dans l’espace d’une telle logique cloisonnante. Et pour cause : la non-mixité promet de s’abolir, de disparaître d’elle-même le jour où le racisme disparaîtra. Magnifique. Attendre Godot dure moins longtemps. Le rêve dialectique de passer par l’entremise du pire pour parvenir à un monde définitivement meilleur (ou de l’exclusion temporaire des blancs pour construire une société plus inclusive), débouche sur la réalité de discriminations accrues. La fin du racisme n’est pas le but de la non-mixité, mais l’alibi d’un déni faussement temporaire des principes qu’elle brandit. L’alibi d’une aggravation délibérée du mal par les remèdes qu’on lui trouve.

Et puis, surtout, ce serait pécher par optimisme (ou par cécité volontaire) que d’imaginer qu’on laisse l’esprit de division derrière soi quand on sort des réunions non-mixtes : il est faux de prétendre que la non-mixité n’imprègne pas fondamentalement la vision du monde et de la société de ceux qui y recourent, et qu’elle ne peut pas favoriser la tentation d’un repli communautaire. Comment croire qu’il n’y a aucun lien de causalité entre l’isolement des femmes de toute présence masculine dans des réunions féministes et la diffusion de discours simplificateurs où 1) tous les hommes (du prédateur au féministe) sont mis dans le même panier, et 2) toutes les femmes qui s’opposent à ces discours sont présentées comme des « antiféministes » ou des alliées objectives de l’ennemi ? Qui peut dire que l’extension tendancielle du champ de la non-mixité raciale n’a aucun effet sur les mentalités et n’est pour rien dans la racialisation croissante des discours, et dans les anathèmes jetés sur les personnes de couleur qui refusent cette logique séparatiste et communautaire, et que les militants désignent par « sale bounty ! », ou « collabeur ! » ou encore « négresse de maison ! » ?

À y regarder de plus près, c’est la notion même de « concernés » qui est problématique.

Car le fait de comparer les réunions non-mixtes à celles des alcooliques anonymes, revient à suggérer que les discriminations combattues par ces réunions ne concernent que ceux qui en souffrent directement. L’erreur est perceptible ici dans le choix de l’analogie : le sexisme (ou le racisme) n’est pas l’alcoolisme, précisément. L’alcoolisme est un problème psychologique et personnel, dont le malade ne peut se sortir que s’il le souhaite vraiment. C’est donc d’abord son affaire à lui, pas celle des autres. Mais le sexisme et le racisme sont des problèmes sociaux, politiques et d’emblée collectifs, ils sont, comme la peste, « l’affaire de tous » et mettent en jeu une société dans son ensemble. L’espoir de résoudre un tel problème en séparant les « concernés » et les « non-concernés », consiste déjà, rien que dans le choix des mots, à en faire un problème communautaire, et non social. C’est dire que le racisme est l’affaire des racisés, la négrophobie, l’affaire des noirs, l’antisémitisme, l’affaire des Juifs, etc. De la même manière, croire qu’en substituant « sororité » à « fraternité », on rétablit la mesure et on s’attaque au pré carré idéologique de la domination masculine, c’est faire comme si le fait de combattre le mal (ou le mâle) par le mal pouvait le faire magiquement disparaître au lieu de le renforcer. En un mot, la non-mixité présente recouvre de la promesse ultime d’une réconciliation le geste qui, ici et maintenant, aggrave la situation, perpétue l’exclusion, disloque la société et flatte la tentation du repli sur soi.

Et comment comprendre le postulat selon lequel subir le racisme donnerait une expertise théorique en la matière ? Depuis quand la violence qu’on a subie est-elle bonne conseillère ?

Le fait qu’il me soit arrivé, maintes fois, de subir des insultes antisémites - ou de défendre mon fils qui était attaqué plus violemment que moi-même - fait-il de moi un expert en la matière ? Ce serait trop facile.

Si le témoignage d’une victime est essentiel, son traumatisme n’est pas une garantie. Au contraire ! Son traumatisme est la garantie que, dans la plupart des cas, ses propres douleurs lui sembleront plus douloureuses que celles des autres. A dire vrai – et c’est une injustice de plus - les victimes sont plutôt mal placées pour juger du juste et de l’injuste. C’est injuste, mais c’est évident : comment être victime sans être tenté de confondre ce qui est juste en soi, avec ce qui juste à ses propres yeux ? Qui est assez sage pour ça ? La souffrance est une loupe, qui donne à ce qui nous arrive l’ampleur d’une vérité universelle. Comment, à cet égard, ne pas confondre la justice et la vengeance ? Ni perpétuer l’injustice en y ajoutant son contraire ? Qui, mieux qu’une victime, peut impunément devenir le bourreau de son bourreau ? Et dire ensuite (culture de l’excuse) qu’il faut lui pardonner ses outrances en comprenant la souffrance qui leur donne le jour ?

Pour des raisons évidentes, il est plus difficile d’être équitable quand on est concerné.

Non seulement, nos souffrances ne sont pas un diplôme, ni une compétence. Mais elles sont même, injustice suprême, un handicap.

Être victime parce qu’on est juif, noir, blanc, arabe, ouvrier, femme, trans ou homosexuel ne donne aucune compétence spécifique en matière de haine, et devrait inviter à l’inverse, à se méfier de son propre jugement. Etre victime n’est pas un passe-droit, mais une exigence supplémentaire.

Le féminisme, et les armes que certain(e)s se donnent en son nom, soulèvent donc, à mon sens, des questions délicates qui nuisent à celzéceux qui décident de les ignorer, ou de les criminaliser. Et si l’on se penche sur les reproches qui avaient été adressés à mon petit texte sur la culture du viol, on trouvera une illustration tout à fait symptomatique de la manière dont l’étiquette « antiféministe » peut être instrumentalisée afin d’étouffer les critiques (qu’elles viennent d’hommes ou de femmes) adressées à une certaine orthodoxie militante. Il eût été facile à mes détracteurs d’attaquer mon texte sur le fond. Personne n’a raison - ou complètement raison. Toute argumentation présente des failles, et s’engouffrer dans ses failles pour faire vivre une thèse adverse est une exigence démocratique, et une sanction de la raison que j’aurais adoré subir. 

Mais au lieu de cela, ils et elles ont choisi de voir dans mes quelques lignes un crime de lèse-féminisme, en brandissant trois chefs d’accusation.

À leurs yeux :

1) Je nierais l’existence de la culture du viol,

2) Je rendrais les victimes responsables des agressions qu’elles subissent, et

3) J’instrumentaliserais le féminisme pour servir un agenda discrètement raciste.

S’il vaut la peine, je crois, de revenir avec vous aujourd’hui sur ce procès, ce n’est pas pour me défendre d’accusations fantaisistes, mais pour mettre en évidence les esquives et les compromissions dont elles sont le paravent. Et qui concernent l’ensemble de la société et la pratique de ses dénis.

Procédons par ordre.

Concernant la première accusation (selon laquelle je nierais l’existence de la culture du viol)... Dans le texte, je définis la culture du viol comme la « culture de l’excuse appliquée au viol », c’est-à-dire comme l’ensemble des stratagèmes et des esquives qu’on invente pour banaliser les agressions et le harcèlement sexuels et pour reporter la faute sur la victime. Faut-il n’avoir peur de rien pour soutenir, malgré cela, qu’une préface à un livre sur la culture du viol proclame son inexistence ?

Passons à la deuxième, (selon laquelle je rendrais les victimes responsables des agressions qu’elles subissent) : comment peut-on accuser de rendre les victimes responsables des violences qu’elles subissent un texte qui s’achève sur le verdict suivant (pardonnez-moi de me citer) : « le viol est un crime absolu dont l’auteur est inexcusable, et dont la victime est innocente » ?

Comment en vient-on à dire que je tiens pour responsables des victimes dont j’affirme l’innocence ? Il n’est pas vraiment besoin d’argumenter pour se défaire de cette accusation. Néanmoins, je voudrais observer une contradiction spectaculaire dans le discours de mes détractrices. Mes détractrices me reprochent d’être un homme qui dit qu’être une femme n’a jamais empêché personne de desservir le féminisme (pas plus qu’être un blanc ne me prive de dire, si ça me chante, que le fait d’avoir subi le racisme n’empêche pas d’adopter soi-même des comportements racistes). Or, les mêmes n’ont vu aucun inconvénient à accuser les 100 femmes signataires de la tribune parue dans le Monde (où elles revendiquaient une « liberté d’importuner ») d’être des « alliées des porcs », c’est-à-dire de contribuer à la culture du viol en faisant le jeu des agresseurs ! Comment peuvent-elles, sans se contredire, me reprocher de dire qu’on peut être une femme et nuire au féminisme, tout en faisant exactement la même chose ? De quel droit s’attribuent-elles une « immunité féministe » qui les dispense d’affronter les critiques qu’elles-mêmes font allègrement ? Parce qu’elles sont des femmes et moi, un homme ? Que je sache, les signataires de la Tribune incriminée étaient aussi des femmes, et se vivaient comme différemment féministes, mais pas moins... Alors ? Qu’est-ce qui les autorise à fuir les reproches qu’elles dispensent elles-mêmes allègrement ? Rien du tout.

Contrairement aux apparences, la dernière accusation (selon laquelle j’instrumentaliserais le féminisme pour servir un agenda discrètement raciste et uniquement soucieux de la préservation des privilèges des hommes blancs) est, en fait, la plus intéressante. Là encore, j’ai écrit en toutes lettres que mon propos sur la culture du viol valait (pardon de me citer encore) « quels que soient les caractères, les circonstances, les situations sociales et les cultures en présence. » Or, on m’accuse d’avoir soutenu que la culture du viol, c’était « la culture des autres », en l’occurrence, celle des musulmans... Mais où et quand ai-je écrit une connerie pareille ? La falsification ne mérite même pas de commentaire. Mais ce qui compte, au-delà de mon pauvre cas, ce qu’il faut questionner, ce sont les raisons de ce geste et de sa récurrence aujourd’hui. 

Que cache cette tentative permanente de diabolisation, cette volonté de déceler du racisme anti-musulman, par exemple, derrière tout propos critique envers les prises de parole de l’association Lallab ou le voile islamique, sinon un désir d’intimider celui ou celle dont l’engagement féministe est sans tabou ni pitié pour les intégristes (quelle que soit leur religion) qui prétendent régenter le corps des femmes ?

Qu’y a-t-il donc d’islamophobe à s’interroger sur les propos tenus par la sociologue Nacira Guénif lors de rencontres organisées par Lallab, qui expliquait que si on cherche à « sauver les femmes du voile » mais pas les hommes de la circoncision, c’est, je cite, « parce qu’on cherche à s’approprier le corps des femmes. La logique ? Rendre les femmes voilées comme les autres : disponibles à la prédation » ? Est-ce le fait de relever dans ces mots un parfait exemple d’antiféminisme doublé de culture du viol ? Ou le fait de noter que comparer le voile à la circoncision revient à nier la dimension patriarcale des religions en soutenant implicitement qu’hommes et femmes y sont traités à égalité ? On peut évidemment s’opposer à la circoncision, mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas une pratique utilisée au service d’une domination systémique des hommes ni associée à un discours imposant à travers un commandement divin un idéal de pudeur strictement féminin. Quant au fait de présenter explicitement les femmes non voilées comme des proies (« disponible à la prédation »), et donc, à l’inverse, le voile comme une protection contre les agresseurs, il s’inscrit dans la plus pure tradition de la culture du viol. Quelle différence entre Nacira Guénif qui présente le voile comme une façon de se soustraire à la prédation des hommes, et le porc qui déclare « en même temps, vu la longueur de sa jupe, elle l’a un peu cherché, la salope » ? Aucune. Dans les deux cas, est établie une corrélation explicite entre les choix vestimentaires (ici, le voile) et les agressions, ce qui revient, in fine, à faire porter la responsabilité de l’agression sur la victime.

La solidarité paradoxale (et pas si récente) d’une certaine radicalité féministe et d’un machisme ordinaire doit constamment nous étonner. La vigilance n’est pas dans le fait d’ériger des remparts contre un tel syncrétisme, mais dans le fait de ne jamais s’y habituer, et de persister dans la stupeur devant la sainte-alliance, où naît la peste, du pire et des bons sentiments.

Cette instrumentalisation de l’antiracisme pour dédouaner des discours misogynes (jugés indéfendables uniquement lorsqu’ils sont énoncés par des adversaires ou des membres d’un groupe dominant) n’a rien de surprenant. Elle rejoue une contradiction déjà vécue par les féministes intersectionnelles américaines qui, dans les années 1970, déploraient que beaucoup de femmes noires-américaines sacrifiassent leurs droits de femmes sur l’autel de la lutte antiraciste, estimant que « le sexisme était insignifiant comparé à la réalité plus dure et plus brutale du racisme » et s’accrochant (à tort) « à l’espoir que l’émancipation de l’oppression raciale suffirait à les libérer ».

L’objectif des féministes intersectionnelles de l’époque était de NE PAS reléguer les revendications féministes au second plan, et de montrer que l’émancipation des femmes noires ne pourrait réellement se faire qu’en luttant simultanément sur les deux fronts féministe et antiraciste. Or, au XXI siècle, les militantes qui se réclament des anciennes féministes intersectionnelles se servent de l’antiracisme pour faire taire les critiques adressées à des discours objectivement misogynes ou patriarcaux ! L’histoire ne manque ni de talent, ni d’ironie...

Qui est hypocrite, ici ?

Celui qui refuse, et refusera toujours, n’en déplaise à ses adversaires, de laisser enfermer sa parole dans l’identité d’homme blanc à laquelle on essaie de la réduire ?

Ou bien les militantes qui encensent une BD féministe (« Montrez-moi ces seins que je ne saurais pas ne pas voir », de la dessinatrice Emma) où l’auteure fait une analogie entre le soutien-gorge et le voile pour banaliser le port de ce dernier, mais qui crient à l’islamophobie à la minute où l’on propose de prendre modèle sur ces féministes des années 70 qui criaient « burn your bra ! » (brûlez vos soutifs !) pour déconstruire la symbolique patriarcale associée au voile ? 

Qui est hypocrite ? Celui dont le féminisme et l’antiracisme sont des universalismes, ou bien celles qui, voyant derrière cet universalisme un ethnocentrisme d’occidental privilégié, revendiquent des droits différenciés et spécifiques sur un sol républicain ?

On me pardonnera donc (ou pas) d’être trop camusien pour croire aux révolutions définitives, et aux idéologies qui présentent comme un mal nécessaire mais provisoire la multiplication des initiatives cloisonnantes, et qui prétendent que tout va mieux quand la société est travaillée par des tensions communautaires accrues.

On me pardonnera aussi, peut-être, d’estimer que l’esprit critique n’a pas de sexe, qu’un féminisme qui juge la pertinence et la légitimité d’une parole en inspectant le contenu des slips plutôt que celui des arguments file un mauvais coton, et que le refus de se parler, l’incapacité à s’écouter, est un jeu dangereux où personne ne gagne jamais.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.