La Corse, décharge publique

Par Antoine Albertini & Saasa Soubane

Alors que la Corse traverse une énième crise des déchets, les dépôts sauvages d'ordures se multiplient et les pouvoirs publics, élus en tête, peinent à endiguer le phénomène. Sur le Continent, des solutions énergiques sont pourtant mises en oeuvre. Avec courage

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Combien en compte-t-on ? Des centaines à travers l'île, sinon des milliers. Les dépôts sauvages d'ordures ménagères, de déblais de chantiers ou d'encombrants représentent le chiffre noir de la crise des déchets, un problème dans le problème, que personne n'a trop intérêt à évoquer car il renvoie une image doublement négative de la Corse. Celle d'une partie de la population indécrottablement imperméable à la question environnementale, d'une part. De l'autre, celle d'élus impuissants ou passifs.

"On peut tourner en rond, se désole José Galletti, le maire de Lucciana, mais certains ne changeront jamais leurs habitudes et continueront à déposer leurs ordures où bon leur semble malgré les déchetteries et les dispositifs de collecte."

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En vertu du principe selon lequel un déchet appelle un déchet, un sac-poubelle balancé au bord de la route est souvent rejoint - et rapidement - par deux autres sacs, puis un matelas, puis un congélateur hors d'âge, jusqu'à former une mini-décharge dont le nombre total, par définition, est inquantifiable.

"Nous ne disposons pas d'éléments au sujet des dépôts sauvages, reconnaît le Syvadec. Cette mission incombe principalement aux communes et du coup, nous n'avons pas effectué de recensement à ce sujet."

"Bien peu de
maires, c'est vrai,
portent plainte"

Les maires renvoient la balle aux intercommunalités, qui se défaussent sur les pouvoirs des élus locaux ou quand la "simplification" institutionnelle promise dilue encore davantage des responsabilités pourtant clairement établies par la loi : en vertu de ses pouvoirs de police, le maire doit non seulement assurer la "salubrité publique" en réprimant les dépôts sauvages mais, en outre, aviser sans délai le procureur de République des infractions dont il a connaissance. Combien le font ?

"Bien peu, c'est vrai, reconnaît ce maire d'une petite commune du rural en Haute-Corse. De toute façon, dans la plupart des cas, la justice classe verticalement : les plaintes restent sans suite."

Sur une demi-douzaine de maires contactés après avoir constaté l'existence de décharges sauvages sur le territoire de leur commune, un vaste panel d'excuses a été déployé pour justifier l'inaction : de l'impossibilité de déterminer qui construit une maison dans un village rural de 600 habitants (sic) à la difficulté de fournir des preuves en dépit de lots de cartons parfaitement identifiables jusqu'à l'absence de décharges sauvages "ici" malgré plusieurs photos exhibées à titre de preuve.

Seul Venture Selvini, maire de Vivariu, l'admet : "Il faut être honnête, soupire l'élu, qui a déposé plusieurs mains courantes : porter plainte contre un administré dans un petit village, c'est très mal vu et ça crée des animosités dont on se passe volontiers."

Dépité, le maire constate qu'en dépit de "la pub sur les réseaux sociaux, l'affichage, un service gratuit d'enlèvement par la communauté de communes du centre Corse, les particuliers continuent à abandonner leurs déchets où bon leur semble" et note, toutefois, "une nette amélioration de la part des entreprises".

En chiffres

71
C'est le nombre de décharges sauvages recensées en une seule journée non loin des axes principaux de l'agglomération bastiaise.

164 855
C'est le tonnage de déchets enfouis en Corse - record de France, pour 0,4 % de la population totale du pays.

1%
C'est le taux d'enfouissement constaté dans l'agglomération lilloise.

50%
La proportion de déchets recyclés en Sardaigne.

Opération commando anti-pollueurs

Ailleurs, pourtant, des maires ont trouvé une partie de la solution. Sans états d'âme, ils parviennent peu à peu libérer leur commune du fléau de l'incivisme.

"Ailleurs", comprendre : sur le Continent. Christophe Dietrich est l'un de ces "maires courage". À 46 ans, ce Varois d'origine est premier magistrat (sans étiquette) du village de Laigneville, 4 500 habitants dans l'Oise, à 70 km au nord de Paris, depuis 2014.

Cette année-là, alors qu'il fait son jogging avec son chien, il découvre une véritable décharge sauvage. Policier de métier et sapeur-pompier volontaire pendant 27 ans dans son département natal du sud de la France, l'élu se met à enquêter pour déterminer l'origine des déchets et ne tarde pas à identifier le responsable pour... lui réexpédier ses déchets en déversant une benne à ordures devant son domicile.

Ce genre d'opération commando est plutôt inédite et surprend.

Mais elle paie. Fort en gueule, Dietrich ne tarde pas à multiplier les actions coup de poing contre des pollueurs dont il remonte la piste en menant de véritables investigations et gagne une visibilité médiatique qui sert sa cause.

"Pour mener à bien ce type d'opérations, souligne-t-il, il faut s'assurer de se trouver chez la bonne personne, évaluer les risques de troubles à l'ordre public que l'on cause en lui renvoyant ses ordures, aviser le maire de la commune concernée et prendre garde à ne pas tomber sous le coup d'une violation de domicile."

Autant de contraintes - et de risques juridiques - qui l'incitent à changer de méthode après plusieurs interventions musclées au cours desquelles il est menacé ou coursé par un propriétaire mécontent. Désormais, Monsieur le maire applique le name and shame cher aux Anglo-Saxons - "dénoncer et blâmer".

Le principe ? Simple. Sur les réseaux sociaux, il filme ses "enquêtes" depuis la découverte d'un dépôt sauvage jusqu'à l'identification du coupable - parfois à plusieurs dizaines de kilomètres de sa commune - appelle l'intéressé au téléphone et lui met le marché en main : rapatrier ses "merdes" ou tomber sous le coup de la loi, qui prévoit une amende de 75 000 euros et la confiscation du véhicule ayant transporté les déchets.

Il y a une semaine, il se filme ainsi près de cinq tonnes de gravats de chantier déposés dans une zone boisée de sa commune, près du château d'eau de Laigneville où il avait déjà constaté un précédent dépôt au mois de mai.

Les habitants
paient pour
les contrevenants

Ni une, ni deux, le maire mène sa petite enquête et découvre le responsable : le responsable d'une entreprise de maçonnerie. Un coup de fil plus tard et le maçon accourt enlever ses ordures et recevoir une amende dressée par la police municipale.

Le tout, filmé par le smartphone de Christophe Dietrich. "Bilan, nous sommes passés de 4 à 5 dépôts par semaine à 2 à 3 dépôts par an", se félicite le maire, qui n'oublie cependant pas de pester contre "l'écologie des salons parisiens : c'est très bien de défendre les ours polaires mais pendant ce temps, nos campagnes deviennent des poubelles à ciel ouvert".

La question ne tient pas seulement à la préservation de l'environnement, elle concerne aussi très directement les finances publiques et l'incivisme de quelques-uns fait supporter aux collectivités un poids considérable.

Frapper les contrevenants au portefeuille

L'enlèvement, pour sa commune, a un coût. C'est aussi ce qui a décidé Karl Olive, le maire de Poissy (Yvelines, à agir. Entre la location de la benne, la mobilisation des services municipaux, etc., celui-ci peut exploser. À 1 000 euros en moyenne, il a rapidement fait le compte : pour traiter les 45 dépôts sauvages constatés sur le territoire de sa commune en 2016, il a dû débourser 45 000 euros - "l'argent des administrés", précise-t-il.

Alors, le maire a pris les devants. "Je n'ai pas réfléchi longtemps, sinon on ne fait plus rien et on perd la partie. Ce que je veux faire, c'est un travail de fond, sans aucun état d'âme", explique cet ancien commentateur sportif de Canal +.

Le dispositif envisagé par Karl Olive ? Il s'appuie sur une double frappe, médiatique et financière. Ceint de son écharpe tricolore, il participe en personne aux opérations d'enlèvement, non sans avoir publié un avis à la population dans le bulletin municipal et invité les médias. Mais il cogne aussi au portefeuille.

Le 14 mai dernier, son conseil municipal a voté une délibération qui prévoit, en plus des dispositions légales existantes, d'appliquer une amende de 150 euros majorée de 100 % en cas d'intervention le week-end et de 15 euros pour cent litres de déchets enlevés.

De telles recettes sont-elles applicables en Corse ? En théorie, oui. Il suffit, souligne un responsable de la police de l'environnement, que "les maires se décident à s'emparer de leurs pouvoirs au lieu de compter sur un civisme introuvable ou de jouer les matamores sur les réseaux sociaux en promettant des plaintes qui n'arrivent jamais".

La mairie d'Ajaccio, elle, a pris les devants en signant une convention avec la justice pour permettre le traitement dans un bref délai des infractions constatées. "La plupart des plaintes que nous recevons et traitons émanent de la ville d'Ajaccio, observe Eric Bouillard, procureur de la République. Le reste représente une part extrêmement faible de notre activité."

Sur l'ensemble des communes de l'agglomération bastiaise, un périple d'une journée, au début du mois de septembre, permettait de recenser pas moins de 71 décharges sauvages - un chiffre qui concerne uniquement la proximité des principaux axes routiers.

Les réseaux sociaux, arme de dissuasion passive

"Incivilités. Irrespect. Irresponsabilité." Sur son compte Twitter, le maire de Vivariu, les photos prises par Venture Selvini le 18 juin dernier sont édifiantes : un ensemble mobilier complet - canapé bleu roi, armoire, chaises de jardin - déposé sur le bord de la route.

Un grand classique, dans une île où chacun se prétend un défenseur acharné de la nature. Dissuader par les réseaux sociaux : une mesure efficace ? A voir. Car en dépit des pots qui tendent à se multiplier, les habitudes, elles, ne changent guère. D'autres internautes vont encore plus loin. Souvent jeunes et davantage préoccupés par l'environnement que leurs aînés. Julie est l'une d'entre eux. Début mai, cette jeune étudiante en InfoCom à l'université de Corse, a pris un contrevenant sur le fait dans la zone industrielle de Tracone alors qu'elle rentrait chez elle avec sa soeur.

"C'était en fin d'après-midi et en plein jour, le type déchargeait tranquillement son camion au bord de la route."

La jeune femme l'interpelle, son téléphone portable en mode caméra, et filme l’intégralité de la scène, qui deviendra virale. "Le but était de faire passer un message, d'autant que les déchets étaient tous triables", explique-t-elle à l'époque.

Seules sa soeur et elle auront le courage de sermonner l'indélicat pollueur.

"Les riverains ralentissaient pour regarder puis reprenaient leur chemin, observe-t-elle. Un seul s'est arrêté."

Tri et social, l'exemple lillois

454 283 tonnes. C'est le poids des déchets produits par l'agglomération lilloise et ses 1 100 000 habitants en 2016. Moins d'1 % de cette matière sera enfouie. Un tour de force possible grâce aux installations dont s'est dotée l'eurométropole : trois centres de tri et un incinérateur nouvelle génération. Ils traitent respectivement 104 283 tonnes et 350 000 tonnes de déchets à l'année. En Corse, seuls 26 % seront recyclées, dont une grande part est issue des recycleries (18 à 20 %). Les 74 % restant finissent enterrées, soit 164 855 tonnes - record de France.

Une réalité avec laquelle il faut composer d'après François Tatti, président du Syvadec, établissement public né du rapprochement des intercommunalités. "Un choix politique a été fait en 2015 à travers le plan de la région : ne pas construire d'incinérateur, nous sommes là pour accompagner cette politique."

Un accompagnement qui se traduit dans les faits par la création d'ici à trois ans de deux centres multifonctions pour un objectif clair : la réduction de 50% des déchets destinés à l'enfouissement. Ces centres, encore à l'état de projet, sont prévus à Ajaccio et dans la communauté de l'agglomération de Bastia après "des études sont en cours".

La Sardaigne, touchée par les mêmes problématiques que l'Île de beauté, recycle désormais près de 50% de ses ordures. Un chiffre qui vient couronner 8 ans d'effort commencés par la mise en place du plan régional de l'île italienne en 2010.

À Lille, la politique autour du tri des déchets a été mise en place il y a plus de 10 ans et les habitants sont fournis en sacs plastiques dédiés à cet effet par la collectivité, qu'ils déposent devant leur porte deux fois par semaine, les tournées de ramassage étant pensées pour collecter aux domiciles. Une politique de répression vient compléter le dispositif d'incitation au tri, avec des avertissements voire des amendes.

Les trois centres de tri de la métropole Lilloise quadrillent la ville à ses extrémités. Au-delà de leur fonction sanitaire première, ils mènent de concert une politique sociale. Triselec, qui est chargée de l'exploitation des trois centres, emploie plus de 432 personnes dont 249 sont en parcours d'insertion. Si chacune de ces embauches peut être saluée d'une prime d'Etat allant jusqu'à 10 000 euros, la motivation de Triselec semble être ailleurs.

"L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) estime que d'ici à 2030, 7 000 emplois auront disparu dans les centres de tri", s'émeut Dany Dunat, directrice générale de Triselec depuis 2012. La faute à la mécanisation du processus."

Nous sommes implantés dans une région marquée par un fort taux de chômage. Le métier de trieur est exigeant physiquement mais peu qualifiant, il ne laisse pas entrevoir de carrière valorisante. On propose donc à un public fragile de se réinsérer chez nous. Nos contrats durent au maximum 24 mois avec, à terme, le paiement d'une formation comme un CAP et ce, dans tous les domaines", poursuit la responsable.

Un modèle exportable en Corse

Cet engagement soutenu par les acteurs locaux : maisons de l'emploi locales, Pôle emploi ou département accompagnent la formation et le suivi de ces employés particuliers, avec un taux de 50 % de "sorties positives", c'est-à-dire de replacement à long terme pour l'employé concerné.

Et l'initiative de Triselec fait des émules. Brésil, Bulgarie, Argentine : des entreprises du monde entier font appel à son expertise pour l'insertion professionnelle et la formation. "Tout est une question de volonté. Implanter un centre de tri n'est pas compliqué, c'est son exploitation qui nécessite de l'énergie et de l'envie", martèle Dany Dunat.