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Suicide assisté: comment le tabou s’est brisé en 20 ans

Minée par la maladie, Lilianne Koradi s’est battue pour obtenir une assistance au suicide en 2001. Face aux refus répétés de l’EMS vaudois où elle vivait, elle a dû se résoudre à mourir dans un bus stationné sur un parking. Dix-sept ans plus tard, la Française Jacqueline Jencquel, en relative bonne santé, revendique le même droit dans un blog du «Temps»

Lilianne Koradi, 82 ans, étendue dans le mini-bus aux côtés du docteur Jérôme Sobel, le 17 août 2001.  — © Eddy Mottaz / Le Temps
Lilianne Koradi, 82 ans, étendue dans le mini-bus aux côtés du docteur Jérôme Sobel, le 17 août 2001.  — © Eddy Mottaz / Le Temps

Mourir, la belle affaire, mais vieillir… ô vieillir. Les mots de Jacques Brel résonnent. Dix-sept ans séparent les parcours de Lilianne Koradi et de Jacqueline Jencquel. La première, gravement malade, s’est éteinte à l’âge de 82 ans sur le parking d’un hôpital vaudois en 2001 après s’être vu nier le droit de mourir dans l’EMS qui lui servait de maison depuis seize ans. La seconde, une Française de 74 ans en relative bonne santé, refuse de subir les maux inexorables de la vieillesse et revendique, non sans choquer, le droit de planifier sa mort en Suisse. Le Temps s’en est fait écho, suivi par plusieurs médias francophones.

Deux époques, deux histoires complexes, qui racontent, à travers leur singularité et leurs paradoxes, le long combat pour l’acceptation du suicide assisté. Aussi différentes soient-elles, les deux femmes questionnent, à leur manière, les limites de l’auto-délivrance. Jusqu’où doit-on assouplir le cadre légal? Selon quels critères octroyer, ou non, une aide à la fin de vie?

En août 2001, la journaliste du Temps Françoise Boulianne Redard avait pu suivre les derniers instants de Lilianne Koradi, accompagnée du photographe Eddy Mottaz – hasard du destin, c’est aussi lui qui immortalisera Jacqueline Jencquel des années plus tard. Le médecin Jérôme Sobel, à l’avant-garde de la lutte pour l’assistance au suicide et tout jeune président d’Exit Suisse romande, avait accompagné l’octogénaire tout au long du processus et fourni la solution de pentobarbital – puissant anesthésique de la famille des barbituriques. Jusqu’au dernier moment, il n’a cessé de lui répéter: «Si vous changez d’avis, je serai très heureux. Je vous embrasserai et m’en irai sur la pointe des pieds.»

«Situation intenable»

Atteinte d’une sclérose en plaques à un stade très avancé, Lilianne Koradi était paralysée, presque aveugle. Trop faibles, ses mains ne lui permettaient plus de tourner les pages d’un livre, ni d’écouter une cassette ou d’allumer la lumière. «Elle avait déjà supporté très longtemps cette situation intenable, témoigne Jérôme Sobel, en blouse blanche dans son bureau lausannois. Elle savait qu’elle ne pourrait bientôt plus déglutir et avaler la potion elle-même, elle voulait agir avant qu’il ne soit trop tard.»

C’était encore le règne de la médecine toute-puissante, de l’acharnement thérapeutique. Il ne fallait surtout pas qu’une personne âgée meure lors d’une gardeJérôme Sobel, médecin

Les oppositions fermes et répétées de l’EMS au projet de sa pensionnaire poussent le médecin à contacter Le Temps. Malgré son autorisation par le Code pénal pour autant qu’il ne réponde à aucun «mobile égoïste», le suicide assisté est encore tabou à cette époque. Largement diabolisé au sein du corps médical, jugé immoral et contraire à l’éthique par l’Eglise, il ne se pratique qu’en secret. «C’était encore le règne de la médecine toute-puissante, de l’acharnement thérapeutique», souligne Jérôme Sobel qui se souvient de ses jeunes années de formation où il ne fallait surtout pas qu’une personne âgée meure lors d’une garde. «On refilait la «patate chaude» au suivant le matin venu. Les demandes d’euthanasie, elles, existaient déjà.» Très tôt, le praticien au visage amène est convaincu, comme Sénèque, que l’essentiel est «de vivre bien, pas de vivre longtemps».

Dans ce contexte, la médiatisation constituait, sans surprise, un choix périlleux. «C’était une prise de risque par rapport à mes confrères, à mon cabinet, reconnaît Jérôme Sobel. Je savais qu’il y aurait des répercussions. Ce fut le cas, des patients m’ont quitté, des confrères m’ont boycotté, d’autres m’ont contacté, la vague est allée dans les deux sens.»

«Terriblement pragmatique»

La certitude de faire ce qui est juste pousse le médecin à aller jusqu’au bout. Il revoit les deux filles Koradi au chevet de leur mère, désemparées face au rejet de l’institution. «La première, venue de France en camping-car, lui a proposé de venir mourir dans sa ferme du Jura, l’autre lui a offert son studio à Morges mais a prévenu qu’elle devrait ensuite déménager. C’est finalement Lilianne qui a trouvé la solution: «C’est tout simple, a-t-elle murmuré sur un ton calme, vous me transférez dans le minibus, sur le parking, et je meurs là-bas.» Malgré son côté incongru, terriblement pragmatique, cette solution a été retenue comme la moins dommageable.»

Son corps était devenu sa prison, elle ne cessait de le répéter comme une imploration. Le personnel soignant venait lui dire au revoir d’une façon gênée, conscient qu’il l’envoyait mourir sur un parking, à l’abri des regardsFrançoise Boulianne Redard, journaliste

C’est à l’hôpital de Lavigny, où elle avait été transférée, que Françoise Boulianne Redard rencontre Lilianne Koradi pour la première fois. Une forte personnalité, une femme lucide et digne, qui n’avait pas peur de mourir. «Son corps était devenu sa prison, elle ne cessait de le répéter comme une imploration.» Le matin de sa mort, une infirmière lui a lavé les cheveux pour la dernière fois. La journaliste était là, à son chevet. «Le personnel soignant venait lui dire au revoir d’une façon gênée, conscient qu’il l’envoyait mourir sur un parking, à l’abri des regards», souffle-t-elle, amère.

Eddy Mottaz se souvient de ce reportage comme le plus bouleversant de sa carrière. «La nuit précédente, je n’ai pas fermé l’œil, confie-t-il, je n’avais jamais ressenti une pression aussi forte.» Une fois arrivé devant la porte de l’hôpital, le photographe demeure paralysé. «Je ne savais pas comment m’adresser à elle… Comment dit-on bonjour à une personne qui s’apprête à mourir?»

Atmosphère suspendue

Dix-sept ans après, les souvenirs, les émotions, restent intacts. «Ça remue», lâche le photographe avant de marquer une pause. «Une fois dehors, j’ai dû pousser la chaise de Lilianne et aider le docteur à la hisser dans le bus, raconte Eddy Mottaz. Ses filles étaient tétanisées.» Dans le camion, il tente de se faire oublier. «On m’avait prêté un appareil silencieux, un Leica, j’ai fait cinq vues et soudain, l’une de ses filles m’a lancé: «Arrêtez, vous mitraillez!» Je suis immédiatement sorti. Plus tard, elle est venue s’excuser. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas.»

Les derniers instants lui apparaissent aujourd’hui comme dans un brouillard, les mots échangés, les larmes ravalées. «Dans cette atmosphère suspendue, Lilianne m’a semblé très déterminée, je n’ai décelé aucune hésitation chez elle, à aucun moment, elle était la plus calme de nous tous. Peut-être parce qu’elle savait que son exemple contribuait à débloquer des situations.»

Dans le minibus rempli de coussins et de couvertures, un demi-cercle se forme autour de Lilianne étendue près de la fenêtre. «Nous étions tous courbés sous le plafond bas, un peu comme dans un igloo, raconte Françoise, émue. Cette proximité rendait le moment encore plus fort.» Elle se souvient du médecin qui ne cessait de répéter, conformément aux directives d’Exit: «Si vous changez d’avis, vous ferez de moi le plus heureux des hommes.» Ce ne fut pas le cas.

«Au bout du chemin»

«Lilianne était sereine, heureuse d’être arrivée au bout du chemin, elle a bu sa potion comme un enfant, en aspirant avidement les dernières gouttes, se souvient la journaliste. Elle est partie dans la chaleur, ses filles lui ont exprimé tout leur amour, l’ont longuement remerciée. Peut-être espéraient-elles encore un miracle… Ce n’était pas la fin dont elles rêvaient, mais elles se sont oubliées elles-mêmes pour être en phase avec leur mère dans une forme de réconciliation, une union sacrée.»

Commence alors une interminable attente. La plupart du temps, le produit agit en moins d’une ou deux heures. «Chez Lilianne Koradi, le coma a duré beaucoup plus longtemps, plusieurs heures, raconte Jérôme Sobel. Pour elle, le temps ne comptait plus, pour nous il était long. Ses filles étaient très angoissées.» La vieille dame vêtue de rose rendra finalement son dernier souffle à trois heures du matin, dans la fraîche obscurité de cette nuit d’été. De retour chez elle, Françoise écrira son récit d’un seul jet.

© Eddy Mottaz / Le Temps
© Eddy Mottaz / Le Temps

«Dans la vie d’un photographe, c’est le genre de reportage qui explose toute idée préconçue, lâche Eddy Mottaz. Tu as beau avoir entendu parler du phénomène, quand tu es face à une personne qui le vit, les questions deviennent tout à coup beaucoup plus complexes. Il est impossible de répondre par oui ou par non.»

Lever le voile

A sa publication, l’article a fait l’effet d’un «immense coup de tonnerre», il a brisé un tabou. «Paradoxalement, je n’ai reçu aucune réaction négative, confie Françoise. Beaucoup de lecteurs m’ont remerciée d’avoir levé le voile sur une réalité répandue, mais niée. A l’époque, certains voyaient encore le suicide accompagné comme une mise à mort. L’article a expliqué comment ça se passait vraiment, il a montré qu’il n’y avait rien de pervers ni de criminel dans ce geste.»

Avec l’affaiblissement des valeurs religieuses, on constate l’émergence d’une spiritualité laïque hors de l’autorité de l’Eglise, les gens ne veulent plus adhérer à des doctrines de façon aveugle, ils veulent maîtriser leur destinJérôme Sobel, médecin

De Lilianne à Jacqueline, le saut est immense, périlleux même. En deux décennies, les frontières ont bougé, les mentalités évolué. Depuis 2014, le suicide assisté est autorisé pour les polypathologies invalidantes liées à l’âge. «On ne vit plus dans le même monde, c’est une évidence, s’exclame le docteur Sobel. On a vécu une révolution culturelle silencieuse, des changements à tous les niveaux de la société, médical, religieux. Avec l’affaiblissement des valeurs religieuses, on constate l’émergence d’une spiritualité laïque hors de l’autorité de l’Eglise, les gens ne veulent plus adhérer à des doctrines de façon aveugle, ils veulent maîtriser leur destin.»

En 2001, Lilianne Koradi aurait rêvé de s’éteindre tranquillement dans son lit. Aujourd’hui, Exit prépare les départs en collaboration avec le personnel des EMS, afin de minimiser les répercussions pour l’institution. «L’immense majorité des établissements collaborent, même si quelques récalcitrants pratiquent encore un sabotage d’arrière-garde», souligne Jérôme Sobel.

«Fibre militante»

Jacqueline Jencquel, elle, demande davantage. En France, où l’aide au suicide est encore illégale, ses espoirs sont douchés. Celle qui milite depuis plusieurs années pour un changement législatif compte sur la Suisse, Bâle, plus précisément, où elle envisage de faire appel à l’association Lifecircle en janvier 2020. Pourquoi vouloir cesser de vivre? Dans son blog hébergé par Le Temps, la Française dévoile pléthore d’arguments: l’impression d’avoir fait le tour, la peur de devenir prisonnière de son corps, infantilisée, surmédicalisée, impuissante face à la vieillesse qui progresse inexorablement. Pas question pour elle d’entendre un jour la voix d’une infirmière lui murmurer à son réveil dans un «mouroir»: «Alors Madame Jencquel, il fait beau aujourd’hui, on est bien.»

© Eddy Mottaz / Le Temps
© Eddy Mottaz / Le Temps

«Ça me désole de penser que Lilianne a dû partir dans ces conditions, lance-t-elle, au téléphone. J’imagine son déracinement, le traumatisme pour ses proches.» Elle salue aujourd’hui le courage de la Suisse qui a su empoigner le débat malgré de lourds obstacles. «D’immenses progrès ont été accomplis, estime-t-elle. Aujourd’hui, je perçois une grande empathie chez le corps médical, l’individu est respecté dans ses choix, son intimité. La Suisse revient de loin, elle est un exemple.»

Lorsque Eddy Mottaz a rencontré Jacqueline en juillet dernier, il n’a pu s’empêcher de repenser à Lilianne. La noble cause contre la dérive exhibitionniste? L’opposition lui semble trop réductrice. Avec le recul, les deux femmes ne lui paraissent pas si éloignées l’une de l’autre. «Elles partagent une même fibre militante, estime le photographe. En dénonçant le cadre en place, le rejet dont elles font l’objet, elles veulent faire avancer la cause. Bien sûr, on tolère moins le bagou de Jacqueline, comme si elle n’avait pas le droit de vouloir mourir en bonne santé et d’être, de surcroît, provocatrice. On peut effectivement se questionner: pourquoi n’attend-elle pas son heure, comme tout le monde? Mais finalement, le choix lui appartient, il s’agit de sa vie.»

Le blog de Jacqueline Jencquel:  Un temps pour vivre et un temps pour mourir

Depuis La Chaux-de-Fonds où elle s’est récemment installée, Françoise Boulianne Redard a suivi le plaidoyer de Jacqueline. Elle y voit une femme belle, intelligente, habituée à être sous les lumières, qui a visiblement de la difficulté à aborder une nouvelle étape de sa vie, à accepter que tout ne soit plus pareil. «Je crois en la sincérité de sa démarche, mais elle a mis le doigt dans un engrenage dévastateur qui la fige dans un rôle. La médiatisation suscitée par sa démarche la dépasse, elle se met probablement en danger.»

Repousser les limites?

«Je suis sensible à ses arguments politiques, à sa fidélité envers son histoire familiale, mais elle me semble beaucoup trop vivante pour le faire, peut-être va-t-elle aller jusqu’au bout par bravade.» Affirmer que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, est-ce une raison suffisante pour mourir? «Non, estime la journaliste. Les limites actuelles d’Exit me conviennent. Si elles doivent reculer, il faut que cela se fasse sur un consensus, pas sur une provocation.»

Avec l’évolution des critères d’acceptation, vient la crainte d’une libéralisation excessive. Qu’en pense Jérôme Sobel, lui qui a récemment remis le flambeau de la présidence d’Exit après dix-huit ans d’activité? «Certaines questions vont inévitablement se poser: l’aide au suicide pour les couples, les maladies plus ou moins graves. Cela ne veut pas dire qu’il faudra forcément les accepter.»

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Il craint aujourd’hui que Jacqueline Jencquel ne crispe le débat en ameutant les opposants. «Actuellement, on entame des discussions en vue d’un accompagnement quand les problèmes de santé sont réels, pas des années avant. Les domaines de compétences d’Exit ne sont pas amenés à s’étoffer comme un catalogue de prestations. Néanmoins, avec son exemple extrême, Jacqueline montre qu’on a le droit de poser toutes les questions.»

Jeux de pouvoir

Le prochain souhait du docteur Sobel: légaliser l’euthanasie active directe. Autrement dit, permettre au médecin d’injecter lui-même la potion létale au patient. «Certaines personnes précipitent leur départ par crainte de ne plus être capables de la boire, affirme-t-il. Paradoxalement, l’euthanasie permettrait à certains de vivre plus longtemps.»

Le suicide assisté pour les couples? Pour Françoise, c’est un non catégorique en vertu de l’identité individuelle. «Ce serait une grave dérive, estime-t-elle. Comment être sûr qu’il n’y a pas de jeux de pouvoir au sein du couple, que l’un ne risque pas de se sacrifier pour faire plaisir à l’autre? Et puis, cela signifierait qu’on renonce à sa propre histoire. Je crois aux rencontres, mais avant tout aux destins individuels.»

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En 2018, on continue de juger qu’il faut de «bonnes raisons», socialement et médicalement validées, pour obtenir un accompagnement vers la mort. La semaine dernière, le Tribunal fédéral a rejeté le recours d’une association zurichoise pour l’aide au suicide des personnes âgées. Cette dernière demandait qu’un médecin puisse prescrire et remettre un produit létal à une personne en bonne santé.

Depuis les hauteurs de Gstaad où elle réside, Jacqueline continue de se battre, d’espérer une délivrance. Lilianne, elle, repose en paix.

Exit en chiffres

L’association Exit Suisse romande comptait 7500 membres en 2000, 26 000 en 2018. 60% des adhérents ont entre 50 et 75 ans, 30% plus de 75 ans, 10% moins de 50 ans.

En 2017, Exit Suisse romande a accompagné 286 personnes vers la mort après avoir reçu 455 demandes. 250 interventions ont eu lieu à domicile, 26 en EMS, 4 dans des hôpitaux, 4 dans des foyers.

Exit a aidé 157 femmes, 129 hommes. L’âge moyen des femmes était de 80,4 ans, celui des hommes de 78,5 ans.

115 personnes étaient atteintes de cancers, 83 de polypathologies invalidantes, 30 de pathologies neurodégénératives, 20 de pathologies respiratoires, 20 de pathologies vasculaires, 18 d’autres maladies.