Décryptage

Présidentielle et législatives en Libye : Paris s’accroche à son mirage

Ce devait être le 10 décembre. Mais la date du double scrutin sur laquelle s’étaient accordés les acteurs libyens réunis à l’Elysée au printemps semble intenable.
par Célian Macé
publié le 16 septembre 2018 à 20h26

La France est-elle la dernière à y croire ? Devant le Conseil de sécurité, le 5 septembre, son ambassadeur à l'ONU, François Delattre, a jugé «essentiel d'organiser des élections [en Libye] dans le calendrier agréé», à savoir «présidentielle et législatives le 10 décembre». Moins de trois mois, donc, pour mettre sur pied un double scrutin dans un pays déchiré par les rivalités politiques, soumis au règne des milices, et frappé par des attentats.

Depuis plusieurs semaines, un à un, des acteurs de la scène libyenne et internationale ont admis à mots plus ou moins couverts que cette échéance était une chimère. La date du 10 décembre avait été fixée en mai à Paris, à l'issue de ce qu'Emmanuel Macron avait qualifié de «rencontre historique» entre Faïez el-Serraj, le chef du gouvernement d'union nationale, Khalifa Haftar, maître de la moitié orientale de la Libye, Aguila Saleh, le président du Parlement exilé à Tobrouk, et celui du Haut Conseil d'Etat, Khaled al-Mechri. Quatre mois plus tard, le processus devant conduire au scrutin est paralysé et des affrontements ont éclaté partout dans le pays.

«On ne peut pas voter avec une telle instabilité dans les rues», a reconnu mercredi El-Serraj dans le quotidien italien Corriere della Sera.Quoi qu'en dise le Quai d'Orsay, la feuille de route tracée à Paris semble compromise. «C'est en fixant des échéances qu'on fait avancer les choses, défend une source diplomatique française. Quelle est l'alternative ? Un coup de force ? La stratégie du chaos des groupes extrémistes ? Faire durer des institutions provisoires au risque que leur légitimité démocratique s'effrite ? 2,5 millions de personnes se sont inscrites sur les listes électorales ! Il ne faut pas décevoir cette aspiration pacifique.»

Le blocage institutionnel

En théorie, le chemin vers les élections était tout tracé. Le projet de Constitution, élaboré et voté par une Assemblée ad hoc l’été dernier, devait définir le cadre institutionnel du scrutin : un système présidentiel fort (gage de stabilité aux yeux des Libyens traumatisés par sept années d’instabilité) et un Parlement bicaméral (le Conseil de la Choura). Le texte restait cependant à être validé par référendum.

«Mais l'actuelle Chambre des représentants n'est pas satisfaite de ce projet de Constitution, estime Rhiannon Smith, de l'institut Libya Analysis. Elle a réussi à le bloquer en traînant des pieds pour voter la loi électorale qui doit permettre la tenue du référendum.» Les sessions du Parlement, qui siège à Tobrouk, échouent depuis des mois à rassembler le quorum de députés nécessaire. Selon la feuille de route tracée à Paris, la loi électorale devait être votée avant dimanche. Ce qui n'avait toujours pas été fait dans la soirée. La patience de l'envoyé spécial de l'ONU en Libye a atteint ses limites : «Les membres de la Chambre des représentants ont échoué à faire leur travail. Ils cherchent à subvertir le processus politique pour leurs propres intérêts», a tonné Ghassan Salamé.

L’insécurité permanente

Comment imaginer un scrutin transparent et libre dans un pays sans Etat, où le concept d’«autorité» a perdu toute signification commune, où les attentats ne cessent pas (le dernier en date, lundi dernier, a visé le siège de la Compagnie nationale libyenne de pétrole à Tripoli) et où les combats éclatent à intervalles irréguliers ? Depuis le sommet de Paris du 29 mai, le maréchal Haftar a lancé une vaste offensive sur Derna (la dernière ville de Cyrénaïque qui échappait à son contrôle), la zone du croissant pétrolier a fait l’objet de violents affrontements, et des tirs sont fréquemment échangés à Sebha.

La capitale n'a pas été épargnée. Du 27 août au 4 septembre, une bataille à l'arme lourde a opposé des groupes rivaux dans la banlieue sud, faisant au moins 63 morts. Les quatre puissantes milices qui dominent Tripoli - placées sous l'autorité du gouvernement d'union nationale mais accusées de le contrôler en sous-main - ont été attaquées par une brigade concurrente, alliée à des combattants venus des villes voisines. «Les élections sont un facteur de tensions car chaque groupe doit se trouver en position de force au moment du scrutin pour faire passer son candidat ou préserver ses intérêts. A Tripoli, l'enjeu est énorme : il faut contrôler les institutions stratégiques pour être du côté des gagnants», explique Rhiannon Smith.

La querelle franco-italienne

Rome est désormais explicite. «Nous sommes en désaccord avec la position française, qui soutient que les élections doivent se tenir le 10 décembre», a déclaré mercredi le ministre des Affaires étrangères, Enzo Moavero Milanesi, devant des parlementaires. Deux semaines plus tôt, alors que les combats faisaient rage à Tripoli, le sulfureux ministre de l'Intérieur, Matteo Salvini, avait déjà sonné la charge contre la France, sans la nommer explicitement : «Evidemment il y a quelqu'un derrière [les affrontements]. Cela n'arrive pas par hasard. […] Je pense à quelqu'un qui est allé faire la guerre alors qu'il ne devait pas la faire. A quelqu'un qui fixe des dates pour les élections sans prévenir les alliés, l'ONU et les Libyens…»

Le Quai d'Orsay s'est défendu publiquement : «Les efforts de la France ne sont dirigés contre personne, et certainement pas contre l'Italie, dont nous soutenons l'initiative d'organiser une nouvelle conférence sur ce dossier important pour les deux pays.» Le sommet, prévu pour la mi-novembre en Sicile, sera un «miroir de la réunion de Paris» du printemps, prévoit Tarek Megerisi, chercheur associé au Conseil européen des relations internationales. «Complémentaire», comme le souhaitent les Français, ou concurrent ? «Ils discuteront probablement d'une autre approche et s'accorderont sur le fait que les élections ne se tiendront pas selon les dispositions prévues à Paris, estime le chercheur. Cette division publique sur la Libye entre la France et l'Italie est nocive. Les acteurs libyens qui veulent ruiner le processus de réconciliation jouent de ces divisions entre Européens et savent les exploiter à leur avantage.»

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