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Victime oubliée de la crise de 2008, l’épargnant va souffrir encore au moins dix ans

Les effets secondaires de la politique de taux d’intérêt quasi nuls sont énormes, à la fois politiques, à travers la montée des inégalités, et moraux. Mais revenir au monde d’avant, avec des taux de 4%, va prendre un temps infini…

Avec des politiques économiques distinctes aux Etats-Unis et dans la zone euro, les tensions vont s'accroître sur les marchés, selon les économistes. — © AP/Ebrahim Noroozi
Avec des politiques économiques distinctes aux Etats-Unis et dans la zone euro, les tensions vont s'accroître sur les marchés, selon les économistes. — © AP/Ebrahim Noroozi

La crise financière de 2008 a conduit les banques centrales à innover. Elles ont employé des instruments jusqu’ici inconnus, avec des taux d’intérêt nuls, ou même négatifs, et une explosion du bilan par l’assouplissement quantitatif (QE). Il en est résulté «une redistribution des richesses à grande échelle», écrit Merryn Somerset Webb, éditorialiste au Financial Times. Les actions ont triplé en dix ans. Les riches sont plus fortunés qu’avant, écrit-elle.

A l’inverse, le petit épargnant a été victime de ce qu’il est convenu d’appeler la «répression financière». Les taux d’intérêt qui lui ont été offerts ont été extrêmement bas. Sa rémunération a même été négative après inflation, impôts et frais bancaires. Pour un couple saint-gallois avec 250 000 francs sur un compte d’épargne, la perte annuelle atteint 3415 francs, selon l’institut VZ. Il faudrait un taux positif d’au moins 2% pour éviter une perte.

Les banques centrales ont empêché la population de bénéficier d’une récompense matérielle, sous forme d’intérêts sur leurs épargnes bancairesRobert Sirico, président de l’Institut Acton

«Le capitalisme repose sur l’idée d’un système financier qui sert les intérêts de tous. La crise a brisé ce lien», observe Martin Gilbert, directeur général du gérant Aberdeen Standard, dans une étude. Le citoyen ne se sent plus représenté par les élites de l’économie et de la politique. «La démocratie en France et ailleurs a été capturée par une classe professionnelle qui ne songe qu’à défendre ses intérêts», lance Charles Gave, président de l’Institut des libertés, sur son blog. L’impact de ces transformations est aussi politique, ainsi qu’en témoigne la montée du populisme au Royaume-Uni (Brexit) aux Etats-Unis (Trump) en passant par l’Italie, la Suède et l’Autriche.

Le rôle central du taux d’intérêt

L’absence de rémunération de l’épargnant est un fait majeur, car le taux d’intérêt est peut-être le paramètre le plus important en économie. Il est en effet une approximation du prix accordé au temps. Si le taux est nul, il en résulte une préférence pour le présent qui pénalise l’investissement. «Les banques centrales ont empêché la population de bénéficier d’une récompense matérielle, sous forme d’intérêts sur leurs épargnes bancaires, pour avoir renoncé à consommer», écrit Robert Sirico, président de l’Institut Acton dans Catholique et libéral. On a renforcé le consumérisme, lequel «rend le capitalisme inapplicable à long terme, dans la mesure où il rend presque impossible la formation de capital». En effet, c’est l’épargne qui nourrit l’investissement. L’économie de marché n’est pas à confondre avec le consumérisme, indique-t-il.

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L’analyse doit remonter bien avant la faillite de Lehman Brothers. «La primauté de la politique monétaire est plus ancienne que la crise financière», analyse Yves Bonzon, directeur des investissements auprès de Julius Baer. Depuis trente ans, avec Alan Greenspan d’abord, président de la Réserve fédérale américaine (Fed) de 1987 à 2006, on reproche aux banques centrales de mener une politique monétaire trop souple. Mais ces critiques oublient que les flux de capitaux sont globaux, alors que les régulations et les politiques sont locales. Si une banque centrale resserre seule sa politique monétaire, la devise du pays s’apprécie au détriment du secteur d’exportation. Le système est donc en permanence en tension, note Yves Bonzon.

Le retour de la primauté de la politique budgétaire

Il existe pourtant une porte de sortie aux malheurs de l’épargnant. Richard Koo, auteur de The other Half of Macroeconomics, détient la clé du problème, selon Yves Bonzon. L’économiste de Nomura analyse les stades de développement en fonction des choix de politique économique (policy mix), entre la priorité à la politique monétaire ou à la politique budgétaire. Dans la phase actuelle, (avec la globalisation, dès 1990), il n’y a plus de pression inflationniste. La priorité doit revenir à la politique budgétaire et à l’augmentation des dépenses d’infrastructures, selon Yves Bonzon. La répression financière de l’épargnant doit céder la place à une autre politique économique.

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C’est la voie que prend maintenant l’administration américaine. Richard Koo précise toutefois qu’en termes de politique budgétaire, ce sont les infrastructures et non les dépenses sociales qu’il s’agit de renforcer.

Pour l’épargnant, le pire de la répression financière est passé. Mais tant que l’on limite aveuglément la dépense publique, comme dans la zone euro, le changement sera lent, prévoit le directeur des investissements de Julius Baer. Pour que les taux longs américains dépassent 4% (obligations à dix ans, actuellement à 3%), il faudra attendre au plus tôt le milieu de la décennie prochaine, avance-t-il. Plus le mix entre les politiques budgétaire et monétaire est déséquilibré longtemps, et plus le retour à la normale est compliqué, surtout dans un monde globalisé.

La politique monétaire sera dorénavant inséparable de la politique budgétaire. Elle sera même à son serviceTobias Straumann, économiste zurichois

Le système va toutefois être tendu ces prochaines années en raison du différentiel de rendement entre les Etats-Unis et la zone euro. Le dollar va être recherché, selon le Romand, et l’administration américaine ne va pas accepter ce scénario sans accuser l’Union européenne de manipulation.

La répression financière persistera encore très longtemps, confirme Tobias Straumann, professeur d’histoire économique à l’Université de Zurich. «Aussi longtemps que la dette de l’État et des ménages restera à des niveaux records, une normalisation de la politique monétaire est impossible», avance le chercheur, actuellement à Oxford.

La politique monétaire au service du budget

La dette s’est même accrue par rapport à 2007, y compris aux Etats-Unis. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’épargnant parce que cela empêche une hausse des taux d’intérêt. Pour le professeur zurichois, «la politique monétaire sera dorénavant inséparable de la politique budgétaire. Elle sera même à son service. C’est un changement considérable, car dans le passé, la politique budgétaire était restreinte par la dette et les déficits publics.»

Il ne s’agit pas de classer les banquiers centraux dans les rangs des bons ou des méchants, selon l’historien. «Ils n’ont pas reçu le mandat de prendre des mesures impopulaires», analyse Tobias Straumann. Un banquier central n’est pas élu et ne peut pas prendre des mesures dont les conséquences seraient la fin d’une monnaie. Les banques centrales ne veulent pas être responsables d’une nouvelle crise.

La répression financière devrait donc durer de longues années, peut-être plus d’une décennie. Parce que le désendettement ne passe pas par les recettes habituelles telles que la croissance économique ou la baisse des dépenses publiques, avance l’historien. Il est possible que l’on prenne d’autres mesures extraordinaires, comme des contrôles de capitaux, la suppression de l’argent liquide ou l’expropriation fiscale. Il est même imaginable que la politique monétaire paie elle-même les déficits publics. Or, l’épargnant ferait les frais de chacune de ces mesures.