Quand Victor Hugo pourfendait la misère, ce «crime envers Dieu»

Les « Misérables » ne sont encore qu’un projet en gestation quand Victor Hugo prononce le 9 juillet 1849 à l’Assemblée une charge retentissante contre la grande pauvreté. « Vous n’avez rien fait », tonne-t-il devant les députés.

 Victor Hugo (1802-1885), écrivain français, ici membre de l’Assemblée Législative en 1849. Gravure.
Victor Hugo (1802-1885), écrivain français, ici membre de l’Assemblée Législative en 1849. Gravure. Rue des Archives/PVDE

    Ce jeudi, Emmanuel Macron a appelé « toutes les forces de la nation à se mobiliser pour éradiquer la grande pauvreté ». Son plan à huit milliards d'euros ambitionne de « refonder l'Etat providence », avec la création d'un « revenu universel d'activité », la mise en place d'un service public de l'insertion ou des repas à 1 € dans les cantines. La France compte près de neuf millions de pauvres (moins de 1026 euros de revenu par mois), soit 14 % de la population selon l'Insee.

    Peut-on être un farouche partisan de l'ordre, de la propriété, et se révolter contre la misère ? Il y a 169 ans, le 9 juillet 1849 exactement, Victor Hugo montait à la tribune de l'Assemblée et s'apprêtait à résoudre un tiraillement aussi intime que politique. Une contradiction qui taraudait depuis longtemps ce conservateur dans l'âme, que les inégalités ont pourtant toujours bouleversé.

    « On peut détruire la misère »

    L'ancien royaliste, qui siège depuis le mois de mai à l'Assemblée avec la droite, n'avait pas tremblé en participant à l'écrasement des émeutes ouvrières de juin 1848. Alors maire du VIIIe de Paris, il avait commandé les troupes dans son arrondissement. A-t-il vu tomber d'une barricade la casquette d'un Gavroche ? Son cœur a-t-il protesté ? En cet été 1849, le temps des regrets semble en tout cas venu. Et avec lui, son nouveau combat contre la misère, ce fléau qui nourrit à ses yeux toutes les insurrections populaires.

    L'hémicycle examine cet après-midi-là une proposition de loi relative « à la prévoyance et à l'assistance publique ». Hugo, élu un mois plus tôt à l'Assemblée législative, n'a jamais été socialiste, alors son camp s'étrangle quand il prend la parole : « Il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps », attaque-t-il. « Je ne suis pas de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde ; mais je suis de ceux qui affirment qu'on peut détruire la misère. »

    « Erreur profonde : la misère est de nature, on ne peut la faire disparaître ! » proteste une voix à sa droite. Emporté par son lyrisme, l'écrivain décrit alors les drames du quotidien de ces damnés de la vie « n'ayant pour lit, pour couverture, que des chiffons en fermentation infects ». On n'arrête plus le torrent. « Ces jours-ci, embraie-t-il, un malheureux homme […], un homme de lettres est mort de faim, à la lettre. Et il a été constaté, après sa mort, qu'il n'avait pas mangé depuis six jours », rugit le poète. « Vous voulez quelque chose de plus douloureux encore ? »

    « Vous avez fait des lois contre l'anarchie, faites-en contre la misère »

    « Parlez ! » encouragent une poignée de députés à sa gauche. Sa litanie achevée, Victor Hugo reprend son souffle : « Ces faits, quand ils existent dans un pays civilisé, engagent la société tout entière. De tels faits ne sont pas seulement des crimes envers l'homme, ce sont des crimes envers Dieu. »

    Un mois plus tôt, une manifestation parisienne conduite par Ledru-Rollin (NDLR : homme politique, chef de l'opposition à l'époque où Victor Hugo est député) avait été réprimée dans le sang. La droite et l'armée s'étaient félicitées du retour au calme, mais aujourd'hui, Hugo a l'ironie cogneuse : « Vous avez fait une chose immense… Eh bien vous n'avez rien fait, non. Vous n'avez rien fait tant qu'il y a en dessous de vous une partie du peuple qui désespère. » Il conclut en faisant appel à leur « sagesse » : « Vous avez fait des lois contre l'anarchie, faites-en contre la misère ! »

    En quelques minutes, devant une Assemblée stupéfaite, Hugo, 47 ans, l'un des Français les plus célèbres de son temps, a opéré un virage social à 180 degrés et rompu avec la droite. L'écrivain justifiera plus tard sa volte-face dans « Choses vues » : « En 1848, les Rouges étaient les oppresseurs, je les combattais. En 1850, les Rouges sont opprimés, je les défends. »

    Après le discours, le roman

    Dix ans plus tard, l'exil à Guernesey lui offre le calme pour reprendre « Les misères », un vieux projet qu'il avait initié en 1828, puis en partie rédigé de 1845 à 1848. Mais Victor Hugo a changé. Il a désormais une barbe blanchie et une plume trempée dans la « question sociale », comme on dit alors. « Les Misérables », le titre qu'il a finalement choisi, est moins abstrait, plus incarnée. Ce roman a beau défendre les pauvres et les insurgés, il n'est pas révolutionnaire. C'est un manifeste pour le progrès. On ne se refait pas… Le socialiste Paul Lafargue critiquera d'ailleurs sévèrement ce « proscrit millionnaire » qui osait parler au nom des pauvres.

    Les « petites gens » s'en fichent. Les ouvriers, dit-on, se cotisent pour réunir les 21 francs de l'ouvrage (une édition plus abordable sera lancée en 1863 à la demande d'Hugo) qu'on s'échange dans les ateliers. Quand on sait lire… « Le peuple souffrant a trouvé son prophète », explique, toujours limpide, l'historien Michel Winock (*). Un grand discours en 1849, un immense roman en 1862, et comme ultime legs, son testament, en mai 1885 : « Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. »

    (*) Il vient de publier « Le Monde selon Victor Hugo », éditions Tallandier, 336 pages, 20,90 €.

    LES MISÉRABLES, SUCCÈS PLANÉTAIRE, CRITIQUE VIRULENTE

    Le 30 juin 1861, entre deux visites du champ de bataille de Waterloo (Belgique), Victor Hugo exulte : « J'ai fini les Misérables ! » Trente ans après la parution de son dernier grand roman, « Notre-Dame de Paris », le poète exilé devra attendre encore neuf mois pour que le premier des dix volumes ne paraisse, le 3 avril 1862, avec un lancement promotionnel digne de la saga Harry Potter. Le succès populaire est fulgurant, planétaire, mais l'accueil critique plus réservé, voire cinglant : « Ce livre est immonde et inepte », éreinte Baudelaire. Flaubert lui concède quelques « beaux morceaux » mais s'indigne en privé de cette « façon de flatter le populaire ».