La scène est d'un décalage incroyable. Samedi 22 septembre, la place de la République accueille au coeur de Paris un énorme événement pro-vegan. De nombreux stands de nourriture sont assaillis, dans une ambiance joyeuse. Aux abords de la statue, des enfants apprennent à faire des bulles gigantesques. De l'autre côté d'une simple barrière, sur un coin de parvis, s'attroupe une petite foule venue répondre à l'appel de l'association Acceptess-T. Fondée en 2010, elle apporte notamment une assistance psychologique et médicale aux personnes transgenre.

"Justice pour Vanesa"

Ce jour-là est organisée une marche blanche en la mémoire de Vanesa Campos, travailleuse du sexe de 36 ans, trans, violemment assassinée dans le bois de Boulogne dans la nuit 16 au 17 août 2018. Un meurtre qui a été relaté dans de nombreux médias, parfois de manière irrespectueuse, notamment lorsque la photo du cadavre de cette Péruvienne arrivée en France en 2016 s'est retrouvée en pleine page de Paris Match.

En ce samedi pluvieux, quelques médias sont là, dont le New York Times. La mort de Vanesa Campos a entraîné 14 manifestations dans 13 pays différents. Cette photo où elle apparaît souriante, les mains dans ses longs cheveux noirs, a voyagé. Elle figure sur de nombreuses pancartes, avec ce slogan simple : "Justice pour Vanesa".

"Nous revenons de très loin", affirme à la petite assemblée Giovanna Rincon, porte-parole d'Acceptess-T. "Quand je suis arrivée à Rome en 1993, nous étions des moins que rien, des parias, on était invisible", se souvient-elle. "On était en pleine épidémie du SIDA, et on finançait les enterrements des uns et des autres nous-mêmes. À l'époque, c'était impossible de faire un événement comme ça."

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Une famille et une communauté en deuil

Alors que Vanesa Campos tentait d'aider un client en train d'être agressé, les assaillants se sont acharnés sur elle, avant de l'abattre d'une balle dans le thorax. Depuis, six hommes ont été arrêtés et placés en détention. Grâce à l'argent récolté par Acceptess-T, son corps pourra être prochainement rapatrié auprès de sa famille, et son cas est représenté gratuitement par trois avocats issus d'un grand cabinet parisien. L'enquête est toujours en cours.

Ma mère pleure du matin au soir, et ne mange presque plus

Ce samedi, l'une de ses soeurs est présente. Elle s'adresse aux participants en espagnol, traduite par Giovanna Rincon. Très émue, elle peine plusieurs fois à aller au bout de ses phrases, enfouit son visage dans l'épaule de la porte-parole. "Je suis là pour réclamer justice et faire part de l'extrême souffrance que cause la disparition de Vanesa dans ma famille, surtout ma mère qui pleure du matin au soir, et ne mange presque plus. Elles avaient une relation très fusionnelle. Nous l'avons toujours acceptée telle qu'elle était."

Comme le rappellent à plusieurs reprises des intervenantes, les prostituées sont des personnes "comme les autres", avec une famille, parfois des enfants, des amis. Elles sont plusieurs à louer le tempérament joyeux de Vanesa Campos. Travailleuse du sexe, transgenre, immigrée : autant de "caractéristiques" hors-normes que la Péruvienne a payées de sa vie, selon ses proches. "Vanesa a été victime de putophobie, racisme et transphobie", résume Alessa, l'une de ses amies.

C'est ma communauté et ça me déchire le coeur de voir des femmes trans tuées dans l'indifférence générale

Dans la petite foule, on croise le comédien et humoriste Océan. Le 17 mai 2018, journée mondiale contre l'homophobie et la transphobie, le Français de 41 ans a rendue publique sa propre transition de genre, changeant son nom d'artiste, Océanerosemarie, en Océan. Il explique avoir été sensibilisé à la cause des prostituées par le STRASS, syndicat du travail sexuel. "Elles concentrent à elles seules de nombreuses violences systémiques", dit-il à MarieClaire.fr. "C'est important de venir pour montrer sa solidarité. C'est ma communauté et ça me déchire le coeur de voir des femmes trans tuées dans l'indifférence générale."

Arrivée au pied du Centre George Pompidou, l'assemblée fait un "die-in", simulant la mort en s'allongeant par terre. Des passants prennent des photos. Monica, une amie de Vanesa, elle aussi transgenre, se couche sur le macadam mouillé, malgré son élégant blazer blanc. Elle sanglote, un énorme drapeau arc-en-ciel serré à deux mains contre sa poitrine.

Appel à la dépénalisation de la prostitution

"Nous voulons non seulement lui rendre hommage, mais aussi réclamer justice", énonce Giovanna Rincon, qui mène la marche de République au Marais, le quartier historiquement LGBTQ+ de Paris. "Parce que Vanesa a permis de faire prendre conscience du déni installé dans les institutions qui prétendent sauver, aider." Elle affirme que Vanesa Campos a prévenu la police à plusieurs reprises de la présence de bandes de racketteur.

Un déni rattaché par les personnes réunies à la loi de 2016, qui pénalise les clients de la prostitution. Pour Acceptess-T et les autres associations présentes ce jour-là, cette législation met en danger les prostituées, car elle les oblige à pratiquer dans des lieux toujours plus reculés, et les rend dépendantes du bon vouloir des clients "bravant" la menace pénale. "Il y a 10 ans, je n'aurais pas mis un pied au bois de Boulogne car c'est beaucoup trop dangereux !", tonne Giovanna Rincon.

L'État est complice. Il doit prendre conscience de ses erreurs et retirer cette loi meurtrière

"Les conséquences sont encore plus dramatiques que ce qu'on craignait", alarme une représentante de Médecins du Monde, qui intervient auprès des travailleurs du sexe depuis 1991. "L'État est complice. Il doit prendre conscience de ses erreurs et retirer cette loi meurtrière. La dépénalisation du travail du sexe est la seule solution."

Des pouvoirs publics dans le déni

"Nous faisons le travail que devrait faire l'État, à savoir : garantir la sécurité de chacune", dénonce de son côté Françoise Gil, sociologue et présidente du Bus des femmes, association qui accompagne les travailleuses du sexe sur le terrain.

"Le silence est quasi unanime du côté de la classe politique", s'indigne une porte-parole du STRASS. "Nous sommes scandalisées de l'absence de considération pour nos vies." La représentante s'en prend à Anne Hidalgo, maire de Paris : "La vie d'une travailleuse du sexe a-t-elle donc moins de valeur qu'un passage piéton ?", demande-t-elle. Une référence aux passages piétons arc-en-ciel du Marais. Peints cet été pour la Marche des fiertés, ils avaient été recouverts de blanc, et de propos homophobes, puis repeints par la municipalité. Le 19 septembre, la maire a demandé à l'État "plus de patrouilles de police" sur Twitter, après l'agression d'une autre prostituée transgenre au bois de Boulogne.

Monsieur le Président, aidez-nous, s'il vous plaît

La secrétaire d'État en charge de l'égalité femmes-hommes, mais aussi, des questions de genre, Marlène Schiappa, fait l'objet de nombreuses critiques. La membre du gouvernement a proposé une consultation. "Ça ne changera rien !", affirme-t-on ce samedi. "Monsieur le président [de la République, ndr], aidez-nous s'il vous plaît", implore Monica, une amie de Vanesa. "Nous sommes aussi des citoyens. L'État français nous oblige à vivre dans la clandestinité."

Le courant féministe abolitionniste mis en cause

D'un ton énervé, Françoise Gil, de l'association le Bus des femmes, reproche aux pouvoirs publics de financer des ONGs "en fonction de leurs positions idéologiques" : "Ce n'est pas qu'une arme qui a tué Vanesa, c'est aussi le mépris pour les travailleuses du sexe, et la mouvance abolitionniste qui s'est auto-proclamée détentrice de la vérité."

Le courant féministe abolitionniste nie que ce meurtre est la conséquence de la loi de 2016

Le STRASS, Act-Up, SOS Homophobie, Médecins du Monde et le Bus des Femmes sont présentes aux côtés d'Acceptess-T pour cette marche blanche. Pas d'associations féministes. Une absence très visible. La pénalisation de la prostitution est l'un des débats majeurs qui scinde le mouvement féministe en deux. D'un côté les abolitionnistes, pour lesquelles le travail sexuel est une forme d'exploitation menant à la précarité et à la violence, une marchandisation des corps symbole d'un patriarcat poussé à l'extrême. De l'autre, les non-abolitionnistes, qui estiment que la stigmatisation des travailleur.s.es du sexe en martyrs exploités est fausse et infantilisante, et que la pénalisation de leurs clients les précarisent et les isolent. Si elles ne nient pas que des femmes ou hommes sont embrigadés dans des réseaux, les non-abolitionnistes plaident pour une vision plus normalisée de la prostitution : un rapport sexuel tarifé entre adultes consentants.  

Ce samedi, les abolitionnistes sont pointées du doigt : "Le courant féministe abolitionniste nie que ce meurtre est la conséquence de la loi de 2016", s'emporte Giovanna Rincon, soutenue par des applaudissements et claquements de doigts.

"Cette loi me fait bouillonner de colère. Je ne comprends pas qu'on n'écoute pas Médecins du monde et les prostituées", s'agace Antoine, jeune homme de 26 ans venu distribuer des pancartes, auprès de Marieclaire.fr. "C'est à nous de prendre le relais. On a les mains libres, donc autant en faire quelque chose. La convergence des luttes est importante."

"Vous, les femmes, vous devez libérer la parole, vaincre la peur. Il faut sortir de l'ignorance", encourage Monica, avant de faire un bisou dans le micro.