Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, les jumelles contradictoires

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Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, les jumelles contradictoires

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Marceline Loridan-Ivens en 2015
Marceline Loridan-Ivens en 2015
© AFP - Dominique Faget

La cinéaste et écrivaine Marceline Loridan-Ivens est morte ce mardi 18 septembre à l'âge de 90 ans. Rescapée d'Auschwitz-Birkenau où elle a rencontré Simone Veil, le destin de celle qui se disait en riant "née rousse, gauchère et juive" traverse la seconde partie du XXe siècle.

La cinéaste et écrivaine Marceline Loridan-Ivens est morte ce mardi 18 septembre à l'âge de 90 ans. Rescapée d'Auschwitz, c'est dans les camps qu'elle a rencontré Simone Veil, sa "jumelle contradictoire". Nous republions aujourd'hui le portrait croisé de ces deux amies inséparables aux parcours dissemblables et complémentaires, article initialement publié en juin dernier et où vous trouverez aussi de nombreuses archives et entretiens avec Marceline Loridan-Ivens. France Culture.

La série de photos prises par la presse au printemps 2013 aux obsèques d’Antoine Veil, le mari de Simone Veil, au cimetière du Montparnasse, intrigue : Simone Veil est là bien sûr - quatre années sépareront la mort de son mari et la sienne, le 30 juin 2017. Jacques et Bernadette Chirac aussi, assis sur des chaises installées au bord du caveau. Alors que les deux fils encore vivants du couple Veil se tiennent au deuxième rang, debout à côté d'Edouard Balladur, une main sur l’épaule de leur mère, Marceline Loridan-Ivens est assise entre l’ancien Président de la République et Simone Veil. Cinéaste, iconoclaste, hier figure d’une gauche échevelée sans étiquette ni officine, Marceline Loridan-Ivens n’est pas là comme un membre de la famille de Simone Veil mais plutôt comme son double. “Des jumelles contradictoires”, dit cette petite femme qui a eu 90 ans cette année et qui aime surligner d’un rire qu’elle est “née rousse, gauchère et juive

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"Des filles de Birkenau"

Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens se sont connues en déportation, au camp d’Auschwitz-Birkenau - “des filles de Birkenau”, diront-elles toutes leur vie pour dire ce quelque chose qui s’ancrera toujours un peu là-bas. Elles sont toutes deux nées en France : une famille de l’exode, parents polonais et lignée rabbinique pour Marceline qui comprendra l'allemand grâce au yiddish ; des parents originaires de Lorraine dont les biographies soulignent qu’ils sont “assimilés et non pratiquants” pour son alter ego, Simone.

Les deux jeunes femmes ont quitté Drancy et la France le 13 avril 1944 dans le même convoi mais c’est seulement au petit matin qu’elles s’aperçoivent pour la première fois, à l’étape du tatouage. Premier geste sidérant que ce marquage d’un numéro flanqué d’un triangle, demie-étoile de David utilisée pour distinguer les Juifs d’entre les déportés. Simone s’appelle Jacob, elle passe avant Marceline Rosenberg. Elles viennent d’échapper une première fois à la mort, mais elles ne le savent pas encore : dans ces premiers instants de stupeur, débarquant au beau milieu de la nuit après des heures entassés à une centaine par wagon dans ce convoi 71, des voix glissaient aux nouveaux arrivants : “Dis que tu as 18 ans” ; “Donne ton enfant à un vieillard” ; “Dis que tu voyages seule”... 

Seules les plus valides et les majeurs rejoindront le camp à pied, ce sont eux qui construiront les routes vers les crématoriums, puis qui creuseront les fosses où l’on entassera les cadavres devenus trop nombreux pour les crématoriums lorsque les cadences s’emballeront à l’arrivée des Juifs de Hongrie. Les autres rejoindront immédiatement le crématorium par camion. 

Simone Veil au camp du Natzweiler-Struthof en 1985
Simone Veil au camp du Natzweiler-Struthof en 1985
© Getty - Dominique GUTEKUNST / Gamma-Rapho

Aucun enfant n’en réchappera mais Marceline a menti, elle a caché ses 15 ans. Simone, sa mère et sa sœur parviennent quant à elles à rester toutes les trois : Simone, qui vient de passer le bac, a 18 ans et à 44 ans, sa mère “faisait jeune”, racontera Simone Veil. A Birkenau, Marceline Loridan-Ivens se souvient que les déportées les plus jeunes fonctionnent souvent par paire, “presque par couple”. Avec Simone Veil, elles partagent une audace et une force, aussi : dans les couchettes, ces “koya” de 1,80m par 1,90m où l’on s’entasse à cinq et où elles découvriront que l'étage du haut est encore préférable, elles n’hésitent pas un jour à se cacher sous des couvertures, enchâssées l’une à l’autre, tête bêche. Simone Veil racontera n’avoir jamais pleuré “là-bas”. “Moi-non plus !”, réplique Marceline Loridan-Ivens sur le ton de l’évidence, avant d’ajouter : “Mais enfin ça ne veut rien dire… juste que nous nous étions endurcies.

Elles passeront plus d’une année en déportation, mais seulement un hiver. Beaucoup plus tard, Simone Veil, qui a attrapé le typhus, tout comme sa sœur et sa mère qui en mourra à quelques jours de la libération des camps, estimera qu’il aurait été impossible de résister à plus d’un hiver. Transférée à Bergen-Belsen, Simone Veil perd de vue Marceline Loridan-Ivens, qui transite une dernière fois par Theresienstadt dans un train fantôme acheminé par des nazis qui sauteront du train en marche, refluant à mesure que l’Armée rouge avance. 

Theresienstadt se trouve dans les Sudètes, aujourd’hui la République tchèque, et la jeune femme qui vient d’avoir 16 ans met des semaines à regagner la France. Des prisonniers de guerre, des travailleurs du S.T.O. sont rapatriés en train, et puis aussi les déportés, Juifs ou Résistants. Dans “A voix nue”, Marceline Loridan-Ivens racontait en 2012 avoir eu du mal à convaincre les autorités françaises qui affrétaient les trains du retour de rapatrier aussi les déportées juives : les prisonniers de guerre avaient même dû faire grève pour qu’elle soit du voyage. Direction Paris, puis l’arrivée en bus, seule, au Lutétia, centre névralgique de la Gestapo réquisitionné à la Libération de Paris pour accueillir ceux qui revenaient d’Allemagne. 

Alors que Simone - qui ne s’appelle pas encore Veil - est accueillie par un oncle et une tante à Paris, Marceline met du temps à retrouver sa mère, et comprend que son père, à qui elle consacrera bien plus tard un livre avec Judith Perrignon, n’en reviendra pas. Les deux jeunes femmes ne se verront pas à l'hôtel Lutétia, mais leurs témoignages disent la même impossibilité de raconter, et aussi le contact insupportable avec les matelas. Elles dormiront longtemps à même le sol, à leur retour de déportation, chacune de son côté. La première question que Marceline entend de la bouche de sa mère et de son petit frère, c’est : “As-tu été violée ?” - “Je leur ai dit ce que j’avais bien envie de leur dire”, confiera-t-elle sur France Culture 70 ans plus tard tandis que Simone Veil, elle, disait en 1988 : “Nous n’avons pas parlé parce qu’on n’a pas voulu nous écouter” - “on refait beaucoup l’histoire.

Vue du camp de Birkenau
Vue du camp de Birkenau
© Getty - Hulton-Deutsch Collection

L'autodidacte et la bonne élève

C’est dans cette solitude douloureuse que Marceline se fraie un chemin jusqu’à l’âge adulte. Aussi autodidacte que Simone, qui apprendra au retour des camps qu'elle a été reçue au bac en 1944, sera bonne élève : dès octobre 1945, elle s’inscrit en droit et à Sciences-Po à Paris même si elle vient de manquer la rentrée universitaire. L'année suivante, en 1946, elle épouse Antoine Veil, polytechnicien promis à une brillante carrière, alors que Marceline, qu’elle a perdue de vue, découvre “le Saint-Germain des enfants perdus de la guerre. Il y a ce fils de pétainistes en rupture familiale, ces enfants de la Shoah livrés à eux-mêmes, ces jeunes rescapés dont l’Histoire vient de pulvériser les vies familiales, ou encore ce fils d’Allemands qu’elle croise, égaré dans Paris. Mais il y a aussi Sidney Bechett, qu’elle découvre en premier, ces livres qu’elle ingurgite en demandant conseil à la cantonade comme si il urgeait de rattraper son retard, et puis le Tabou, ce club de jazz où jouait Boris Vian :

Ce document enregistré au Tabou un soir où jouait Boris Vian date de 1947. La même année, les archives de la radio publique ont conservé la trace du passage de Simone Veil, toujours élève à Sciences-Po, à l’Assemblée nationale. Elle participait à une journée parlementaire sur la Shoah et racontait comment, dans les camps d’extermination, l’on distinguait les Juives par nationalité. Simone Veil avait 20 ans, c’était le 4 mars 1947 et elle avait écrit son intervention au perchoir - “ Ce que j'ai pu observer en Allemagne au sujet de la race juive” :

Un an plus tard, en 1948, Simone Veil a déjà deux fils - un troisième enfant, encore un garçon, naîtra en 1954, dix ans après son départ pour les camps. A l’heure où Marceline qui a épousé un certain Francis Loridan préfère divorcer plutôt que suivre ce mari conservateur sur des chantiers à Madagascar où l’on traite les ouvriers en fonction de leur couleur de peau, Simone Veil, elle, renonce à une carrière d’avocate pour suivre son mari Antoine, inspecteur des finances nommé en Allemagne. Chez les Veil, l’Europe devient le combat politique premier, celui qui supplante les étiquettes partisanes. Simone Veil est pro-européenne avant d’être de droite et, à cette époque, la construction de l’Europe se joue plutôt au centre.

Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens dans un documentaire de David Teboul diffusé sur France 3 le 27 juin 2018
Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens dans un documentaire de David Teboul diffusé sur France 3 le 27 juin 2018

L'argent du FLN ou la pénitentiaire

De retour à Paris, Simone Veil retrouve Marceline Loridan dans la rue, par hasard. Nous sommes en 1956 et Simone vient de réussir le concours de la magistrature au moment où sa jumelle Marceline planque chez elle des valises pleines de billets destinées au FLN - “C’est chez moi qu’on comptait l’argent”, raconte-t-elle dans A voix nue, se souvenant être celle qui aura su convaincre Jean-Paul Sartre de joindre sa signature au “Manifeste des 121”, appel d’intellectuels, d’universitaires et d’artistes pour “le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”, qui sera publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté. Car Marceline Loridan gravite dans les cercles de la gauche anticolonialiste, après avoir claqué la porte du Parti communiste français où elle s’était trouvée à militer six mois. Elle fréquente le groupe Saint-Benoît qui réclame l’indépendance algérienne ou encore le groupe Arguments, dans le sillage d’Edgar Morin. 

Quand Morin réalisera avec Jean Rouch Chronique d’un été, filmé entre 1959 et 1960, c’est à Marceline Loridan qu’il confie le premier rôle, et c’est elle qu’on voit à l’écran, demandant aux passants, en pleine guerre d’Algérie et quinze ans après la Shoah : “Et vous, vous êtes heureux ?” Cinquante ans plus tard, elle dira sur France CultureJe ne me suis pas rendue compte sur le coup”, racontant que “les anciennes déportées” détestent souvent ce film. 

Les Nuits de France Culture
44 min
1h 05

A l’heure où Marceline promenait son nagra sur ce merveilleux film iconique des débuts du cinéma direct, Simone Veil était repérée par la Chancellerie et nommée à la direction de l’administration pénitentiaire. Le poste paraît “impensable” à son amie de Birkenau après ce qu’elles ont vécu ensemble, mais les deux femmes ne se heurtent pas. Elles resteront inséparables. 

De leurs trajectoires apparemment aux antipodes, elles raconteront plutôt plus tard combien elles se sont en réalité façonnées ensemble. Pas si séparées que pourraient le laisser entendre les apparences. Simone Veil à la tête des prisons durant la guerre d’Algérie alors que Marceline s’active pour le FLN avant de rejoindre Jean-Pierre Sergent filmer Algérie année zéro sitôt signés les accords d’Evian en 1962 ? Certes, mais l’amie expliquera à la militante qu’elle a fait rapatrier en France toutes les femmes détenues dans les prisons d’Algérie pour les empêcher de se faire violer

En collier de perles chez les gauchistes

Marceline Loridan écume la programmation de la Cinémathèque où elle ingurgite autant de films qu’elle le peut, appartenant à cette génération qui a “appris à faire du cinéma en regardant des films”. Elle se marre encore en racontant dans quelques interviews avoir traîné avec elle “Simone et son collier de perles” à la Cinémathèque_,_ “autant pour la mettre mal à l’aise, elle, que pour emmerder les gauchistes”. 

Simone Veil avec Judith, la fille de son fils Jean, en 1979 à Paris.
Simone Veil avec Judith, la fille de son fils Jean, en 1979 à Paris.
© Getty - Botti (Gamma)

Simone Veil vit dans le confort d’un appartement place Vauban, où le couple Veil reçoit au petit dejeuner des hommes politiques de gauche et de droite avec vue sur le dôme des Invalides, tandis que Marceline Loridan suit celui qui sera le grand amour de sa vie, le réalisateur de documentaires Joris Ivens, jusqu’au dix-septième parallèle au Nord-Vietnam où elle rencontre Ho-Chi-Minh sous un tapis de bombes à billes. 

Création on air
1h 00
Le réalisateur Joris Ivens avec Marceline Loridan-Ivens au festival du jeune cinéma de Hyères en 1981
Le réalisateur Joris Ivens avec Marceline Loridan-Ivens au festival du jeune cinéma de Hyères en 1981
© AFP - Gérard Fouet

Mais ensemble, elles fêtent chaque bonne nouvelle d’un coup de vodka et de harengs fumés, comme par exemple la nomination de Simone Veil au cabinet Pleven, le garde des Sceaux, puis au poste de Ministre de la Santé, qu’elle occupera durant cinq ans. Ou encore la publication par le Nouvel observateur dans son numéro du 5 avril 1971 du Manifeste des 343 salopes, que Marceline Loridan, qui n’a jamais voulu d’enfant mais n’est jamais tombée enceinte, a signée. 

Simone Veil, ministre de la Santé, en 1974, l'année de la loi libéralisant l'IVG.
Simone Veil, ministre de la Santé, en 1974, l'année de la loi libéralisant l'IVG.
© Getty - Michel Artault / Gamma Rapho

Trois ans plus tard, en novembre 1974, Marceline Loridan est devant sa télé lors des débats parlementaires interminables durant lesquels Simone Veil ferraillera vingt-cinq heures durant pour réussir à faire passer sa loi libéralisant l’IVG en France. Sous les insultes antisémites de son propre camp, et uniquement grâce aux voix de la gauche. 

Un jour qu’elle était huée par des militants d’extrême droite durant sa première campagne électorale pour les élections européennes, Simone Veil leur répondra qu’ils ne sont rien que “des SS aux petits pieds”. C’était en 1979, l’année où l’émission “Les Dossiers de l’écran” proposera à Simone Veil de raconter ses souvenirs de la Shoah, dans une France qui ne veut toujours pas vraiment savoir. Six ans avant le film de Claude Lanzmann, Shoah, et alors que ceux qui auraient pu entendre n’avaient pas eu accès à beaucoup plus que Nuit et brouillard, pourtant pétri d’erreurs historiques, Simone Veil accepte. 

Simone Veil et les antisémites

Simone Veil le 4 octobre 1980, dans la manifestation à Paris après l'attentat contre la synagogue de la rue Copernic.
Simone Veil le 4 octobre 1980, dans la manifestation à Paris après l'attentat contre la synagogue de la rue Copernic.
© Getty - Michel Baret

Son témoignage est un moment historique, c’est aussi une réponse à celui qui fut son Premier Ministre, Raymond Barre, et donc elle n’a cessé de se plaindre de l’antisémitisme auprès de Valery Giscard d’Estaing, menaçant plusieurs fois de démissionner. Car Raymond Barre évoquait par exemple “le lobby juif” en plein Conseil des ministres en 1978. Comme deux ans plus tard, il estimera bien malheureux l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, premier attentat antisémite à Paris depuis la guerre... mais plutôt pour ses victimes collatérales : “Cet attentat voulait frapper des israélites qui se rendaient à la synagogue et il a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic”, en dira Barre. Deux jours plus tard, Simone Veil défilait dans la rue en protestation et elle ne taira plus sa colère contre Raymond Barre.

Raymond Barre et Simone Veil en 1978
Raymond Barre et Simone Veil en 1978
© AFP

A l’époque, Marceline Loridan épouse encore la cause palestinienne, dont elle se distanciera les années passant, au point que son amie Simone Veil s’étonnera : “Marceline est devenue plus sioniste que moi !” Elle qui n’est pas pratiquante et aura jeûné pour Kippour pour la première de sa vie à Birkenau “par dignité” en renonçant à sa ration de pain est surtout effarée de la montée de l’antisémitisme. En 2007, au micro de Frédéric Mitterrand, Simone Veil dira sur France Culture : 

"Nous ne sommes jamais sortis de la Shoah, nous vivons dans la Shoah"

Quelques mois plus tard, elle était élue à l’Académie française. Dans son discours, elle se racontera encore fille de la Shoah, dès le deuxième paragraphe, non sans avoir salué la féminisation de l’assemblée vénérable pour commencer :

À bien y réfléchir, cependant, depuis que vous m’avez invitée à vous rejoindre, moi que ne quitte pas la pensée de ma mère, jour après jour, deux tiers de siècle après sa disparition dans l’enfer de Bergen-Belsen, quelques jours avant la libération du camp, c’est bien celle de mon père, déporté lui aussi et qui a disparu dans les pays Baltes, qui m’accompagne. L’architecte de talent qu’il fut, Grand Prix de Rome, révérait la langue française, et je n’évoque pas sans émotion le souvenir de ces repas de famille où j’avais recours au dictionnaire pour départager nos divergences sur le sens et l’orthographe des mots. Bien entendu, c’est lui qui avait toujours raison. Plus encore que je ne le suis, il serait ébloui que sa fille vienne occuper ici le fauteuil de Racine.