DECRYPTAGEDu casting au montage... Comment Thierry Ardisson cultive l'art du dérapage

Du casting au montage... Comment Thierry Ardisson cultive l'art du dérapage

DECRYPTAGE«20 Minutes» analyse avec l’aide de Virginie Spies, sémiologue, la mécanique de Thierry Ardisson…
Thierry Ardisson sur le plateau de «Salut les Terriens» sur C8.
Thierry Ardisson sur le plateau de «Salut les Terriens» sur C8. - ERIC DESSONS/JDD/SIPA
Anne Demoulin

Anne Demoulin

L'essentiel

  • L’une des séquences marquantes de cette rentrée télé est sans nul doute l’échange entre Eric Zemmour et Hapsatou Sy dans Les Terriens du dimanche.
  • Cet échange vif a été partiellement coupé au montage mais diffusé en intégralité sur les réseaux sociaux par Hapsatou Sy.
  • 20 Minutes décrypte avec l’aide d’une analyste des médias comment Thierry Ardisson est devenu « le roi du dérapage planifié ».

Les Terriens, ONPC, TPMP… Bienvenue dans l’ère du « hate watching ». L’une des séquences marquantes de cette rentrée du PAF, belle illustration de la « télé polémique », est sans nul doute l’échange entre Eric Zemmour et Hapsatou Sy dans Les Terriens du dimanche. L’échange vif entre les deux chroniqueurs a été partiellement coupé au montage mais diffusé en intégralité sur les réseaux sociaux par Hapsatou Sy.

Et si, comme le souligne Jean Birnbaum, coauteur de La Face visible de l’homme en noir (Stock, 2006), dans les colonnes du Monde, « on s’est indigné des propos tenus par le journaliste dans l’émission (…) bien peu ont dénoncé la façon dont ce "dérapage" a été mis en scène par Thierry Ardisson ». Alors que les talk-shows Les Terriens du samedi !​ et Les Terriens du dimanche ! reviennent ce week-end sur C8, 20 Minutes tente d’analyser avec l’aide de Virginie Spies, sémiologue, la « méthode Ardisson ». Ou comment l’homme en noir est devenu grâce à sa maîtrise du casting ou du montage « le roi du dérapage planifié »

De l’art du casting. La production de Salut les Terriens !, devenue celle des Terriens du samedi !​ et des Terriens du dimanche !, conçoit le casting de ses émissions « comme des poudrières, des bombes à retardement ». « Mettre Eric Zemmour face à Hapsatou Sy et à tous ces chroniqueurs, c’était attendu : il devait se passer quelque chose », commente Virginie Spies, qui rappelle à juste titre que l’une des séquences des Terriens du samedi !​ s’intitule « la Battle » (« la bataille »). Inviter des personnalités que tout oppose ou des personnalités controversées est « l’une des façons de fonctionner de ces émissions », constate la chercheuse.

Des ingrédients déjà utilisés dans Tout le monde en parle (TLMP), comme l’a rappelé le magazine Society qui a consacré cet été dossier à l’émission de France 2 qui fêtait ses 20 ans. « On a caché Roger Hanin à Georges-Marc Benamou. Ils étaient fâchés à cause de Mitterrand », se souvenait alors l’ex-rédactrice du talk-show, Laurence Tricoche. « A l’époque ça virait à l’obsession du conflit israélo-palestinien, expliquait pour sa part Kader Aoun, ex-auteur de TLMP, Ardisson passait son temps à foutre des Juifs et des Arabes sur le plateau pour les faire débattre sur la question. »

Entre deux vannes de Laurent Baffie, un entretien avec Bret Easton Ellis ou Brad Pitt, Thierry Ardisson « faisait du frisson raciste et antisémite, mais aussi sexiste ou homophobe, le véritable clou de son spectacle », remarque Jean Birnbaum. L’animateur à l’éternelle veste noire offre ainsi une tribune à toute une clique d’infréquentables, parmi lesquels Thierry Meyssan. Le 16 mars 2002, l’auteur de L’Effroyable Imposture nie alors tranquillement sur le plateau de TLMP le crash d’un avion sur le Pentagone le 11 septembre 2001, ce qui vaut à Thierry Ardisson les remontrances du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le 11 décembre 2004, les formules antisémites de l’invité Dieudonné déclenchent l’ire des téléspectateurs et des médias, tout autant que la une longue interview accordée à Marine Le Pen, ou que la tribune offerte à Erik Rémès, chantre de la baise séropo sans capote.

« On est responsable de la notoriété de certaines personnes et, moralement, je n’en suis pas fière. Je pense à Tariq Ramadan, Alain Soral [invité quatre fois], Marc Edouard Nabe [invité quatre fois] ou Thierry Meyssan », avait confié à Society Isabelle Siri, chargée alors de la préparation des fiches de Thierry Ardisson. Il n’empêche que des années plus tard, Thierry Ardisson joue une nouvelle fois la même formule dans Les Terriens, émission dans laquelle il met à l’honneur le polémiste ultra-controversé Eric Zemmour.

De l’art de recevoir. Les tournages des émissions de Thierry Ardisson durent des plombes. L’enregistrement des Terriens du samedi ! a lieu chaque jeudi de 13h30 à 18 heures, celui des Terriens du dimanche ! de 18h30 à 23h30. Les deux émissions sont d’ailleurs tournées sur le même plateau. Et la production met à disposition… de l’alcool. Dans Society, Thierry Ardisson raconte : « les invités de TLMP picolaient pour passer le temps. Il faut dire qu’on mettait à leur disposition dans leur loge des bouteilles de champagne plongées dans les seaux de glace ». « Je me souviens de l’enregistrement d’une émission sur France 5 auquel j’ai assisté. Un invité qui avait participé à Salut les Terriens avait vilipendé la chaîne publique qui ne proposait pas d’alcool en disant qu’au moins chez Ardisson, on avait du champagne et des cadeaux », raconte, quant à elle, Virginie Spies.

Longue attente et coupettes permettaient alors de voir débarquer sur le plateau des invités pas toujours très frais, désinhibés… et de nourrir les incidents de langage, les propos déplacés. « Une fois, Frédéric Beigbeder était tellement bourré qu’il n’a jamais pu entrer en plateau », se remémore ainsi Patrick Dross, chauffeur de salle de l’émission de France 2.

De l’art de l’écriture. « Tous les talk-shows de Thierry Ardisson ne sont pas en direct. Les enregistrements durent des heures et des heures. Les émissions d’Ardisson sont très écrites, il travaille avec des auteurs. Evidemment, les clashs ou les dérapages ne peuvent pas être écrits d’avance, mais Thierry Ardisson et ses auteurs préparent les conditions du clash ou du dérapage, avance encore Virginie Spies. Les émissions de Thierry Ardisson sont très écrites, la scénographie est précise. Même s’il ne peut pas écrire ce qui s’y déroule, il y a une mise en scène, une mise en récit. »

Pas faux. Rappelons que dans TLMP, l’homme en noir proposait une interview baptisée « Fin de phrase ». On y était invité à compléter les propos lancés par l’animateur : « Le vrai problème, avec les Juifs, aujourd’hui, c’est… » ou « Je rêve d’une France nettoyée de… ». Dans Salut les Terriens, Thierry Ardisson avait même demandé à Karl Lagerfeld son avis sur la politique du gouvernement vis-à-vis des migrants. Karl Lagerfeld balance alors : « Oui, mais là je vais dire une horreur. » Et d’enchaîner : « On ne peut pas, même s’il y a des décennies entre, tuer des millions de Juifs pour faire venir des millions de leurs pires ennemis après. »

« L’idée est de faire du buzz, d’avoir une résonance. A l’époque de TLMP, la séquence était reprise dans Le Zapping du lendemain, maintenant, la nouveauté, ce sont les réseaux sociaux. Et ils donnent encore plus d’ampleur », souligne Virginie Spies. Dans le dossier de Society Thierry Ardisson reconnaît lui-même s’être « à de nombreuses reprises acharné sur des proies faciles. »

De l’art du montage. « J’ai été le premier en France à faire des talk-shows montés », se félicite Thierry Ardisson dans les pages de Society. « Je ne gardais que les choses sexy, drôles et avec une plus-value culturelle. » La sortie de Karl Lagerfeld sur les migrants était-elle drôle, sexy ou proposait-elle une plus-value culturelle ? « L’art du montage consiste à garder ou pas », répond Virginie Spies. Pourquoi alors garder la sortie de Karl Lagerfeld et couper une partie de la séquence de l’échange entre Eric Zemmour et Hapsatou Sy ? « Dans les deux cas, c’est politique, soit on garde les propos polémiques, soit on protège celui qui les a dits », avance l’experte.

Et si Thierry Ardisson ne commente pas les propos de ses invités, il utilise le montage en champ-contrechamp pour faire passer sa pensée aux téléspectateurs. Les contrechamps montrent ainsi l’animateur tour à tour riant, outré, indigné, choqué ou acquiesçant avec des mimiques appuyées. « Jean-Pierre Pernault est le maître de cet exercice. Lorsqu’on voit son visage après la diffusion d’un reportage, on sait comment il faut interpréter l’information, note Virginie Spies. Thierry Ardisson fait pareil avec ses invités et ses chroniqueurs. Dans l’émission de dimanche dernier, lorsque Yann Moix parle, on sent que l’animateur est en totale admiration. A Raquel Garrido, il adresse même un "T’as bien travaillé !". Il suggère aux téléspectateurs une lecture de ce qui a été dit. »

A noter que Les Terriens du dimanche ! est coproduite par Stéphane Simon, actionnaire de Télé Paris qui produit l’émission dominicale de Thierry Ardisson, mais aussi de La France LibreTV, cofondée par le polémiste André Bercoff et l’avocat Gilles-William Goldnadel [chroniqueur dans Les Terriens]. Cette chaîne de « réinformation » emploie « les codes et le champ lexical de l’extrême droite », selon Slate, ou est qualifiée par Arrêt sur images de « nouveau site d’extrême droite ». D’ailleurs, la Web-TV proposait en ce mois de septembre un exemplaire dédicacé du dernier livre d’Eric Zemmour aux 100 premiers nouveaux abonnés.

Le mot de la fin reviendra ainsi à une journaliste de Public, venue incognito assister au tournage de l’émission de Salut les Terriens !. Dans Society, elle résume : « Le tournage est long. Il fait froid, c’est souvent surjoué, et surtout, pas de place pour l’improvisation. On se sent vite comme du bétail sans cervelle. » Chez Ardisson, on vous invite à vous régaler du dérapage controlé.

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