Rencontre

Elevage industriel : «Nous vivons un divorce total avec la nature»

Le photographe américain George Steinmetz a parcouru des sites de production géants et souvent tenus à l’abri des regards. Son reportage révèle l’ampleur d’une activité aux conséquences désastreuses pour les animaux comme pour l’environnement.
par Maria Malagardis, Photos George Steinmetz. Cosmos
publié le 25 septembre 2018 à 19h46

Pour certains, c'est une «véritable guerre» qui s'est imposée, peu à peu, depuis les années 70. Une guerre menée «contre tous les animaux que nous mangeons», affirmait déjà en 2010 l'écrivain américain Jonathan Safran Foer, dans un ouvrage remarqué décrivant l'univers cauchemardesque de l'élevage industriel (1), où des dizaines de milliards d'animaux sont envoyés chaque année à l'abattoir pour nourrir des carnivores toujours plus nombreux. Safran Foer n'est pourtant pas vraiment un militant, ni même formellement végétarien. Même chose pour le photoreporter américain George Steinmetz, «ni végan ni avocat d'une cause», confie-t-il d'emblée. Mais lui aussi, bien que plus récemment, a été sidéré par ce qu'il a découvert : ce processus moderne de transformation des animaux en nourriture, digne de Frankenstein.

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Pendant un an, il a sillonné le monde pour donner à voir le nouveau visage d'une industrie encore mal connue. En se concentrant plus particulièrement sur trois pays, les Etats-Unis, le Brésil et la Chine. Le résultat de cette enquête photographique, présentée cette année au festival Visa pour l'image à Perpignan, est aussi spectaculaire qu'effrayant. Des milliers de veaux, tous conçus par insémination artificielle, confinés dans des niches, loin des verts pâturages qu'ils ne verront jamais. Des poules entassées dans des hangars géants et gavées d'antibiotiques. Des porcs découpés dans des usines chinoises où des milliers d'ouvriers s'activent «telle l'armée de soldats de terre cuite de Xi'an», dit-il. On découvre également dans une «ferme» brésilienne une truie, l'œil hagard, badigeonnée de désinfectant bleu avant d'être inséminée artificiellement. Car on n'attend plus le cycle des saisons, des périodes d'accouplement, pour des animaux réduits à leur unique fonction utilitaire.

Sans anesthésie

«Le maître-mot, c'est l'efficacité. Tout est d'ailleurs rentabilisé : après que le porc a été tué, ses pieds seront expédiés en Ukraine ou au Nigeria, son museau en Italie pour faire du salami, ses dents broyées pour la fabrication des farines animales», explique le photographe, qui avoue son trouble lorsqu'il a visité, dans un abattoir, «des pièces remplies de museaux, d'autres d'oreilles ou de pattes. On ne peut s'empêcher de penser au musée d'Auschwitz». La comparaison peut heurter. Pourtant, d'innombrables rapports et enquêtes ont mentionné la courte et douloureuse existence des poules au bec cassé, enfermées dans des cages de la taille d'une feuille A4, la pratique systématique de la castration à vif des porcs, auxquels on coupe parfois également la queue et les dents sans anesthésie, l'inflammation récurrente des pis des vaches. Sans mentionner le sort des poussins mâles. Jugés d'emblée inutiles, ils sont systématiquement broyés, étouffés ou aspirés vers une plaque électrique. En France, des associations militantes dénoncent régulièrement des cas ciblés de maltraitance d'animaux destinés à l'élevage industriel. Ce qui n'a pas empêché les députés de s'opposer en majorité, fin mai, à l'interdiction de broyer vivants les poussins mâles, de castrer à vif les porcelets ou d'installer systématiquement des caméras de surveillance dans les abattoirs. Or, l'élevage industriel est devenu la règle dans certaines parties du monde.

On estime qu'entre 60 et 142 milliards d'animaux terrestres, selon les espèces prises en compte, sont tués chaque année au sein de ces immenses usines qui nourrissent la planète. Aux Etats-Unis, 99 % de la viande consommée proviendrait de l'élevage industriel. En France, 95 % du porc résulte de cette industrialisation intensive. Laquelle est également nocive pour l'environnement et dévastatrice dans la lutte contre le changement climatique. Outre la déforestation massive pour permettre la culture du soja destiné à nourrir ces animaux, l'élevage industriel est désormais la principale source d'émissions de CO2, devant les transports, avec 15 % des émissions à effet de serre. «Bien sûr, il existe un défi réel : comment nourrir 7 milliards d'individus sur la planète ? s'interroge George Steinmetz. D'autant que certaines régions du monde, comme la Chine, ont changé leurs habitudes alimentaires après l'émergence d'une classe moyenne qui consomme de plus en plus de viande.»

«Menottes aux poignets»

Mais quelles seront les conséquences de cette industrialisation excessive ? Celle qui conduit également à faire pousser des tomates ou des laitues dites «hypotoniques», cultivées hors sol et gorgées d'eau ? Ou encore à vider les océans de leurs ressources de manière accélérée ? «Nous sommes en train de vivre un divorce total avec la nature», reconnaît George Steinmetz, pour qui le vrai problème est cependant ailleurs : «Les techniques pour répondre à cette consommation croissante à moindre coût sont dissimulées au grand public. Aux Etats-Unis et en Europe, il est quasi impossible d'avoir accès à ces unités géantes d'élevage industriel. Au Brésil et en Chine, en revanche, c'est encore nouveau, et les responsables de ces usines en sont fiers. Ils m'ont laissé entrer, mais malgré tout il ne fallait pas avoir l'air trop curieux», constate le photographe. C'est d'ailleurs en passant sans le savoir de l'autre côté du miroir qu'il s'est lui-même intéressé à l'élevage industriel. A la suite d'un curieux incident : «En 2013, je survolais un parc d'engraissement de bovins au Kansas pour un reportage destiné au magazine National Geographic, quand on m'a soudain ordonné d'atterrir. J'ai été arrêté par le shérif local qui m'a passé les menottes aux poignets et m'a jeté en prison pendant quatre heures. En trente-cinq ans de carrière, j'ai été interpellé en Arabie Saoudite ou en Iran, et pourtant jamais jeté en prison. Et c'est dans mon pays, aux Etats-Unis, que cela s'est produit !» Steinmetz venait à son insu de découvrir les zones interdites de l'élevage industriel.

S'il y a une «guerre» contre les animaux, elle reste donc cachée : «Nous avons trop peu d'informations sur ce qui se passe dans ces lieux fermés au public. Or on doit pouvoir faire des choix sur notre façon de nous nourrir», souligne Steinmetz, qui n'a qu'un seul message à délivrer : «Si tu n'aimes pas ce que tu vois sur mes photos, alors il va falloir changer tes habitudes alimentaires.

(1) Faut-il manger les animaux ? Editions de l'Olivier, 2011.

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