Petit écran

Rentrée télé : disputes à clics

En conviant des personnalités clivantes, beaucoup de chaînes tributaires du buzz sur Internet accumulent les séquences racoleuses. Une tendance illustrant un profond manque de renouveau dans le PAF.
par Jérôme Lefilliâtre
publié le 21 septembre 2018 à 19h36

A combien de «clashs» plus ou moins artificiels a-t-on eu droit depuis que les télévisions et radios ont fait leur rentrée début septembre ? Quelques semaines seulement ont passé, mais on peine déjà à les recenser. On se souvient des plus bruyants. Cyril Hanouna s'est cogné Alain Chabat en pleine poire. Le même a traité les dirigeants de TF1 de «connards». Le week-end dernier, chez Ardisson, la chroniqueuse Hapsatou Sy a appris que son prénom était «une insulte à la France» (séquence coupée au montage). L'auteur de cette insanité ? Eric Zemmour, en tournée officielle sur tous les plateaux pour balancer la petite phrase scandaleuse propice aux hurlements.

Même France Inter tombe dans le panneau en lâchant Zemmour entre Natacha Polony et Raphaël Glucksmann, et ne résiste pas à la tentation de «teaser» la baston sur Facebook et Twitter. Pendant ce temps, le maître clasheur Pascal Praud tente chaque matin sur CNews de déclencher la polémique du jour (avec parfois le directeur de Libération, Laurent Joffrin, autour de la table). Et on attend - mais qu'est-ce qu'il attend, bon sang ! - que Charles Consigny, la nouvelle tête à claques libérale de Ruquier, provoque sa première belle engueulade dans On n'est pas couché

Rien de nouveau, diront certains. «Cela fait partie de la culture télévisuelle, nuance un grand producteur qui ne cède plus à la facilité et requiert l'anonymat. Bouvard, Polac, Ardisson, Fogiel, Taddeï… Je trouve normal qu'il y ait des émissions avec des échanges très vifs. Les gens s'engueulent, c'est la vie. Je remarque néanmoins que le style, le ton, les mots se trivialisent.»

«Effet grossissant»

C'est le moins que l'on puisse dire : le niveau de vocabulaire, d'expression et d'idées est en chute libre. Face à la multiplication des animateurs modèle «Baba» (le surnom de Hanouna), les Taddeï semblent une espèce menacée. «Il y a un effet grossissant à cause du groupe Canal, tempère le producteur. Les clashs naissent et s'autoalimentent sur C8 et CNews, dans les émissions de Hanouna, Praud, Morandini et Ardisson.» On est d'accord : la «berlusconisation» en cours de la télé française, porte ouverte à tous les populismes, est propulsée par le Canal + de Vincent Bolloré. Il ne faudra pas l'oublier dans quelques années, lorsqu'on en mesurera concrètement les conséquences (voir la situation politique transalpine en 2018).

Cependant, charger Canal + n'épuise pas le sujet. Une analyse froide de la rentrée 2018 des télés et radios oblige à une conclusion : le virus du clash bas de gamme sur «un sujet de société» se répand inexorablement. Sous la houlette d'Arlette Chabot et de David Pujadas, LCI organise chaque jour des confrontations caricaturales qui n'avancent à rien. La direction de RTL a confié Les auditeurs ont la parole, son programme historique, à Pascal Praud. Issu de l'antenne pionnière de la prise de bec sonore à l'antenne, Jean-Jacques Bourdin prépare une nouvelle émission pour RMC Story. Le pitch ? «Deux personnalités que tout oppose, autour d'un sujet qui fait l'actualité.» Dernier exemple : Sud Radio, qui espère émerger en Valeurs actuelles de la radio, explique «ne pas avoir peur d'aller où ça racle, où ça cogne, sans tabou, avec une parole complètement libre», dixit son patron, Didier Maïsto. Il y a quelques jours, elle a posé, dans l'émission les Vraies Voix, cette question : «L'IVG est-elle un homicide ?» Tranquille. A ce rythme-là, William Leymergie (toujours à l'antenne à midi sur C8) va bientôt s'y mettre lui aussi.

«Peau de saucisson»

La pauvreté créative de la télévision française - hors fiction, documentaire ou animation, secteurs en forme - éclate au grand jour en cette rentrée. Aucune émission inventive n'a été lancée, et évidemment pas de programme donnant du temps à des intellectuels ou des artistes pour s'exprimer… Frédéric Taddeï, dont l'ex-Ce soir ou jamais manque terriblement, rit jaune : «Depuis quand une nouvelle émission n'a-t-elle pas marqué les gens ?» L'animateur, qui a bizarrement choisi de rejoindre la chaîne d'Etat russe RT se lamente : «On a remplacé les débats, où des invités viennent défendre le travail d'une vie, par des clashs entre chroniqueurs, que l'on contrôle parce qu'on les paye et qui jouent des personnages.» Qui peut le contredire ?

En panne sèche d'idées, la télévision se replie sur les cris, les coups de gueule, les «laissez-moi terminer !» «Tu mets Zemmour autour d'une table avec cinq chroniqueurs et tu as ton émission, c'est facile. La télé n'a plus aucune idée, ne réfléchit plus», explique le producteur cité plus haut. On en arrive à se demander si les diffuseurs et producteurs français ne sont pas complètement nuls. «Je n'ai jamais eu l'impression qu'ils aient eu un jour de l'imagination», flingue Taddeï, désabusé. Le producteur d'un talk quotidien : «Les directeurs de chaîne sont dépassés. Il n'y a plus d'argent pour tester de nouveaux formats.»

Coup de fil à un producteur-clasheur au top du «polémisme». Il ne veut pas s'exprimer publiquement mais défend son travail : «Vous avez de la peau de saucisson sur les yeux ! La société est au bord de l'implosion. Elle est clivée de tous les côtés, fracturée, noire, sans perspectives. Regardez comment les gens s'insultent sur les réseaux sociaux : la télé est apaisée à côté. On fait du clash parce que les gens s'engueulent toute la journée dans la vie.» A l'écouter, l'époque où Ardisson filmait des dîners mondains tempérés chez lui (93, faubourg Saint-Honoré) serait révolue. Aujourd'hui, l'homme en noir colle un réac détestant les musulmans entre l'«insoumise» Raquel Garrido et l'imprévisible Franz-Olivier Giesbert, et attend de voir ce qui se passe. «Les médias, ce n'est pas des "que sais-je" entre esprits savants. On épouse l'air du temps. Quand les gens s'engueulent, les audiences sont bonnes. Le système s'entraîne : ce qui clive marche et les diffuseurs n'ont plus le courage de proposer autre chose», assène notre producteur.

Le 18 septembre, l'Heure des pros de Pascal Praud a réuni près de 200 000 téléspectateurs entre 9 heures et 10 heures, soit 6,9 % de part d'audience. Miraculeux, pour la chaîne low-cost qu'est devenue CNews (0,6 % de part d'audience moyenne). Le thème de cette émission qui a cartonné ? Zemmour, évidemment… Un bon clash pour relever l'audience, c'est la spécialité de Hanouna. Son Touche pas à mon poste connaît un début de saison difficile ? L'histrion emplafonne TF1 et remonte les compteurs. «Chez Ruquier, ça ronronne pour l'instant. Je parie qu'on va avoir un gros clash bientôt avec Angot ou Consigny», s'amuse un concurrent, qui ajoute : «Je sais que si je reçois Zemmour, je vais avoir du digital ensuite. Ça va être regardé en rattrapage, donc je vais avoir des revenus publicitaires. C'est de la pute à clics.»

Heureusement, l'audience n'est pas forcément corrélée à l'indice d'empoignades. Peu adeptes de cette pratique, Quotidien (TMC), C à vous (France 5) et 28 Minutes (Arte) ont bien démarré. Et il ne faut pas oublier, pour donner un peu d'espoir dans ce monde de brutes, que les meilleurs scores d'avant-soirée de la télévision française sont réalisés par une série positive (Demain nous appartient sur TF1), un jeu bisounours (N'oubliez pas les paroles sur France 2) et un journal rassurant (le 19 / 20 de France 3)… A Europe 1, le nouveau patron, Laurent Guimier, a construit une grille sans combat de coqs : «C'est un parti pris fort que l'on revendique. Nous voulons être dans l'empathie, l'optimisme, le didactique. Nous faisons un média 0 % clash, qui est pour moi aux médias ce que le dopage est au sport. Nos études montrent que les auditeurs le demandent. Ils sont suffisamment informés de toutes ces polémiques sur d'autres supports, numériques notamment.»

«Obsédés»

La tentation du clash ne peut être comprise sans la montée en puissance des réseaux sociaux. Un brusque accès de colère, une fâcherie théâtrale sont des instants aisément découpables, parfaits pour attirer le pékin qui déambule sur Facebook et Twitter. Une sorte de bande-annonce idéale. Le premier producteur cité : «Le monde de l'audiovisuel est perdu face aux réseaux sociaux. Il essaie d'y exister.» Pour Frédéric Taddeï, c'est la raison première : «Les grands médias sont totalement obsédés par les réseaux sociaux. Ils pensent que c'est le vrai peuple qui s'y exprime. Ils se disent que si ça fait effet sur Twitter et Facebook, cela veut dire que le peuple s'intéresse à la télé. Et pas que ça n'intéresse peut-être que 3 000 personnes.»

Du côté d'Arte, où on affirme refuser «l'arena» et privilégier «l'agora», pas d'embrouilles intentionnellement montées. Le phénomène n'a toutefois pas échappé au directeur éditorial, Bruno Patino. «Tout cela traduit l'exacerbation de la concurrence pour la télévision, réfléchit-il. Il y a les réseaux sociaux, les acteurs non linéaires (Netflix par exemple), l'augmentation du nombre de chaînes sur la TNT… On est en plein dans l'économie de l'attention. Les chaînes cherchent à capter les téléspectateurs par tous les moyens. Mais avec le surclash sur le buzz sur le clash, on est dans une machine autoréférentielle, une prophétie autoréalisatrice. Je ne suis pas sûr que cela crante dans l'opinion publique.» Si seulement ce pouvait être vrai.

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