Publicité

Laurent Bouvet : «Les politiques sont hors sol, détachés des réalités sensibles et matérielles»

François BOUCHON/Le Figaro

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors que les Français votent ce dimanche pour élire leurs maires, le politologue Laurent Bouvet déplore que la droite comme la gauche soient passées à côté des réels enjeux de cette campagne.


Laurent Bouvet est directeur de l'Observatoire de la vie politique (Ovipol) à la Fondation Jean-Jaurès. Son dernier ouvrage, Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, est paru aux Éditions Gallimard.


FigaroVox: Le premier tour des municipales a lieu ce dimanche après une campagne entachée par les affaires. Quels sont les principaux enjeux de cette élection. Bien qu'il s'agisse d'un scrutin local, les résultats auront-ils une portée nationale?

Laurent Bouvet: Oui, même si les élections municipales se jouent avant tout sur des enjeux locaux, leur résultat a toujours un impact national. C'est d'autant plus le cas avec le quinquennat, lorsqu'elles font figure d'élections de mi-mandat.

Difficile en revanche de dire quels seront les enjeux majeurs. Aucune thématique d'ensemble ne s'est dégagée dans la période de campagne. Les affaires à droite, bien sûr, les attentes aussi après l'annonce du pacte de responsabilité auront certainement marqué nos concitoyens.

Ce qu'il faudra observer de près, c'est d'une part l'abstention, dont on attend une augmentation, et la manière dont elle se répartira entre droite et gauche, et de l'autre le comportement des différents partis et candidats localement dans les triangulaires avec le FN, qui devraient être assez nombreuses. C'est de ces deux éléments que pourraient venir les surprises lors de ces élections.

Comme le FN présente cette année près de 600 listes, l'effet de loupe va être encore plus important que d'habitude.

Aussi bien à gauche qu'à droite, les questions de fond ont été éludées. Le regrettez-vous? Quelles sont les attentes des Français auxquelles cette campagne n'a pas répondu?

Dès lors que la majorité n'avait pas intérêt à faire de ces élections un enjeu national et que la droite n'a pas été en situation, à cause des affaires et de son problème de leadership, de cristalliser l'attention autour de thématiques nationales, il était évident que les questions de fond comme vous dites ne pouvaient pas être abordées.

Cela sert le Front national sur son thème classique du « tous pourris, on vous l'avait bien dit ».

On a l'impression que ces municipales ont été en quelque sorte une parenthèse dans le débat national, qui s'est focalisé précisément sur les affaires et sur la capacité des uns et des autres à en gérer les conséquences. Il faudra attendre le lendemain des élections pour que le débat reprenne, autour notamment du pacte de responsabilité et peut-être d'un nouveau gouvernement pour le mettre en œuvre.

Il me semble, même si c'est devenu une sorte de lieu commun, que tout cela sert le Front national. Ce parti étant le seul à avoir proposé ce qui peut passer pour une «nationalisation» des élections sur son thème classique du «tous pourris, on vous l'avait bien dit». Et comme le FN présente cette année près de 600 listes, l'effet de loupe va être encore plus important que d'habitude.

Dans une interview accordée à FigaroVox, Jean-Pierre Le Goff parle d'«autodestruction de la politique». Partagez-vous son point de vue?

Oui, tout à fait! J'ajouterai qu'il y a une forme d'inconscience de la part des responsables politiques, et des

Les discours de nombre de nos responsables politiques apparaissent comme totalement hors-sol, détachés de cette réalité à la fois matérielle et sensible.

principaux en particulier, dans la majorité comme dans l'opposition. Ils se concentrent sur le jeu «politicien» et semblent même s'en délecter, alors que les difficultés économiques et sociales mais aussi morales qui touchent nos concitoyens s'aggravent. On constate en effet, enquête après enquête, la perte de confiance dans la politique et les politiques, et pire encore dans l'avenir du pays.

Or les discours de nombre de nos responsables politiques apparaissent comme totalement hors sol, détachés de cette réalité à la fois matérielle et sensible. Dans la majorité, sur le mode de la méthode Coué, «tout ne va pas si mal, le redressement est engagé, etc.»; dans l'opposition, sur le mode de la déploration idéologique, «la gauche ruine et détruit le pays…». C'est tellement éloigné à la fois de l'expérience des difficultés au quotidien et des grands défis auxquels nous sommes confrontés que personne ne peut plus y croire.

Les Anglais ont une formule qui résume bien le problème: «More spin than spine», que l'on peut traduire par «davantage de communication et d'apparence que de substance».

Selon vous, l'impasse de la gauche actuelle sur les questions liées à ce que vous appelez l'«insécurité culturelle» est en partie à l'origine de la progression du FN. Ces questions ont-elles, selon vous, été suffisamment traitées durant cette campagne?

Ce que j'appelle «l'insécurité culturelle» est une tentative pour comprendre et expliquer pourquoi une partie de plus en plus importante de l'électorat en Europe, qu'il soit populaire ou non, dans des contextes nationaux très différents, notamment en ce qui concerne la situation économique (on l'a vu récemment en Suisse en particulier), se tourne vers les partis néopopulistes - et donc en France vers le FN.

Renvoyer certaines crispations, comme certains le font trop souvent à gauche, au racisme, à « l'islamophobie » ou à l'homophobie n'explique rien, n'apporte aucune solution politique.

L'hypothèse est simple et assez classique: la situation économique et sociale ne saurait expliquer à elle seule les comportements politiques. D'autres facteurs, d'autres clivages, que l'on peut donc appeler «culturels» ou de «valeurs», interviennent. Certains sont anciens, comme la religion ou le territoire (urbain, rural…), d'autres plus nouveaux et plus difficiles à cerner qui viennent brouiller ceux que l'on considérait jusqu'ici.

Ainsi, en France, récemment, les débats et les crispations autour des Roms, de la présence de l'islam ou encore du mariage pour tous par exemple ont-ils révélé des comportements liés à cette forme spécifique d'insécurité, non réductible à l'insécurité économique ou l'insécurité «sécuritaire». Ces comportements qui renvoient à des représentations dont beaucoup sont faussées ou influencées par les médias ou les discours politiques, par exemple, doivent être observés et analysés comme tels. Les renvoyer, comme certains le font trop souvent à gauche, au racisme, à «l'islamophobie» ou à l'homophobie n'explique rien, n'apporte aucune solution politique.

Or, c'est sur ce refus du politique au nom de la morale d'un côté et de la gestion purement technique sinon technocratique de l'autre que la gauche a du mal à combattre efficacement le Front national depuis des années, tout particulièrement au sein des catégories populaires.

La question du mariage pour tous a heurté une partie de la communauté musulmane. Cet électorat qui avait largement plébiscité François Hollande en 2012 peut-il sanctionner le gouvernement?

Je ne parlerai pas pour ma part de «communauté musulmane», mais vous avez raison de dire, pour ce que l'on en sait du moins, que la grande majorité des électeurs qui se déclarent musulmans a voté pour François Hollande en 2012. On notera simplement qu'on peut les comprendre de manière générale compte tenu de la manière dont leur religion avait été «traitée» dans les discours, notamment après 2010, de Nicolas Sarkozy et de plusieurs responsables de l'UMP.

Ces croyants peuvent se sentir menacés dans leur système de valeurs par les changements dans la société, dans l'espace public et surtout dans le droit.

On peut comprendre aussi que le libéralisme en matière de mœurs et de rapport à la famille qui est affiché par la majorité et qui a été mis en œuvre dans la loi sur le mariage pour tous, notamment, apparaisse à des croyants, qu'ils soient chrétiens, musulmans ou juifs par exemple, comme contraire à leur foi, et donc qu'ils ne suivent pas la gauche sur ce terrain.

Mais, encore une fois, le comportement électoral n'est pas déterminé par un seul facteur. Et le rapport à la foi, qui est à la fois personnel et lié à l'environnement, familial ou amical notamment, de chacun, peut être très variable, y compris sur les questions de mœurs. Il faut donc se garder de toute généralisation sur le sujet.

On peut d'ailleurs en la matière proposer une explication par l'insécurité culturelle: ces croyants peuvent se sentir menacés dans leur système de valeurs par les changements dans la société, dans l'espace public et surtout dans le droit. Et à partir de là utiliser le vote (ou l'abstention!) comme moyen de se défendre.

Faut-il y voir l'échec de la stratégie dite «Terra Nova» que vous avez pronostiqué depuis l'élection présidentielle?

J'avais, à l'époque de sa présentation, en mai 2011, dénoncé ce que je pensais être une erreur à la fois méthodologique et politique. L'échec était déjà inscrit dans l'énoncé même de cette stratégie.

Aujourd'hui, on en voit surtout les conséquences pour la majorité. L'illusion d'une coalition électorale

Il y a un décalage entre les positions de groupes libéraux culturellement (féministes ou LGBT par exemple) et celles de groupes qui ne le sont pas (au sein des religions notamment)

composée de groupes aussi hétérogènes que volatils électoralement et bâtie sur des «valeurs» libérales supposément progressistes n'a pas résisté à ses contradictions.

L'idée que toutes les «minorités» (ce terme étant emprunté au langage politique et social américain) - qu'il s'agisse des femmes, des homosexuels, des «jeunes de banlieue» (sic)… - puissent avoir des valeurs ou même des intérêts communs parce qu'ils réclament des droits ou des positions sociales qu'ils n'avaient pas jusqu'ici est un non-sens. Comme l'a bien montré d'ailleurs, si l'on veut absolument s'inspirer des États-Unis, l'échec des Rainbow Coalition dans les années 1980.

Les logiques de mobilisation et les répertoires d'action peuvent être communs, mais les buts ne le sont pas nécessairement, au-delà de l'idée générale d'émancipation et de lutte contre la discrimination. Ils peuvent même devenir contradictoires, comme on le voit désormais souvent dans le décalage entre les positions de groupes libéraux culturellement (féministes ou LGBT par exemple) et celles de groupes qui ne le sont pas (au sein des religions notamment), qu'il s'agisse des questions de mœurs, de rapport à la mort ou encore, pour prendre un exemple très récent, de genre.

Laurent Bouvet : «Les politiques sont hors sol, détachés des réalités sensibles et matérielles»

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
88 commentaires
  • david sert

    le

    Il est assez commun de faire dire au peuple ou à une quelconque communauté qu'elle n'est pas à l'aise avec les questions LGBT ou la théorie du genre pour énoncer son propre inconfort. Sans se l'avouer, naturellement. La théorie ne se fait pas en propre...

  • Jean Roitelet

    le

    Pourquoi certains pensent que Sarkozy devrait revenir mettre de l'ordre dans les priorités du pays? Probablement le manque total de leaders et de figures de proue dans le paysage politique français. Il n'y a personne. Rien d'autre que du doctrinaire. Seule MLP apparaît lucide. Les Français sont prêts à considérer le retour d'un Sarkozy imparfait et pas toujours fiable pour se sortir du cauchemar idéologique et économique socialiste.

  • liliannelubaki

    le

    Le peuple perd confiance, mais se rend tout de même aux urnes car il a croit toujours au changement. Comme en Afrique. Mais, cet abstentionnisme va aller croissant en terre d'Afrique car la situation est pire. Les jeunes, la plus garnde population parmi les potentiels votants, disent qu'ils n'iront plus aux urnes pour voter des limousines, des villas, des aller et retour en avion, du clientélisme, des écarts de salaire incommensurables, l'impunité, les coups d'état, les rébellions, l'incompétence, les coups d'état constitutionnels. Ils ont choisi, d'aller vivre ailleurs, loin de cette Afrique où il n'y a de place que pour les mêmes. Entre deux, il y a deux Générations sacrifiées qui peinent à joindre les deux bouts pour scolariser leur progéniture. Beaucoup ont succombé aux crises cardiaques où sont victimes d'AVC, car avec des salaires de misère, ils n'ont guère eu droit à une vie digne du nom, mais à la mendicité, à la clochardisation et pour un gros intello: c'est un gros choc. Quand vous êtes interdit de manifester même avec une requête adresser à qui de droit, sous peine de représailles, alors on s'abstient pour mourir. Et puis c'est l'assistanat, le paternalisme qui vous donne droit à un objet, quelque chose pour vous calmer. Alors que l'on demande de vivre dignement avec ses revenus, par une bonne redistribution des richesses. Bref, pour vous dire les motivations des africains à gagner l'occident au prix de nos vies. Triste, ne nous en voulez pas. Le vote est pour tous

À lire aussi