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Guyane : dans l’enfer des mules de la drogue

Emilie Blachère

Le département français est devenu la nouvelle plaque tournante du trafic de cocaïne en Amérique du Sud. Les « mules », hommes, femmes et même chiens, sont gavées de boulettes de poudre avant d’embarquer pour Paris. A la clé, quelques milliers d’euros pour sortir de la misère mais surtout le risque d’y laisser sa vie, au mieux de finir en prison. Malgré les arrestations, les douanes s’avèrent impuissantes à endiguer le très juteux business des narcos. Nous avons suivi leur piste, de Cayenne à Rennes en passant par Orly.

Aéroport Cayenne-Félix-Eboué, le 7 juin.
Aéroport Cayenne-Félix-Eboué, le 7 juin. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Des ovules de cocaïne qui avaient été ingérés par une mule.
Des ovules de cocaïne qui avaient été ingérés par une mule. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Lors de la fouille d’une passagère, les douaniers ont trouvé une fausse culotte bourrée de cocaïne et un ovule inséré dans le vagin. Un contrôle chimique permet de confirmer la présence de drogue.
Lors de la fouille d’une passagère, les douaniers ont trouvé une fausse culotte bourrée de cocaïne et un ovule inséré dans le vagin. Un contrôle chimique permet de confirmer la présence de drogue. © Alvaro Canovas/Paris Match
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A Cayenne, Flash, un labrador de 8 ans spécialisé dans la recherche de stupéfiants, vérifie chaque valise en partance pour Paris.
A Cayenne, Flash, un labrador de 8 ans spécialisé dans la recherche de stupéfiants, vérifie chaque valise en partance pour Paris. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Aéroport Cayenne-Félix-Eboué, le 7 juin.
Aéroport Cayenne-Félix-Eboué, le 7 juin. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Des ovules de cocaïne qui avaient été ingérés par une mule.
Des ovules de cocaïne qui avaient été ingérés par une mule. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Lors de la fouille d’une passagère, les douaniers ont trouvé une fausse culotte bourrée de cocaïne et un ovule inséré dans le vagin. Un contrôle chimique permet de confirmer la présence de drogue.
Lors de la fouille d’une passagère, les douaniers ont trouvé une fausse culotte bourrée de cocaïne et un ovule inséré dans le vagin. Un contrôle chimique permet de confirmer la présence de drogue. © Alvaro Canovas/Paris Match
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A Cayenne, Flash, un labrador de 8 ans spécialisé dans la recherche de stupéfiants, vérifie chaque valise en partance pour Paris.
A Cayenne, Flash, un labrador de 8 ans spécialisé dans la recherche de stupéfiants, vérifie chaque valise en partance pour Paris. © Alvaro Canovas/Paris Match
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Kéana* a le regard noir et humide. Dur mais fuyant. Entre ses jambes, cachée dans son pantalon, une fausse culotte en plastique bourrée de cocaïne. Cinq cent quarante-huit grammes précisément, le poids d’un melon. Elle a aussi, enfoncé dans son vagin, un ovule de 111 grammes. Et huit autres sont coincés dans son rectum, si haut qu’il lui est impossible de les évacuer… Kéana transporte clandestinement près d’un kilo et demi de poudre blanche quasi pure. Et est devant nous, en retenue douanière, sous une chaleur écrasante, à l’aéroport de Cayenne-Félix-Eboué, en Guyane.

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Ce n’est pas le scénario qu’elle s’était imaginé, ni celui qu’on lui avait promis. Loin de là… Ce mercredi 6 juin, Kéana devait embarquer à bord d’un avion, direction Paris. Elle montre aux agents douaniers qui l’interrogent l’adresse d’une chambre préréservée, dans un hôtel moderne, place d’Italie. Là-bas, la Guyanaise aurait « décoffré », dit-on dans le jargon : elle se serait débarrassée des ovules par voie naturelle, aux toilettes. Récupérée par des grossistes, la marchandise aurait été coupée jusqu’à quatre fois avec un antiparasitaire pour bovins, du laxatif pour enfant ou du paracétamol. Achetée 3 500 euros le kilo en Guyane, elle aurait été revendue au prix de gros en métropole 35 000 euros, soit dix fois plus. Facile de calculer les bénéfices des négociants : entre 180 000 et 225 000 euros par mule… Qu’importe ces sommes mirobolantes, Kéana aurait encaissé 3 000 euros.

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En plein vol, deux passeurs sont morts d’une overdose foudroyante à cause d’un ovule percé

En « taki taki » – l’un des dialectes locaux – cette jeune mère célibataire et sans emploi murmure, dans un soupir, qu’avec cet argent elle aurait payé son billet de retour, remboursé les dettes de son terrain et nourri ses trois enfants. Mais Kéana est dans une salle, à l’écart des passagers, interrogée par des douaniers. Menottée, transpirante, penaude. Et risque en théorie sa vie – en 2016 et 2017, en plein vol, deux passeurs sont morts d’une overdose foudroyante à cause d’un ovule percé – et des mois de prison, un an ferme pour chaque kilo transporté. Même sort pour Johana, 20 ans, impassible dans la pièce voisine. Elle aussi s’est fait arrêter. Elle ne pleure pas, parle encore moins. Dans son vagin et son anus, presque un kilo, l’équivalent de 140 000 euros.

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Eric Lugez n’est même plus étonné. « Ce sont des scènes banales ici », déplore le chef divisionnaire des douanes. Tous les jours, ses équipes – vingt-huit agents – interpellent des « mules » qui véhiculent des petites quantités de cocaïne en métropole, dans leur bagage ou in corpore. Hommes, femmes et même enfants. « Ce sont des victimes qui vendent leur corps pour survivre, résume, agacé, un agent. C’est une sorte de prostitution ! » Le phénomène inquiète les autorités, certes démunies mais qui pourtant lésinent sur les moyens humains et techniques pour endiguer le trafic… Les douanes ont saisi 20 kilos la semaine dernière, et 25 celle d’avant. Un coup d’épée dans l’eau. Presque tous les agents sont découragés… Ils ne sont pas assez nombreux, manquent de moyens, d’un scanner qui dissuaderait in fine les trafiquants, d’un personnel médical présent à l’aéroport. Sans compter la lourdeur administrative lorsqu’il s’agit d’embarquer les mules à l’hôpital, à vingt minutes de route, et de les surveiller parfois quinze heures d’affilée. Trois agents pour un passeur. Le personnel de l’aéroport est presque démuni… Et seulement 10 % d’entre elles sont arrêtées – les pertes de marchandises sont prises en compte dans la comptabilité des trafiquants – tandis que les autres se faufilent jusqu’en métropole et en Europe.

Depuis Cayenne, chaque année, 4 000 mules atterriraient à Paris

La méthode est rodée, discrète et efficace. Redoutablement rentable. Ces frets humains permettent l’acheminement de plusieurs tonnes de marchandises, près de 20 % du marché français selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Depuis Cayenne, chaque année, 4 000 mules atterriraient à Paris. C’est environ 2,5 tonnes, soit 750 millions d’euros de bénéfices… Entre 8 et 10 mules par avion, certains experts en évoquent même 20, soit 13 520 par an ! Des chiffres « noirs » impossibles à vérifier. « Mais leur nombre a explosé ces trois dernières années », reconnaît le procureur de la République, Eric Vaillant, dans son bureau frais, à Cayenne. Les interpellations de passeurs ont été multipliées par 5 entre 2011 et 2016, passant de 67 à 356. L’année dernière, 365 mules ont été arrêtées. Fin avril, déjà 167 ont été interpellées. A l’été, 2018 s’annonce déjà une année record.

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Ce mal prend racine en Colombie, au Pérou et en Bolivie, fiefs des sanglants cartels. Leur production de cocaïne a doublé ces dernières années. En 2016, la fabrication mondiale a atteint 1 410 tonnes – son plus haut niveau –, soit 25 % de plus qu’en 2015. C’est une question d’offre et de demande. D’un côté, des Etats-Unis et une Europe dopés à la coke. Près de 2,2 millions de Français en auraient déjà consommé, et un demi-million en consommeraient au moins une fois par an, de plus en plus en milieu rural. De l’autre, un marché juteux de 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Quel cartel y renoncerait ? Les Sud-Américains avaient presque épargné la Guyane en la contournant. Jusqu’ici, la marchandise arrivait jusqu’au Suriname – pays voisin et ancienne colonie néerlandaise – et arrivait sur le Vieux Continent via Amsterdam. Puis les autorités hollandaises ont réagi : renforcement des contrôles, scanners pour dissuader les passeurs, verrouillage des entrées, augmentation du personnel. Le flux a diminué et les dealers ont revu leur itinéraire. « C’est à ce moment-là que la Guyane est devenue une zone rebond incontournable », dit le procureur.

L'ingéniosité des trafiquants est sans limite

La route de la cocaïne traverse désormais la France depuis Saint-Laurent-du-Maroni, au nord de Cayenne. La deuxième plus grande ville du département a l’avantage d’être à la frontière surinamaise. Seul le fleuve Maroni – immense, large et sombre – sépare les deux pays sur presque 600 kilomètres. Jour et nuit, un ballet sonore de pirogues lourdes de médicaments, d’aliments et de matériels divers et variés. Mais aussi d’armes et de cocaïne. « Impossible de contrôler chaque embarcation, répond Vaillant, elles sont des milliers. » Les réseaux ont donc trouvé la faille. Et la bonne combine. Au Suriname, un homme de main réceptionne la drogue depuis une piste clandestine dans la jungle où des avions-taxis atterrissent, puis un autre la transmet à un « emballeur » qui la conditionne pour voyager. Ce dernier en dissimule une partie dans des objets ou de la nourriture. Leur ingéniosité est sans limite, même étonnante. Les douanes et les enquêteurs aguerris de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) ont découvert de la poudre dans les tresses ou les chignons des femmes, dans des fruits « farcis » – bananes, ananas, etc. –, des boîtes de conserves, des semelles de chaussure, des bonbons ou des couches pour bébé, du poisson séché ou de la viande boucanée. Aussi dans des chiots vivants, l’estomac gavé … (« Arrivés en Europe, ils sont tués puis dépecés pour récupérer la coke », détaille un agent.) Plus difficile à détecter, la cocaïne liquide – qui retrouve sa forme initiale après un traitement chimique – dans des vêtements imprégnés, des shampooings, des cordes d’escalade ou des bouteilles de rhum.

Ingérés ou insérés, les ovules contiennent entre 300 et 800 grammes de came

Enfin les ovules, très en vogue. Les emballeurs empaquettent la coke dans ces boudins durs comme de la pierre. A ingérer ou insérer, ils peuvent contenir entre 300 et 800 grammes de came. Leur fabrication est industrielle, des plaques thermocollantes de plastique noir ou vert ont remplacé les capotes en latex. Technique beaucoup plus résistante et sûre qu’autrefois. Des sbires achètent des allers simples pour Paris, en cash. Puis des recruteurs entassent les mules dans des hôtels et des guest houses minables, surinamaises ou françaises, et les préparent à plus de vingt heures de voyage avec plusieurs comprimés antidiarrhéiques. Pour s’entraîner, les passeurs gobent des bouts de carotte, de saucisse ou de gros raisins baignés dans l’huile. Sans surprise, « un calvaire », dira l’un d’eux aux enquêteurs. La plupart vomissent plusieurs fois avant de réussir. Et d’avaler les vrais ovules – le dernier peut être de couleur différente pour le différencier des autres au moment de l’évacuation –, plus d’une centaine… Jusqu’à 180, un record ingéré par un lourd gaillard de 2 mètres.

A Saint-Laurent-du-Maroni, devenir mule c’est « prendre le chemin », dit-on dans les quartiers défavorisés. Des listes d’attente de candidats circuleraient dans les collèges et les lycées. Pas très étonnant lorsqu’on apprend que près de 50 % de la population est jeune et au chômage. Plus la misère, la surpopulation – une femme a entre 8 et 10 enfants – et la violence. Combo gagnant pour les trafiquants. Même si « il n’y a pas de profil type », répète Laurent Ménoret, spécialiste du sujet à la tête de l’OCRTIS Guyane, les recruteurs dégotent souvent des personnes vulnérables et attirées par l’argent facile. Des citoyens français, dotés de papiers en règle et de casiers judiciaires vierges. Pour les autres, des Surinamais ou des Brésiliens, des « prêteurs d’identité » vendent leurs noms pour quelques centaines d’euros. Certains agissent sous la contrainte, nous apprendra Laurent Ménoret – les dealers menacent et rackettent leur famille –, mais la plupart le font par nécessité. Il y a aussi des candidats plus inattendus, souvent récidivistes : des femmes enceintes et leurs enfants, des handicapés mentaux, des musiciens avec leurs instruments chargés, une dame chic de 55 ans, des hommes vieux, un steward de l’armée de l’air et des dizaines de malades, ceux qu’on appelle ici des « évacuations sanitaires » car « les dealers s’imaginent qu’ils seront moins fouillés… ». Une fructueuse économie est née, suscitant l’intérêt des réseaux guyanais. « Il y a même, continue Laurent Ménoret, des mules autoentrepreneuses, à leur compte. Des indépendants opportunistes. » L’argent est le leitmotiv de tous. Du taxi collectif qui transporte les passeurs à l’aéroport pour environ 300 euros au lieu de 80 aux « chouffeurs » qui les surveillent sans discrétion à l’embarquement.

La stratégie des trafiquants? Saturer les services douaniers

Adossés aux comptoirs des loueurs de voitures, face aux guérites de la police aux frontières, ils guettent le va-et-vient des douaniers, de l’autre côté des portiques de sécurité. Et communiquent à coups de clins d’œil et de jeux de mains avec leurs mules. Devant nous, un jeune homme chargé, deux autres plus loin derrière nous. Deux indices plutôt fiables selon les douaniers nous permettent de les identifier : ils voyagent souvent légers – parfois sans bagage – avec des baskets neuves ou des sacs à dos Louis Vuitton achetés avec leur « salaire » de passeur… (« Sur les réseaux sociaux, ces mêmes jeunes s’exhibent avec les factures des achats pour montrer que ce n’est pas des contrefaçons ! » nous confiera plus tard un enquêteur.) Des suspects sont minutieusement fouillés et interrogés dans une salle à l’écart du contrôle. « Lorsqu’on leur pose des questions, ils ne sont pas forcément anxieux ni mal à l’aise, précise un agent. Si leurs réponses sont vagues, c’est mauvais signe. » Faute de personnel douanier, la plupart passent les barrages. La stratégie des trafiquants ? Saturer les services…

A bord de notre avion, nous retrouvons les mules, sereines. Qui mangent peu, boivent à peine mais se lèvent très souvent pour s’enfermer aux toilettes. Pendant le vol, elles ne communiqueront pas entre elles. A l’arrivée, à l’aéroport d’Orly, dernier contrôle douanier avant de prendre… un même taxi ! Tout est organisé. Les trafiquants métropolitains ont la photo de chaque mule commanditée. « Parfois, nous raconte un matin Christophe Bertani, directeur adjoint des douanes d’Orly, les dealers d’une bande kidnappent les mules d’une autre, et leur piquent la marchandise, sans payer le passeur. Qui se retrouve esseulé, fauché, abandonné en métropole. » Les autres se retrouvent dans les grandes gares de Paris, et sont ensuite disséminés partout en province : « 90 % des mules quittent la capitale car de nombreux réseaux guyanais inondent les régions, et s’organisent en petites structures quasi familiales », explique Gérard Retailleau, chef sympathique et rompu à l’exercice du service douanier de la surveillance de Rennes.

Lire aussi. Les “narcos” ont de l'imagination

Ses agents contrôlent de nombreux trajets, et interpellent presque chaque semaine des passeurs, plus ou moins aguerris, dans les trains. Comme cette mule qui a évacué et réingurgité sa marchandise sept fois pendant un voyage long de quatorze jours ! Ou cette mère et sa fille de 12 ans, toutes deux « gavées »… « Pour éviter la concurrence, poursuit Gérard, ils choisissent de s’implanter dans des petites villes, des bourgs même, plutôt que Paris ou Marseille. Ce phénomène empire de jour en jour. Si nous continuons ainsi, sans moyen, la situation va terriblement se dégrader. » 
* Les prénoms ont été changés. 

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