"On a dû ramper en aboyant et en se faisant fouetter" : vingt ans après son interdiction, le bizutage persiste

Publié le 21 septembre 2018 à 17h24, mis à jour le 9 octobre 2018 à 18h32

Source : JT 20h Semaine

BIZUTAGE – La ministre de l'Enseignement supérieur convoque ce mercredi étudiants et universités pour signer une charte relative à l'organisation des week-ends d'intégration. Car derrière ces événements festifs se cachent souvent des jeux humiliants et dégradants. Des pratiques courantes, et pourtant illégales. LCI a recueilli les témoignages d’étudiants bizutés.

Quand intégration rime avec humiliation. Le bizutage, pratique courante chez les étudiants, est interdit par la loi. Et ce depuis 20 ans. Ce texte définit le bizutage comme : "Le fait pour une personne d'amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants ou à consommer de l'alcool de manière excessive lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire (…)." Une tradition estudiantine passible de 6 mois d'emprisonnement et de 7500€ d'amende".

Malgré deux décennies d’interdiction, malgré des mesures prises par de nombreux chefs d'établissement, la pratique persiste. Mais souvent sous un autre nom :  "journées" ou "week-end" d'intégration. Notamment dans les filières les plus sélectives. Trois étudiants en école de commerce, en classe préparatoire littéraire et en médecine ont témoigné pour LCI de la persistance de ces "traditions".

Amand* fait partie de ces nombreux étudiants ayant dû faire face au bizutage en cette rentrée. Un moment qu’elle a mal supporté parce qu’elle ne connaissait personne. Et de fait, le bizutage a été une "surprise" dès le premier jour de cours. Etudiante en école de commerce à Lille, elle raconte la marche ridicule qu’elle a vécue. Elle et ses camarades ont commencé par marcher dans la ville en imitant un canard, tout en criant "j’en chie et j’aime ça". Ensuite, chacun a dû passer ses mains sous l’entre-jambe de la personne en face et avancer dans cette position-là. Un bizutage qui se termine par des "jeux gentils" selon les mots de la jeune fille, qui allaient de la course en brouette à "se passer une pièce de bouche en bouche". 

Ils hurlaient : "Vous n’êtes encore que des lycéens, vous devez mériter votre intégration"
Jade, étudiante en classe préparatoire littéraire

Mais si Amand trouve l’événement "un peu inutile", elle n’a cependant pas ressenti d’humiliation. Contrairement à Jade. Et pour cause, dans sa classe préparatoire littéraire, la volonté de rabaissement était plus qu’explicite. Elle décrit comment, en sortant d’une matinée de conseils pour les nouveaux-arrivants, elle a eu le droit à un bizutage de la part des  étudiants en deuxième année, en argot scolaire les khâgnes. "Tous les khâgnes s’étaient réunis et nous ont hurlé dessus pour nous faire mettre à genoux. Ils hurlaient des choses comme ‘vous n’êtes encore que des lycéens, vous devez mériter votre intégration, nous prouver que vous en êtes dignes’’." Une humiliation loin d’être isolée. Le Bureau Des Etudiants (BDE) lui-même a fait un discours de bienvenue en expliquant qu’ils ne considéraient pas ces jeunes arrivants comme faisant partie du même groupe. Ajoutant "qu’on devait le mériter en les vénérant".

Alors, pour faire bien comprendre aux nouveaux arrivants qu’ils ne sont pas les bienvenus, des "ateliers" sont mis en place. Certains étaient "moins dérangeants" que d’autres pour Jade tandis que d’autres étaient une "course à l’humiliation". "On a dû ramper en aboyant et en se faisant fouetter sur une place de Lyon" explique ainsi la jeune femme de 17 ans. Avant de décrire un "jeu" particulièrement dérangeant dans lequel il fallait "imiter un acte sexuel" en référence au marquis de Sade. Les deuxièmes années leur ordonnant : "appliquez les enseignements du marquis". Cerise sur le gâteau pour clôturer la journée : l’élection de Miss et Mister Bizuth. Jade explique que "ceux qui se sont le plus humiliés ont reçu comme prix un chapeau rempli d’œufs, de farine, de mousse à raser et de peinture sur la tête".

Malgré tout, les deuxièmes années n’ont cessé de se vouloir rassurant : le refus de participer aux activités est accepté. Mais avec une contrepartie. Toute personne qui se rebiffait recevait un œuf au visage. De toute façon, Jade observe que "beaucoup de gens n’osaient pas refuser de faire certaines choses et la plupart voulaient juste que ça se termine". 

On est formaté pour se dire que c'est comme ça
Charlotte, ancienne étudiante en médecine

Ce phénomène d’acceptation de la soumission, Charlotte* l'a également subi. "Je sentais que je n’avais pas le choix, qu’il fallait que je le fasse" reconnaît-elle aujourd'hui. Mais avec le recul, elle trouve ça "totalement débile". Il y a sept ans, la jeune femme a eu droit à un bizutage en première année de médecine. Alors étudiante à Clermont-Ferrand, elle explique comment, lors d’un Week-End d’Intégration (WEI), elle a participé à plusieurs activités "dégueulasses". Parmi celles-ci, un jeu lors duquel il fallait glisser sur le ventre sur une surface rendue glissante par du savon … et de l’urine. "L’odeur laissait bien deviner de la pisse. C’était répugnant."

Pourtant, Charlotte se laisse faire. Tout comme la majorité des personnes présentes. Et pour les plus récalcitrants, la désinhibition est aidée par une forte consommation d’alcool. Ainsi, dès le voyage en bus, "les années supérieures [les] forçaient à boire avec entonnoir dans la bouche". Une pratique totalement illégale et dangereuse pour ceux qui n’étaient pas habitués et finissaient "complètement ivres avant même d’arriver sur place". Selon Charlotte, ces pratiques sont surtout dangereuses pour les jeunes femmes "un peu timides qui finissaient à moitié comateuses". Elle observe d’ailleurs la dimension sexiste de ces événements. "Les filles sont encouragées à se mettre en soutien-gorge ou à montrer leurs seins, tout est fait pour qu’elles s’exhibent." Par contre, une fois le WEI passé, "on va les traiter de salopes pour des actions qu’on leur a demandé."

Alors pourquoi a-t-elle accepté de subir "des choses qui [la] choquaient de façon confuse" à l’époque ? "On est formaté pour se dire ‘c’est comme ça’ alors que maintenant je trouve ça intolérable" répond l’intéressée. Car selon elle, les études de médecine ont un fort esprit coopératif, qui pousse les nouveaux-arrivants à tout faire pour s’intégrer. Elle pense d’ailleurs que ce phénomène se retrouve "dans toutes les études élitistes qui demandent un ticket d’entrée, qui ont des codes, des normes, auxquelles la majorité des gens sont attachés." Une hypothèse qu’on vérifie en tout cas aujourd’hui, vingt ans après l’interdiction du bizutage, dans ces trois établissements. 

* Ces prénoms ont été modifiés


Felicia SIDERIS

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