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Douce France

Le racisme, ça existe aussi dans le milieu artistique

« On m’a dit que si les Noires travaillaient moins, c’est parce qu’on prenaient mal la lumière », raconte la réalisatrice Amandine Gay dans le livre collectif « Décolonisons les arts ! ». Extraits.
© Maya Mihindou / L'Arche 

« Le privé est politique ». Ce slogan, issu des mouvements de libération des femmes, est on ne peut plus pertinent pour appréhender Ouvrir la Voix, documentaire d’Amandine Gay sorti en octobre dernier dans les salles. Vingt-quatre femmes noires y racontaient une série d’anecdotes tirées de leur vie privée, en lien avec la difficulté de vivre dans une société majoritairement blanche. Comme ce « Je ne veux pas jouer avec toi parce que tu es noire », entendu dans un parc ou ce « Regarde Maman, elle elle est noire. Elle est moche parce qu’elle est noire », assené dans la rue. Petit bijou afro-féministe, Ouvrir la voix occupe une place de choix dans l’ouvrage Décolonisons les Arts ! qui paraît ce mercredi 19 septembre aux éditions de L’Arche.

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Dirigé par les militantes pour la cause décoloniale, Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, ce recueil récolte les textes de quinze artistes membres du collectif « Décoloniser les Arts » (DLA). Les auteurs traitent en toute subjectivité de la question des discriminations raciales à l'œuvre dans ces milieux culturels. On se délecte notamment de la prose de D’de Kabal, slameur, comédien et metteur en scène : « Au moment où ces regards se posent sur moi, sur mon travail, au moment où certains d’entre vous traduisent ce qui leur échappe dans mes formes d’expression par de l’impétuosité, une incapacité à canaliser une énergie trop envahissante, cela ne dessert pas mon travail et ma capacité à être l’inventeur de mon idiome, non, cela trahit votre incapacité à accéder à une sensibilité qui vous est étrangère. »

Dans cette veine, le fragment rédigé par Amandine Gay, montre que dans son film, la forme était tout aussi politique que le fond : l’image étant aussi éloquente que le discours porté à l’écran. Vice vous en dévoile un extrait.

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La plupart des choix esthétiques de mon premier film sont nés de contraintes budgétaires, mais le challenge était donc de ne pas faire des choix par défaut, de transformer ces contraintes en consignes. Puisque l’esthétique est politique, quand je fais le choix de donner toute sa place à la parole des femmes noires, comment traduire ce choix à l’écran ? Comment leur donner de la dignité et de la puis- sance, y compris quand elles racontent des histoires difficiles ? Une autre contrainte venait de mes frustrations de comédienne, je me suis beaucoup entendu dire que si les Noir.e.s travaillent moins c’est parce qu’il est plus dif- ficile de nous éclairer, qu’on prend mal la lumière, donc je voulais que les filles soient lumineuses avec un éclairage naturel pour prouver une bonne fois pour toutes que ces arguments sont fallacieux. Les très gros plans quand elles parlent, ainsi que la légère contre-plongée, leur donnent une assise, de la prestance ; les optiques photos montées sur la Black Magic Pocket et de nombreux tests ont permis au chef-opérateur, Enrico Bartolucci, de créer une très belle image en lumière naturelle. Je voulais aussi à tout prix éviter ce qui a trait au reportage et au style télévisuel. Il n’y a pas de plans de coupes avec quelqu’un qui marche dans la rue, de petit bandeau qui mentionne le nom des filles, de voix off explicative, ou de musique. C’était très important pour moi de faire un documentaire de création. Je pense qu’on nous attend sur les sujets politiques mais pas que l’on soit audacieuse dans la forme. Je suis une artiste, j’ai fait un conservatoire d’art dramatique, je suis cinéphile. J’ai envie de faire de beaux films qui vont aussi rester comme objets cinématographiques. D’où cette difficulté avec les institutions et les médias cinéma selon moi : ce n’est pas à cet endroit qu’on nous attend. Si le fond du film a été discuté en profondeur, l’esthétique n’a quasi- ment pas été abordée, comme si l’audace formelle ne pouvait être de mon côté.

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Il y avait pourtant de nombreuses lectures esthétiques à faire : le choix de montage, le choix d’un film d’entretiens de deux heures et sans musique, le choix du chapitrage, le choix des séquences théâtrales qui reflètent un discours plus large sur l’art comme moyen d’émancipation. Comme dans le cas du Dogme 95, mon objectif était de créer une esthétique de l’économie de moyens. J’ai ainsi poussé le genre du documentaire de « têtes parlantes » à son maxi- mum du fait des contraintes justement et dans l’objectif de le réinventer, de lui redonner ses lettres de noblesse. Mon approche décoloniale consiste à refuser de me laisser limiter par la conception universaliste particulière française qui empêche le monde du cinéma et des arts de me considérer comme une auteure, car je suis d’abord une Noire dans leurs yeux. Dans les miens, je suis une réalisatrice qui commence à explorer l’esthétique qui définira mon travail quand j’aurai constitué une œuvre. C’est donc le fond et les contraintes financières qui ont dicté une forme exi- geante et audacieuse pour Ouvrir La Voix. Mais si j’espère avoir accès à de « vrais » budgets de cinéma pour mes prochains films, la préoccupation esthétique va rester centrale dans mes créations à venir et même vraisemblablement prendre une place de plus en plus importante.

Décolonisons les Arts! (éd. L’Arche). Dirigé par Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès. Disponible en format poche.

Soirée de Lancement : Mercredi 26 septembre à 18h30. La Colonie, 128 rue Lafayette 75010 Paris. Métro : Gare du Nord. Soirée en présence des autrices et des auteurs : lectures, débats, signatures…

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